Alors que vient de débuter à La Rochelle la 52ème édition du FEMA, mettant à l’honneur l’indispensable Chantal Akerman, c’est pris dans l’effervescence de cette célébration (au sein du 2ème festival international en France derrière Cannes, rappelons-le !), que voit le jour ce troisième chapitre de notre ciné-journal.
L’occasion est en effet trop belle, non pour plonger corps et âme dans l’oeuvre aussi protéiforme que décisive de la cinéaste Belge, mais bien pour opérer une rétrospective parallèle, sur un cinéma souvent assez mal identifié, et que l’on qualifie habituellement “d’expérimental”.
Notons de suite que nous n’aurons pas, au cours de ce trop bref papier, l’outrecuidance de résumer l’affaire. Posons plutôt qu’il s’agira ici de dresser une introduction, toujours intensément subjective, que nous ne manquerons pas d’étoffer à l’occasion de futurs rendez-vous.
Chantal Akerman, revenons-y, a donc reçu l’honneur tout particulier, on le sait, de détrôner Alfred Hitchcock et Orson Welles au titre éminemment symbolique (mais néanmoins largement commenté), de « meilleur film de tous les temps », décerné il y a 2 ans à Jeanne Dielman (1975) par l’institutionnelle revue Sight & Sound. On a vu, depuis, fleurir nombre d’essais vidéos et autres textes sur une dénomination certainement trop hâtive (sans ironie), mais toutefois digne d’intérêt, à savoir celle de « Slow Cinema », auquel le chef d’oeuvre d’Akerman est, semble t-il, systématiquement associé.
Tentons alors d’étayer quelques points, et partons de l’expression.
Le slow cinema n’a jamais été distinctement défini, et ne fait consensus auprès d’aucun public, ni d’aucune tradition critique. Il s’agit plutôt d’une appellation d’usage, que l’on peut considérer comme telle, en reprenant quelques caractéristiques lui étant régulièrement associées : des plans longs (parfois de plusieurs minutes), souvent fixes, où l’essentiel de l’action se résume aux mouvements des corps (si toutefois présents à l’écran), le tout habillé d’un environnement sonore, sinon en prise directe, se réduisant à des compositions minimalistes, ou de rares dialogues.
Il s’agit donc d’un régime formel essentiellement hérité du virage moderne (Rossellini, Antonioni, Godard…), ne s’embarrassant que d’une faible densité scénaristique, et préférant développer ce que beaucoup désignent sous le terme, lui aussi générique, de cinéma « atmosphérique ».
Mais n’allons pas plus avant. Le jeu des comparatifs avec des esthétiques plus traditionnelles ne saurait rendre justice au propos du jour, et ne s’avèrerait ni pertinent, ni même clos.
La tentative de catégorisation du slow, et plus encore de l’expérimental (terme supposant une histoire nécessairement plus vaste), ne rendra que plus confuse la question, et les quelques indications précédentes suffisent à visualiser la chose.
Mais pourquoi s’attarder alors sur ces horizons indéfinis ?
Afin de saisir le sens de cette introduction, remontons quelques années en arrière.
Nous sommes en 2010 et nous pouvons remercier…Tim Burton. En tant que président du jury à Cannes cette année-là, il remet à Apichatpong Weerasethakul la Palme d’Or, pour Oncle Boonmee. C’est alors que le grand public se penche sérieusement sur l’oeuvre du cinéaste Thaïlandais. Déjà remarqué depuis Blissfully Yours (2002) et surtout Tropical Malady (2004) et Syndromes and a Century (2006), Weerasethakul a rapidement atteint le statut paradoxal de ces cinéastes aussi cultes que redoutés pour la prétendue « difficulté d’accès » de leurs travaux. Cette expression, elle aussi trop souvent infondée, tend en réalité plus à limiter le regard qu’à gagner en lucidité.
Et c’est pourtant dans ce piège qu’est longtemps tombé votre serviteur. Adolescent curieux (et je le resterai !), mais empêché tant par le vertige quantitatif des « films à voir », que le syndrome, qualitatif, de l’imposteur ne croyant pas savoir comment les regarder, c’est en osant Oncle Boonmee, par hasard, par intuition, et sans doute pour compléter mes visionnages des « palmes méritées », que m’est parvenu le déclic.
