Tu n’as pas tort, toi qui juges que mes jours ont été un rêve ; et si l’espoir s’est enfui en une nuit ou en un jour, — dans une vision ou aucune, n’en est-il pour cela pas moins passé ? Tout ce que nous voyons ou paraissons n’est qu’un rêve dans un rêve
Edgar Allan Poe, Un rêve dans un rêve
A la mort de David Lynch, le 15 janvier dernier, sa famille a publié sur Facebook une simple annonce accompagnée d’une de ses célèbres citations : « Gardez un œil sur le donut et non sur le trou ». Ces derniers jours, on l’a beaucoup pleuré, que ce soit en ligne ou dans les rues de Los Angeles, en France ou ailleurs, peut-être comme rarement pour un cinéaste, peut-être comme peu d’artistes n’en ont jamais eu le droit. Toujours ces pleurs se sont accompagnés de quelques mots, expressions, vidéos captant les tournures du prétendu génie de l’insensé, dont ce conseil affirmant la puissance du beignet troué. Le donut demeure-t-il malgré son abîme, ou plutôt le donut ne demeure-t-il pas que tant qu’il conserve son abîme, tant qu’il se confronte à l’inexistence qui en constitue le cœur ? Peut-être n’y a-t-il là que de l’amusement, de cette gourmandise des mots qui, elle aussi, fait Lynch, ou peut-être que de ce goût amer pour la culture américaine ; le donut nous renseignera toujours plus que quelques syllabes sur le rapport aux images qui est non seulement propre à Lynch mais aussi à la vie de celles-ci au-delà de la mort. Souvent, bien trop souvent, on aura réduit son œuvre à l’expression incomprise et incompréhensible d’un surréalisme vieillissant, c’est-à-dire en faisant la somme des rêves étranges d’un patient psychanalytique. On sait ce qui demeure dans cette réduction à l’œuvre. La sublimation freudienne, son spectre, l’idolâtrie, l’autonomie de la création, le réalisateur patient et le spectateur juge monétaire : tous amènent à l’incompréhension de l’image et de son âme, c’est-à-dire de ses véritables corps et de leurs places sociales. Évidemment, reste le réalisateur et les souvenirs qu’on a conservés de lui. Lynch fait partie de ces rares cinéastes, parmi lesquels figurait assurément Godard, dont les apparitions médiatiques semblaient prolonger l’œuvre, et la conscience populaire une trace profondément inscrite. L’absurde lynchien est sans doutes pour beaucoup l’affirmation de sa joie créative, “pure bliss” (un « bonheur à l’état pur ») ressortant occasionnellement de ses paroles, et de sa pratique de la méditation transcendantale. Cette douceur ne peut réellement ressortir qu’à la condition existentielle de l’image d’un néant. La mort de Lynch ne nous engage certainement pas qu’à révérer l’artiste par-delà ses images. Au contraire, sa mort et ses possibilités sont conditions de l’image. Le voile qui s’impose à nous, le trou qui se creuse ainsi dans le beignet, ce manque soudain, c’est tout ce qui impose les images de Lynch par-delà l’individu, tout ce qui les réaffirme dans une époque qui se remplie de néant sans parvenir à l’éclairer. Lynch nous a laissé l’obscurité en cherchant une lumière. Reste à comprendre que cette lumière n’est précisément pas celle d’une simple spiritualité méditative. L’âme s’y déploie comme elle en constitue la matière, c’est-à-dire sans force véritablement transcendante, mais dans l’expression organique et fuyante de son décalage. Toujours, elle menace de sombrer ailleurs, dans le rêve au sein du rêve.
