(Re)coloniser l’espace selon Takeshi Kitano dans Sonatine (1993)

©Shochiku. Tous droits réservés.

Il est parfois étrange, quand on connaît assez le cinéma de Takeshi Kitano, de le voir être affublé de termes tels que contemplatif ou foncièrement arty. Son cinéma prend racine dans plusieurs genres et époques du cinéma, que ce soit dans Hana-bi qui reprend des codes esthétiques du polar kitsch – se rangeant bien plus du côté de Michael Mann des débuts ou de William Friedkin – ou encore Getting Any (1994) qui reprend des codes très commerciaux de la comédie potache. Il est donc difficile de classer son cinéma dans une case bien précise.

Jean-Pierre Dionnet disait que Sonatine n’était pas un vrai polar, bien que le film fut mis en compétition sous ce genre. Cependant cette pensée ne paraît pas pertinente, voire presque sclérosée sur le genre policier, comme si ce dernier n’était jamais sorti de ses propres codes tout en assumant un certain héritage. 

Pour ma part, je considère bel et bien Sonatine comme un film policier, et même un des plus grands qu’il m’ait été donné de voir. Encore mieux, il le réinvente, tout comme Meurtre d’un bookmaker chinois de John Cassavettes réinventait ce genre à sa manière.

Le film était bel et bien imaginé sous la bannière du genre au sens strict, du point de vue du producteur de la Shochiku : Kazuyoshi Okuyama[1].

Le film s’appelait originellement « Okinawa Pierrot »[2] et des divergences artistiques sont nées lors du visionnage des rush entre Kitano et Okuyama qui aurait dit que « ce n’est pas un film ». 

La réaction du producteur est assez compréhensible si on parle d’un point de vue purement commercial. En revanche, pour l’aspect artistique, il paraît étrange qu’Okuyama ne se soit pas souvenu de la teneur des précédents films de Kitano, ni d’une partie du cinéma japonais. Je pense notamment au cinéma de Kinji Fukasaku, qui devait diriger Kitano pour Violent Cop, projet finalement repris par Kitano lui-même derrière la caméra. Il est d’ailleurs curieux que Guerre des gangs à Okinawa (1971)[3], film réalisé par Kinji Fukasaku, ressemble étrangement à Sonatine. Il en reprend déjà le concept, c’est-à-dire l’exil d’un Yakuza des régions dites dominantes dans le monde des affaires (Hiroshima, Tokyo) vers des espaces plus précaires qui sont parfois des terres colonisées, Okinawa étant le territoire des deux films.[4]

©Toei Company, Ltd, Guerre des gangs à Okinawa (1971) de Kinji Fukasaku
De la Guerre

Ce qui frappe avec Sonatine, dès sa première scène, c’est le rapport qu’a Kitano de faire entrer ses deux personnages principaux dans l’espace.

Murakawa (Takeshi Kitano) et Ken (Susumu Terajima) sont montrés dès le début comme des étrangers, des agents qui n’habitent pas l’espace, mais s’y introduisent, avec violence. La caméra ne filme pas nos deux Yakuza en train de rentrer, elle filme tout d’abord en amorce un jeune homme en train de faire les comptes pour son patron

©Shochiku Premier plan du film Sonatine (1993)
©Shochiku, et l’entrée de Kitano et Terajima

 

 

 

 

 

 

Pour vulgariser, les Yakuza ont pour habitude de faire payer une sorte de taxe à des entreprises, qui sont dans leur périmètre de contrôle géographique et qui offrent théoriquement en échange, une protection. Le rôle des Yakuza est aussi de récupérer les dettes d’individus ayant contracté auprès d’eux.

Le rapport face aux mafieux est donc dès le début un rapport capitaliste, voire pire, féodal. Les Yakuza, bien que s’étant adaptés au capitalisme moderne, possèdent encore des codes de « cavalerie » qui vont se buter tout au long du film à des moments de contradictions, voire être complètement éradiqués.