Dans notre chapitre précédant, nous avions élaboré 4 strates cartographiques : cinéphilie – critique – exégèse – analyse. J’avais alors tenté de démontrer que, bien qu’étant distinctes les unes des autres, toutes ces strates dialoguent et ne souffrent d’aucune étanchéité. En découvrant Oncle Boonmee donc, et même à plus forte raison Memoria, en salle, à l’automne 2021 (dernier Weerasethakul à cette heure), c’est à la fois ma cinéphilie qui a basculée, mais aussi mon rapport à l’histoire du cinéma, ma façon d’aborder l’exégèse, et bientôt les exercices critiques et d’analyses filmiques quand, sortant la tête de l’eau, et participant à mon premier FEMA l’été suivant, s’offraient à moi des échanges cinéphiliques, alors colorés d’une électricité nouvelle.
Mais les fruits de toutes ces ouvertures furent en réalité récoltés près d’un an et demi plus tard, à l’automne 2023, quand fut sérieusement entamée mon exploration du champ expérimental, ainsi que la poursuite de mes découvertes, tant théoriques que pratiques, du slow cinema donc, et plus globalement des diverses formes de modernité, de la fin des années 50 à nos jours.
Poursuivons dès lors par ce point de bascule (la modernité) en invoquant, une fois n’est pas coutume, Gilles Deleuze, abordant le cas d’Antonioni dans les premières pages de L’Image Temps (1985), son 2ème ouvrage consacré au cinéma, après L’Image Mouvement (1983) :
« L’art d’Antonioni ne cessera de se développer dans deux directions : une étonnante exploitation des temps morts de la banalité quotidienne ; puis, à partir de L’Éclipse, un traitement des situations-limites qui les pousse jusqu’à des paysages déshumanisés, des espaces vidés dont on dirait qu’ils ont absorbé les personnages et les actions, pour n’en garder qu’une description géophysique, un inventaire abstrait. »
On ne pourrait pas mieux identifier les prémisses du slow.
Toutes les histoires de tous les arts connaissent une bifurcation d’un moment classique vers un moment moderne. Si Deleuze, dans la directe lignée de Bazin, a su recentrer celle du cinéma, dès les premières lignes de L’Image-Temps, sur « la nécessité de critères formels esthétiques », ce n’est ni par dandysme, ni par dépolitisation, mais bien pour saisir l’essence de ce qui déplace le point de vue du spectateur d’un « monde clos vers l’univers infini », pour reprendre la formule de Koyré, qui soulignait alors la révolution métaphysique – moderne – de Descartes, par opposition à celle – classique – d’Artistote.
Le monde clos est celui du cinéma de Ford, où l’image-action (un des six types d’images-mouvements), régule d’une part les rapports entre des milieux contraires, et d’autre part l’incarnation des comportements propres aux personnages à l’écran. Le sens de l’action est alors compris dans le mouvement (dont le temps dépend).
À l’inverse, l’univers infini est celui d’Antonioni, où l’espace absorbe autant les personnages que le temps y dilue les enjeux. L’action ne porte alors plus de sens (et c’est du temps que dépend le mouvement).
Sur le plan spectatoriel, le schème sensori-moteur orchestre, dans le cadre de L’Image-Mouvement, les relations entre une action et une situation d’un côté, et l’émotion, la pulsion ou la réaction correspondante de l’autre.
Dans le cadre de L’Image-Temps, ce schème est brisé. L’artiste moderne ne vise plus à la description des mystères de l’être ou l’imitation de la nature, mais invite le spectateur à une intervention active. Celui-ci ne peut plus se contenter de reconnaître l’image, mais doit désormais se focaliser sur le processus de création lui-même, afin de dévoiler l’activité sous-jacente, organisatrice de la perception. Dans le cadre du cinéma, art largement conditionné par sa technique, c’est à travers l’objet de captation, la caméra, que s’éclairera le processus. La caméra (chambre en latin), enregistre une situation et permet la reproduction du monde (ainsi dans L’Image-Mouvement), mais peut aussi être perçu comme l’organe de perception lui-même (ainsi dans L’Image-Temps).