La matière et le flux
On se sentait vraiment bien à l’intérieur de ce bâtiment, qui offrait de superbes espaces. Il y avait l’odeur, la musique et une figure dans la nuit. Le vent souffle, un mouvement se décompose sur la surface tiraillée de la toile et six figures tombent malades. C’est ainsi que cela s’est passé, que Lynch est passé de la peinture au cinéma¹, comme une épiphanie animant soudainement la matière, avec la réalisation du court-métrage Six Figures Getting Sick en 1966 à la Pennsylvania Academy of Fine Arts. Près de dix ans plus tard, Eraserhead, long-métrage, amorce véritablement l’œuvre lynchienne en repartant de cette expérience de vie en Pennsylvanie et de son premier mariage. Le film est un succès qui place un nouveau cinéma d’art-et-d’essai sur la cartographie de l’exploitation cinématographique américaine. Le nouveau-né monstrueux marque les esprits, sans que les spectateurs aient pu saisir sa constitution. Hervé Aubron souligne dans son étude de Mulholland Drive l’importance des débuts lynchiens. Sans être inidentifiables, ce sont bien ceux d’une irruption étrangère au sein de la sphère cinématographique, pénétration d’une comète, image d’ailleurs ou de l’ailleurs². Rocailleuse, cette image fait autant matière qu’elle en modifie les principes. En parallèle à Cronenberg (Transfer sort en 1966, Frissons en 1975), et en périphérie de la constitution d’une niche du body horror en cinéma d’exploitation, Lynch travaille une véritable esthétique de la corporalité. Eraserhead prolonge le goût de l’animation de Six Figures Getting Sick jusque dans les gadgets les plus grotesques. La matière y deviendra ce qui soudainement peut prendre vie, surgir. Cela n’est pas juste une merveille de l’anima, cela veut aussi et surtout dire un éclatement, une excroissance, ou, des verbes, suinter, saigner, chier, vomir : tout au long de sa carrière, Lynch filmera une multitude de ces séquences de sécrétions corporelles qui sous le souffle de vibrations mettent l’univers en mouvement.
De la physicalité immense de ses créations aussi visuelles que concrètes, on a tiré une gêne qui au contraire fit de lui un cinéaste mental, placé aux côtés de Kubrick dans les rares pages que lui consacre Deleuze³. Sans doute, l’adoration que le réalisateur anglais éprouvait pour Eraserhead n’y est pas pour rien. Sans doute, s’y expose un film de conscience. L’œuvre est marquée de l’expérience de l’aliénation vécue à Philadelphie, et ne témoigne de rien d’autre que de cette souffrance, du poids de la parenté, des structures sociales états-uniennes. Mais cette expérience n’est pas différente, ni de son expression, de son rejet, ni du processus de mise en images qui se déroule profondément au sein de l’aliénation. Il y a la déjection, puis la fluidité, le courant qui passe et peut-être transfigure. Il y aurait le flux, l’illumination, et peut-être la transcendance de la détestable matière. Le flux deleuzien, celui qu’on oublie chez Lynch, n’est pourtant rien d’autre que le désir, et la matière comme part de ce désir, la matière comme bloc et le flux comme sa matière4.
Machines-images
Il n’y a pas de réalisateur de l’inconscient, comme le voudrait le théâtre freudien, ni même de l’inconscience, de la séparation de la matière et de son espace, ou du temps et de sa fragmentation. Que l’on sépare, comme on l’a toujours fait, son rêve de la réalité, cela n’a aucun sens, et n’affirme que sa propre absurdité. Car la matière sera toujours chez Lynch, au-delà de sa gratuité, une totalité du film, qui se réaffirme, monde et flux, dans le délire ressurgissant. Dans Eraserhead, il y a les flux corporels, les jus, puis il y a le flux de lumière, scintillements, percées, baignades, et aussi un, des flux électriques (“juice”).
L’inquiétude lynchienne, ce doute qui persiste par et dans le monde connu, est peut-être la forme abyssale d’un étonnement constant face à la modernité délocalisée du machinique. Quelques dizaines d’années avant Inland Empire, Lynch réinscrit les représentations dans les questionnements techniques qu’elles comportent, c’est-à-dire dans leur mystère existentiel. Usines, téléphones, lampes : autant de séries d’industrialisations, que ce soit dans la production ou dans la communication, qui opèrent en blocs reproductibles l’avancée d’un flux d’information. Comment ça marche ? L’expansion de la matière est partout, mais son fonctionnement concret, individuel, n’est visible nulle part. Peut-être parce que ce fonctionnement dépasse l’ordre du machinique, ou au contraire parce qu’il en est le mystère fondamental. Lynch n’a jamais filmé concrètement la production de la matière, le bois qui sort de l’aciérie ou le film hors du plateau, mais il en a saisi le doute primordial : non pas une continuité, mais un grésillement. Ce grésillement persiste, même dans la vibration récurrente. Un souffle pèse sur la plupart de ses œuvres. Du vent existentiel, il n’expire que l’irruption fragmentaire des mécaniques machinant l’existence, le cliquetis des touches, l’halètement des ampoules, le bourdonnement des halogènes, le vol grinçant de tout ce qui travaille (fermente, se déforme) derrière nos propres machines.