C’est ensuite qu’on nous apprend que Murakawa, petit chef yakuza dans une coalition plus grande, va devoir aller à Okinawa pour être arbitre dans une rixe entre deux clans et trouver un point d’entente.

Ce qui renforce l’aspect moderne du film, ce sont aussi les choix de décors. Bien que le film ait la réputation d’être un film « arty », les lieux de tournages sont des bureaux, la plupart sans personnalité, très rangés, où tous les personnages sont placés en fonction de leur tâche. Kitano est encore dans la poursuite de montrer ce qu’est le système Yakuza moderne.

©Shochiku, Le bureau de Muraka
©Shochiku, et le bureau de ses supérieurs…

 

 

 

 

 

Même lors d’une scène au bar avec le patron de Murakawa, il n’y a pas les moments de camaraderie, qui sont parfois présents même dans les films de Yakuza les plus « réalistes » comme ceux de Fukasaku. Ici les plans sont plus rallongés, les temps morts entre les phrases plus longs, les regards ne se croisent pas forcément.

Le film a beau être construit sur une structure de causalité et narrativement simple, chaque scène possède sa propre autonomie. Ce n’est pas surprenant sachant que c’est le réalisateur lui-même qui avait déclaré être parti sur une structure de film très simple avec quatre grosses scènes et que le film s’était davantage construit au tournage.

Finalement ce qui frappe dans Sonatine, contrairement aux autres films de Yakuza du cinéaste comme Kids Return[5] ou Brother[6], c’est l’absence de la mise en scène ritualisée des clans. C’est précisément une forme de modernité dans la criminalité que va chercher le film, qui ressemble beaucoup plus à une forme de crime en col blanc qu’à une organisation criminelle « familiale ».

La Bataille d’Okinawa

L’histoire coloniale du Japon est un sujet transversal dans le cinéma japonais, c’est-à-dire qu’il est souvent présent implicitement ou plus explicitement chez des cinéastes comme Nagisa Oshima[7]

S’il est vrai que les lectures politiques des films de Takeshi Kitano ne sont pas les plus foisonnantes, il me paraît intéressant de relever cet aspect de Sonatine, qui consciemment ou  non, participe à rendre le film plus riche. Même s’il n’a  jamais clamé directement son influence, Kitano a toujours eu un lien fort avec la dernière partie de la carrière de Oshima : il a joué dans Merry Christmas Mr Lawrence (1982)[8] dont le sujet est l’impérialisme de la Seconde Guerre mondiale, puis plus tard en 1999, dans Tabou[9], où les Yakuzas sont remplacés par les membres du Shinsengumi.

Il ne serait donc pas étonnant qu’au moins subtilement le cinéaste se soit servi de ses éléments pour raconter quelque chose qui dépasse les personnages.

Il est important ici d’évoquer la scène d’arrivée à Okinawa d’autres Yakuza de la région. Le film fait ce choix étrange de s’attarder deux minutes sur une scène qui nous est présentée explicitement pour ce qu’elle est, une introduction aux touristes. Ici c’est celle des Yakuza du centre capitaliste qui viennent dans des zones plus rurales et comme on va le voir, aussi plus pauvres.

©Shochiku, Vacances coloniales pour les Yakuzas

Pauvre, c’est ce qu’on se dit quand Murakawa est amené aux bureaux alloués pour les négociations, des bureaux sinistrés, en travaux, vides, qui contrastent totalement avec les bureaux modernes des Yakuza tokyoïtes. C’est presque la blague dans la blague : dans le film, c’est le contraste culturel et matériel entre les personnages de Tokyo et d’Okinawa.

©Shochiku, Mépris de classe de la part de Murakawa…

À plusieurs reprises, Ryoji, originaire d’Okinawa, pose des questions à Ken sur ses connaissances à Tokyo, s’il connaît untel, s’il connaît tel lieu. Ce qui est intéressant, c’est qu’on a le droit au point de vue d’un local sur le lieu d’où viennent nos colons tokyoïtes. Okinawa n’est pas juste un prétexte, c’est une zone qui est caractérisée de manière endogène mais aussi dans son rapport à une autre région japonaise.