On assiste alors, dans ce deuxième temps, à ce que Deleuze nomme des “situations optiques pures”, où la caméra occupe le rôle prépondérant, en lieu et place du personnage, qui se retrouve condamné à l’errance et l’aberration révélée de sa quotidienneté. Le spectateur accompagne, et même supplante, celui-ci, adoptant un rôle d’enquêteur (ainsi dans Fenêtre sur Cour), avant d’admettre que la contingence de cet univers infini, valant pour elle-même, découle, en dernière analyse, du temps. Un temps qui, désormais, “sort de ses gonds. Des gonds que lui assignaient les conduites dans le monde, mais aussi les mouvements du monde”. Comme Deleuze s’attarde à le préciser, il aura fallu attendre Kant pour que le renversement entamé par Descartes s’achève, et que le temps ne découle donc plus du mouvement, mais bien l’inverse. Ajoutons que c’est précisément dans ce même renversement que se situe la mélancolie intrinsèque au cinéma. En effet, ce qui était en sommeil dans la période classique, apparaît nettement à partir de la rupture d’Hitchcock-Antonioni : on ne peut pas enregistrer une « image du présent » (ainsi dans Blow Up). Celui-ci nous échappe. « La simple succession affecte les présents qui passent, mais chaque présent coexiste avec un passé et un futur sans lesquels il ne passerait pas lui-même. Il appartient au cinéma de saisir ce passé et ce futur qui coexistent avec le présent ». Et Godard d’ajouter, dans les Histoire(s) du Cinéma (1998), que le cinéma “n’était pas à l’abri du temps”, mais qu’il “était l’abri du temps”.
Dans le sillage de Kant, enfin, Nietzsche anticipera la même mélancolie (soit, au sens Grec, le passage en temps de crise, ou la constatation de l’impermanence des choses) : « L’amour ne veut pas la durée, mais l’instant et l’éternité », Ainsi Parlait Zarathoustra (1883).
On ne saurait à nouveau pas mieux désigner le cadre dans lequel se déploie à la fois la forme expérimentale, et l’horizon philosophique qu’il nous propose.
Mais si cette généalogie aide à délimiter notre objet théoriquement, on ne pourra saisir la consistance de cette modalité formelle qu’au travers d’une pratique individuelle. Aucun mot ne saurait en effet retranscrire avec exactitude cet état de suspension que promet (à défaut d’offrir à chaque tentative), le cinéma expérimental, ou même la modernité dans sa forme la mieux assimilée historiquement.
À ce titre, complétons ce chapitre en indiquant quelques pistes pour se lancer.
L’avantage d’une telle exploration est de pouvoir piocher à l’envie et naviguer entre des objets aussi divers que de multiples (très) courts métrages, de la fiction, du documentaire, de pures abstractions plastiques, des longs, voire très longs métrages (s’apparentant même pour certains à des installations plus que des films à visionner d’une traite).
Comme il faut bien commencer quelque part, et que nous avons déjà relevé Akerman et Weerasethakul (2 cinéastes dont les courts apportent d’ailleurs autant que les longs plus largement commentés), remontons dans le temps.
Le cinéma expérimental a connu ses heures de gloires à travers différentes périodes, et la majorité d’entre elles se sont jusqu’ici déroulées aux États-Unis. Pour saisir le tournant des années 60-70, et découvrir des noms aussi fondamentaux que Jonas Mekas, Stan Brakhage, Michael Snow, Peter Kubelka, Ken Jacobs, Len Lye ou Andy Warhol : le documentaire Free Radicals : A History of Experimental Films (2011) de Pip Chodorov peut faire office d’excellente porte d’entrée.
Leur mère à tous, Maya Deren, officiait déjà dans les années 40, et son chef d’oeuvre Meshes of the Afternoon (1943), est une matrice surréaliste pour beaucoup.
Len Lye, ensuite, avec le magnifique et précurseur Rainbow Dance (1936), une des premières animations colorisées, et surtout Free Radicals (1958), dont l’effet fut obtenu par Lye en grattant directement sur la pellicule, avant de l’accompagner de musique Tchadienne.
Notons ensuite les musicaux Daybreak Express (1953) de Pennebaker, All My Life (1966) de Bruce Baillie et surtout The United States of America (1975) de James Benning, cinéaste fondamental qui a su développer une forme unique, poussant jusqu’à sa limite les principes du slow que nous énumérions plus haut, à travers notamment : Los (2001), 10 Skies (2004) ou RR (2007), autant de voyages, entièrement en plans fixes, des territoires états-uniens (que personne n’avait jamais filmé comme tel), à de multiples environnements naturels. Mais si il fallait retenir un film représentatif de son travail ce serait, selon moi : The United States of America (2022), nouvelle version, qui contient (oui) le twist le plus drôle de l’histoire du cinéma.