Le mystère du déploiement des forces techniques ne peut se dérouler que dans le rêve, moins comme forme primitive que comme espace de désir. La représentation devient alors un courant. Elle passe d’un rêveur à l’autre. Les espaces théâtraux lynchiens, cabarets, salles d’attente, plateaux de télévision, usines, enfin toutes les strates de sens qui se dégagent en se spatialisant, ces strates n’ont rien d’un « ça » mis en cage. Elles naissent toujours d’une dynamique matérielle, un spotlight qui éblouit, une ampoule qui éclaire, un téléphone qui sonne, ou qui appelle, un compteur qui s’actionne, enfin un cœur qui bat, une machine qui marche, à la fois parce qu’elle active un processus qui est inscrit en elle et parce qu’elle déraille.
Le rêve se creuse constamment en fluidification, il menace de s’étendre jusque dans l’éblouissement, dans l’expansion incontrôlée du désir de son industrie. Se fabrique-t-il ?
Hollywood brûle
La pêche à idées qu’effectue Lynch, dénichage d’astres nouveaux ou de rocheuses venues du plus profond de la terre et de nos entrailles, elle ne s’est pas submergée dans un quelconque inconscient brut. Lynch n’a pas trouvé grand chose d’autres que des images, c’est-à-dire des petits bouts de techniques, des fragments de machines, mais il a su exprimer l’humanité qui pouvait s’y dérouler, c’est-à-dire résister à l’aliénation, peut-être même vivre à travers cette résistance. Un visage s’illumine, sa chair semble comme brûler des lumières, elle demeure, sa matière, sa vie, tout s’y oppose. Que l’on se souvienne de ce que Baudelaire épelle à Benjamin : la modernité qui anime les bouts lynchiens apparaîtrait alors peut-être à la fois comme la multiplicité de leurs rêves et de leur désir, l’harmonie et la dérégulation, la liberté impersonnelle et l’oubli qui s’acheminent sur la limite. Lorsque Lynch s’est épris de morceaux, lorsqu’il a vu une figure s’animer en se désagrégeant, il a compris que le réel s’exprimait par bouts, qu’il se produisait par le corps et ce qu’on souhaite lui faire. Il a autant participé à leur formation qu’observé les bouts de la réalité que représentent les images modernes, théâtres communicants, réseaux, ondes, perturbations. Il y a son incursion, après le cinéma, dans la télévision, puis l’intégration de l’excroissance de la télévision dans le cinéma, et le système de connectivité globale, autant de tiraillements de matières affichées d’Inland Empire à The Return, de formations de réels germant dans l’œuvre.
Dès Twin Peaks, la télévision est autant assumée que dénudée. L’œuvre lynchienne absorbe ses principes de diffusion, de la même manière qu’elle s’y fonde. Les personnages de soap opera passent le temps qu’ils n’emploient pas à manigancer ou à machiner en regardant l’émission Invitation to Love qui mimique leurs interactions et dédouble les figures tragiques. Dans l’épisode pilote, le détective Cooper dispose un écran dans sa salle d’interrogatoire pour confronter les suspects à des images inconnues de la défunte Laura Palmer, elle-même double adolescent de la figure tragique de Marilyn Monroe.
Les dédoublements fracturent la réalité, mais ils n’en consolident aucune. Tous adviennent dans l’existence des images et les possibles vérités qu’elles impliquent. Dans l’œil de Laura se reflète l’image de la moto du ténébreux James : voilà une mécanique et une profondeur du drame. Tout Twin Peaks se construit dès lors déjà dans cet abîme qui fait de l’image la ressource de l’expression des clichés, c’est-à-dire les répandant mais sans manquer d’en faire diverger les existences. La figure du double, et la fragmentation de la ville en espaces proprement télévisuels (le commissariat, le diner, le nightclub mais aussi la red room qui apparaît le plus littéralement comme un plateau de talkshow néo-classiciste), tous disent la fragmentation de l’identité et la fuite dans l’épanchement. La série s’expose, elle ne cherche aucune fin, ne devrait pas en avoir. En a-t-elle seulement une ? The Return, vingt-cinq ans plus tard, rebat les cartes. Le personnage d’Audrey Horne y est de retour. Entre-temps, celui-ci devait connaître sa propre série dérivée, retraçant son parcours à Hollywood. Cette série deviendra le projet “Mulholland Dr.”, un étrange pilote sans succès, puis un film, d’autant plus cryptique. Laura était déjà une diffraction de Hollywood. Lorsque le « Silencio » final est prononcé, plusieurs, une infinité de diffractions affluent. La matière s’est faite tellement abondante, réagissant aux divers indices, qu’encore une fois on a voulu cloisonner ses éléments ; le cinéma, plutôt que d’accepter ses intrications, s’est dédouané en fermant son sens. Les portes sont closes. La séance vient de commencer, mais le mystère est déjà décrypté. Le puzzle est réglé, on a trouvé la loi, ne reste plus qu’à y imbriquer les exceptions ?