Ce n’est donc pas anodin qu’au début soit mentionnée une autre affaire de Murakawa lors d’une fuite à Hokkaido, autre territoire colonisé par le Japon. Okinawa possède la particularité de non seulement avoir subi le joug impérial japonais, mais aussi une colonisation américaine à la suite de la défaite du Japon en 1945[10]. Et le film en fait mention avec les armes achetées par Ryoji qui se révèlent être de la camelote comme pour réaffirmer que la violence américaine a ramené de la merde ; celle-ci étant, avec l’humour de Kitano, au sens littéral.

Ce sont notamment les choix de mises en scène des séquences d’action du film à Okinawa qui m’interrogent sur le caractère politique de l’œuvre. Durant cette partie, l’assaillant n’est jamais montré – ou alors pas de manière frontale mais détournée. On est plus proche  des méthodes de terrorisme que de la guerre rapprochée. C’est d’abord une bombe qui explose dans les locaux de la négociation, que la caméra filme de l’extérieur, comme une prise sur le moment, qui rappelle sur le plan stylistique des scènes de poses de bombes de La Bataille d’Alger[11] de Gillo Pontecorvo. Ce choix m’étonne parce que même dans le cadre de la violence, sujet très important dans le film, le choix de l’angle dénote beaucoup de l’aspect pictural avec lequel elle prend habituellement forme chez Kitano.

©Shochiku, Macron, explosion !

Il ne s’agit pas de dire que Kitano est influencé au premier degré, mais que les traces de Guerre des gangs à Okinawa sont possiblement présentes au-delà de la proposition de base du film. Il s’agit surtout de dire qu’il y a au moins un inconscient politique dans la manière avec laquelle Kitano présente la violence.

Et cette violence n’est pas inhérente aux hommes, elle n’est pas dans la nature mais bien quelque chose qui se propage, qui se construit dans un rapport aux autres.

Il y a la violence des Yakuza de Tokyo qui ramènent leurs méthodes et leur loi à Okinawa. La scène de la fusillade du bar est un bon exemple car elle ne donne aucune conséquence d’un point de vue criminel, comme s’il y avait une omerta locale.

Il y a aussi la violence des assaillants d’Okinawa, qui, elle, repousse les arrivants de Tokyo, parfois de manière radicale, même si c’est à nuancer au vu d’un des twists du film.

Et il y a une violence plus structurelle que sont les traces du passé colonial du Japon et des États-Unis.

This is the end

« Je pense que notre conscience et toutes nos façons de penser sont soumises à la pesanteur, qui nous ramène vers le bas »

  • Takeshi Kitano dans une discussion avec Shigehiko Hasumi, dans Takeshi Kitano l’imprévisible (1999) de Jean-Pierre Limosin[12]

Un autre chemin étrange que prend le film, c’est son rapport au paysage. Pour essayer d’interpréter la citation de Kitano, je dirais que le cinéaste exprime que notre mode de pensée est affecté par notre réalité matérielle. Ainsi, les personnages de ses films peuvent-ils être utopistes, penser au-delà de leur construction ?

Quand on arrive sur cette plage à Okinawa, ce qui frappe, c’est que l’horizon marin est vide, aucune île perceptible. C’est un espace fini.

Pour défendre cette hypothèse, voyez comment la mise en scène du cauchemar de Murakawa est marquée par un choix explicite d’un faux raccord en champ contre champ.

©Shochiku, Fais pas le con Giovanno
©Shochiku, He’s so crazy i love him

 

 

 

 

 

La mer est présente dans deux plans censés s’opposer en termes de spatialisation « réaliste ». On peut dire que Kitano comprend la logique du cauchemar, qui n’est pas seulement une peur mais une réduction conséquente de l’espace et de nos mouvements. Et en même temps, il y a une forme de chiralité dans ces deux plans de la mer, qui ne sont pas superposables, participant encore plus à déformer cet espace mental.