Poursuivons avec l’école du cinéma dit “structurel” : catégorie ayant vu le jour dans les années 60, on y retrouve la plupart des noms de Free Radicals, en particulier Snow, Mekas, Jacobs et Kubelka, auxquels il faudrait ajouter Joyce Wieland, Hollis Frampton et surtout Ernie Gehr.
À l’origine du mouvement, le délirant The Flicker (1966) de Tony Conrad est probablement le film le plus radical que l’on puisse imaginer (des alternances d’écrans noir et blanc produisant un effet stroboscopique sur 30 minutes). Suivent, parmi les plus essentiels, Our Trip to Africa (1966) de Kubelka, Wavelength (1967) de Snow, Dripping Water (1969) de Wieland & Snow, Zorns Lemma (1970) de Frampton et Serene Velocity (1970) de Gehr.
Dans des formats moins minimalistes, mais dont l’effet n’est pas atténué, citons N:O:T:H:I:N:G (1968) de Paul Sharits, le sublime Pas de Deux (1968) de Norman McLaren, ou le très amusant Orange (1970) de Karen Johnson.
Notons ensuite les plus importants des cinéastes déjà cités : La Région Centrale (1971) de Snow (classique terminal du structuralisme), les plus engagés Solidarity (1973) de Wieland et, plus récent, Capitalism : Child Labor (2007) de Jacobs, ou encore l’hypnose absolue qu’est Side/Walk/Shuttle (1992) de Gehr.
Avant de conclure ces énumérations, attardons nous sur 2 cas particuliers, peut-être les plus précieux à mes yeux (avec Benning), et sans doute aussi les plus identifiés : Jonas Mekas et Stan Brakhage. Mekas qui a popularisé le genre du journal filmé (repris dans l’extraordinaire Sherman’s March (1985) de Ross McElwee), dont les chefs d’oeuvres As I Was Moving Ahead… (2000), Song Of Avignon (1998) et Out-Takes From The Life Of A Happy Man (2012) font tout simplement partie des plus beaux films qu’il m’ait été donné de voir. Concernant Brakhage, il est impossible en quelques mots de faire le tour de l’ensemble des tonalités qu’il a pu investir. Citons, côté courts : Stellar (1993), The Dante Quartet (1987), For Marilyn (1992) et dans une autre modalité Window Water Baby Moving (1959) . Et côté moyens et longs, Dog Star Man (1965), The Act Of Seeing With One’s Own Eye (1971) et Anticipation Of The Night (1958).
Enfin, terminons sur quelques compléments que je regretterais de ne pas citer ; jouant avec le format littéraire et l’objet-livre From The Notebook Of… (1972) de Robert Beavers et The Great Art Of Knowing (2004) de David Gatten sont des voyages inexprimables, côté japonais Atman (1975) de Toshio Matsumoto et Thunder (1982) de Takashi Ito sont électrisants, puis les monotonaux Empire (1965) d’Andy Warhol et Blue (1993) de Derek Jarman qui ont accompagné de douces méditations, et, pour finir, le premier long du genre que j’ai pu découvrir, celui qui a tout lancé pour moi : At Sea (2007) de Peter Hutton.
Nous reviendrons, au détour de futurs chapitres, sur d’autres oeuvres qui ont su naviguer comme Akerman et Weerasethakul entre l’expérimental et la modernité (voire le slow) : Vertov, Straub/Huillet, Godard, Duras, Marker, Farocki, Rousseau, Tsai Ming-Liang, Watkins, Wang Bing…
Tant de cinéastes ayant fait basculer à jamais nos regards…
Concluons que toutes ces formes, de manière analogue aux concepts les plus radicaux des champs philosophique (c’est à dire qui reviennent « à la racine des choses »), apparaissent en dernière analyse comme les rails profonds de l’histoire, ceux sur lesquels les trains peuvent, au sommet de l’iceberg, librement circuler.
Les grands noms de cette si riche tradition, nous l’avons effleuré, ne complètent donc pas seulement l’histoire du cinéma, mais permettent d’un même geste à tous les autres de se reposer sur les plâtres essuyés. Autant d’audaces qui invitent à la création, l’écoute des intuitions, le courage d’essayer.
Un saut qui pousse nos regards aux frontières de l’image animée, aiguillant nos coeurs vers la seule béatitude réelle : celle que l’on atteint dans l’abandon des cadres, et l’émancipation de l’ordre, de tous les ordres.