Tout mène à Hollywood, parce que les images se sont autant dispersées et diffusées que l’industrie n’en a gardé la marque. La route qu’emprunte Lynch, elle le guide, le perd dans des méandres, elle sera toujours l’expression d’un désir produit. Mulholland Drive tord le sériel, revendique sa dynamique épisodique en isolant chaque séquence. S’il s’y joue le combat du rêve et de la réalité, c’est que chacune y devient une illusion poussant des excréments industriels.
Cette matière organique, ces croissances des déchets, réunies par la sorcière du Winkies, ou par le sorcier du club Silencio, elles circulent pourtant toujours de strates à d’autres, s’acheminent jusqu’à nous et maintiennent la réalité de la production, le complot patriarcal, l’impérialisme de la fabrique. Si Mulholland Drive cristallise un rapport à l’image comme désir, n’est-ce pas précisément dans l’unification hollywoodienne ? En revanche, les divergences de la diffusion, d’une ubiquité incontrôlable, nous poussent à revoir Hollywood comme une nébuleuse plutôt qu’une hiérarchie solidement constituée. Toutes ses images se mêlent en se séparant, elles poussent continuellement en réaffirmant le même à travers des possibles différents. Les lumières de la ville brillent toutes seules. Les stars montantes ne se fabriquent plus, marqueurs d’un complot presque cosmique. La racine des mythes s’est évaporée dans l’atmosphère irréelle de nuits étoilées. Le chant s’époumone sans respiration, il n’a plus besoin du réel pour faire advenir ses désirs. Gloire des corps affichés dans le ciel : dans les derniers plans du film, Betty/Diane sont réunis par les sorciers au sommet de la route, comme un monstre surplombant la ville. C’est peut-être ainsi que les étoiles semblent porter leurs anges.
Nous sommes bercés dans le rêve, pas prisonniers. Les images machiniques que Lynch a trouvé se diffusent en déraillant, pas dans leur production autonome. La télévision, c’est la production d’images qui prennent une valeur universelle dans leur reproduction machinique. En ce sens, elle dépend toujours immédiatement de l’expansion de la surveillance, des caméras, d’un territoire qui s’étend jusqu’à l’infime. Dès Twin Peaks, les nouveaux caméscopes à cassettes prennent une importance primordiale. Lorsque Laura apparaît en mouvement, c’est dans l’image intime retranscrite du caméscope. Il s’intègre dans la réalité, évoque un point-de-vue de la matière elle-même. Qui est le filmeur qui rêve ainsi sur la bande magnétique ? Qui est le rêveur qui a ressentie cette matière ? La caméra prolonge la main, intègre le corps dans la représentation, et la signe de son immédiateté : l’image coule réellement en elle. L’empire du désir a besoin de ces outils pour s’étendre, il totalise toute expérience dans le présent de la lumière qui s’allume dans l’objectif, de la flamme qui brûle la pellicule.