Cela me rappelle d’ailleurs la théorie des paysages[13], très importante dans la nouvelle vague japonaise. Plus précisément cela m’évoque Cycling Chronicles: Landscapes the Boy Saw (2004)[14] de Koji Wakamatsu. Ce film suit un adolescent traversant le japon et hurlant de désespoir à la fin de son périple. Comme pour Murakawa, son environnement matériel et psychologique semble aussi fini que la géographie du Japon. Il n’y a pas de place pour se penser au-delà. 

Même l’histoire d’amour de Murakawa ne sauve pas son âme dans Sonatine, elle lui rappelle au contraire son aliénation et le fait que s’en sortir est un combat bien plus difficile que de fusiller un paquet d’individus. 

C’est aussi une présentation de la violence envers soi-même qui est profondément noire mais qui, prise avec tout l’environnement du film, revêt un caractère qui n’est pas seulement psychologique.

L’aliénation est prise comme chez les plus grands cinéastes sur ce sujet, Antonioni ou Elio Petri, avec le monde social de l’individu, c’est-à-dire les rapports humains et l’infrastructure.

On peut ne pas être d’accord sur l’aspect politique que revêt Sonatine, mais il me semble intéressant de l’explorer pour donner un sens très concret à la violence autre que ce qui fait juste mal ou qui tue de manière abstraite.

Le plus étonnant avec cet aspect du film, c’est qu’il inspirera le jeu Yakuza 3 du studio Ryu Ga Gotoku[15]

Ce jeu parle de l’exil à Okinawa du personnage de Kazuma Ryu, héros de la franchise.  Son histoire est  un récit politique où l’ingérence capitaliste de Tokyo cherche à accaparer des terrains précaires à Okinawa. À la différence de Sonatine, Yakuza 3 choisit le caractère utopique de la lutte et nous donne un contrechamp magnifique au film de Kitano.

 

©SEGA. Tous droits réservés. Yakuza 3

[1] Kazuyoshi Okuyama (producteur exécutif, producteur, réalisateur), https://mubi.com/en/cast/kazuyoshi-okuyama

[2] Aaron Gerow (2019). Bloomsbury Publishing (ed.). Kitano Takeshi. Bloomsbury. p. 234.

[3] IMDB, Guerre des gangs à Okinawa (1971), https://www.imdb.com/fr/title/tt0066806/

[4] Les Cinémas du Grütli, Guerre des gangs à Okinawa, https://www.cinemas-du-grutli.ch/films/8149-guerre-des-gangs-okinawa

[5] IMDB, KIDS RETURN (1996), https://www.imdb.com/fr/title/tt0116767/

[6] IMDB, BROTHER (2000), https://www.imdb.com/fr/title/tt0222851/

[7] L’Avant-scène du cinéma, « Dossier Furyo – Takeshi Kitano, Tête de Beat », 9 Juillet 2015, https://www.avantscenecinema.com/dossier-furyo-takeshi-kitano-tete-de-beat/

[8] IMDB, MERRY CHRISTMAS MR LAWRENCE (1983), https://www.imdb.com/fr/title/tt0085933/

[9] IMDB, TABOU (1999), https://www.imdb.com/fr/title/tt0213682/

[10] Histoire du japon, Petite histoire d’Okinawa, 8 Juillet 2023, https://histoiredujapon.com/2023/07/08/histoire-okinawa/,

[11] IMDB, La Bataille d’Alger (1966), https://www.imdb.com/fr/title/tt0058946/

[12] LIMOSIN Jean-Pierre, « Takeshi Kitano, l’imprévisible », 1999, Cinéma de notre temps, https://www.film-documentaire.fr/4DACTION/w_fiche_film/6434_0

[13] HIRASAWA Gō , « La Théorie du paysage : cinéma révolutionnaire post-68 au Japon », dirigé par BRENEZ Nicole & SMITS Ivo, https://theses.fr/2021PA030069

[14] IMDB, 17-sai no fûkei: Shônen wa nani o mita no ka, https://www.imdb.com/fr/title/tt0459168/

[15] SEGA, YAKUZA 3, https://rggstudio.sega.com/fr_fr/games/yakuza-3/

Valentin Jacob
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