De Eraserhead à The Return, les matières ont changé, les secrétions sont autres, peut-être qu’un flux reste similaire. Les nouvelles formes ont déplacé la production de la matière, sans que l’on sache où se situer. En somme, nous nous sommes perdus dans le rêve, pris dans la toile d’une œuvre qui s’est étendue tout en recoupements et en persévérances, capturés dans un espace de représentations qui est aussi tangible qu’inquiétant. En réfléchissant autant ces formes, en plongeant les rêveurs autant dans leurs rêves, Lynch semble avoir marqué indubitablement sa figure dans son cinéma, dans toutes ses excroissances produites, et dans leur ubiquité, marques d’un défilement numériquement infini, au milieu de toutes ses créations, montages, musiques, installations qui s’étendent dans le vaste océan de la conscience. Il n’a jamais cessé d’affirmer le doute qui saisit les images, qui vit au travers d’elle et au travers des rêveurs. Ce doute, ce cœur existentiel du néant, est toujours primordial, il nous brûle complètement comme l’éclair d’illumination aveugle tous nos sens. Lynch, ce n’est pas métaphorique que de le dire, a été consumé par Hollywood. Il avait tout dit, tout montré de la ville, de ses rêves, des folies qui l’animaient. Si cela était possible, il aurait pu trouver l’âme de la ville. Il en avait saisi l’image, un amas de consciences qui s’accumuleraient et brûleraient dans l’amour de ses lumières. Il ne reste pas grand chose à dire de lui mais beaucoup à vivre de ce qu’il a donné à cette image. A la réalisation, à la composition musicale, au montage, à tout ce qui travaille et machine dans l’art, son corps. Sans doutes, au bout du compte, cela n’a pas bien plus de sens que de réaffirmer la valeur et la contemporanéité de n’importe-quel autre cinéaste. Mais il n’en était pas, puisqu’il avait compris le désir, la diffusion moderne des illusions et leur expression naturelle. Son rêve n’était pas de diffuser son subconscient, mais de se rendre conscient, de glisser au sein d’une marée de conscience et de s’y faire emporter à ses dérives. Il en est question de l’humanisme, pas d’une sérénité abstraite, qui n’est à retrouver nulle part chez Lynch, mais d’une ouverture réelle à l’autre. Il en est question de la libération corporelle du rêve, de l’utopie à retrouver en périphérie du cauchemar. A la fin de son dernier long-métrage, Inland Empire, le réalisateur s’offre entièrement, aux actrices, à Nina Simone, qui chante Sinnerman, et à leurs corps. Ils s’engouffrent. Ils résistent, chantent des gestes et des souvenirs. Le singe de Miki, évoqué plutôt dans le film, sautille au rythme des clignotements électriques. Nikki, l’actrice double, ou la double actrice, avant morte, ici vivante, elle est assise sur un fauteuil. Elle regarde encore. Son regard s’est engouffré dans l’espace creusé en quelques images, il est bloqué dans le possible, exalté dans sa condition. La mort trouve-t-elle une quelconque réalité chez Lynch ? Il y a bien le doute, et ses cris. Il y a la vertu des images des corps. La machine se projette dans sa production, son déraillement s’affirme toujours en représentation. Le corps peut trouver une matérialité de cette projection. Il peut se faire image, c’est-à-dire tout à la fois disparaître dans sa spectralité, et hanter un monde qui en devient la coquille, s’accommoder du désir pour produire une réalité, passage. Il peut devenir comme ces anges, annonciateurs, mais pas irréels dans la surface de sa projection incarnée. “But the Lord said, “Go to the Devil”/The Lord said” : on n’aura jamais fini de rêver le rêve et de se perdre dans l’idolâtrie. Toutes ces images fourmillent dans les restes de notre terre intérieure sans que l’on puisse s’en débarrasser, avec la tâche immense de pouvoir les faire pousser, de les vomir en sachant qu’on ne pourrait dire Hollywood, Internet, ou le cœur populaire de l’aliénation autrement. Gardons l’œil, nos consciences, mêmes fourrées de douceurs, mêmes dans les rêves qui sommeillent dans nos rêves, elles ne manquent pas de l’âpreté que brûleront les images.
« Ô Dieu ! ne puis-je en sauver un de la vague impitoyable ? Tout ce que nous voyons ou paraissons, n’est-il qu’un rêve dans un rêve ? »
- Lynch, David. Rodley, Chris. Lynch on Lynch. Faber and Faber, Londres, 1999.
- Aubron, Hervé. Mulholland Drive de David Lynch. YELLOW NOW, Paris, 2006.
- Deleuze, Gilles. L’image-temps. Cinéma 2. Les Editions de Minuit, Paris, 1985.
- Deleuze, Gilles. Guattari, Félix. L’Anti-Oedipe. Editions de Minuit, Paris, 1972/1973.