Sortant en édition physique en France chez Condor et succès surprise dans les salles belges, Upon entry suit l’histoire d’un couple confronté à l’administration déshumanisée des frontières américaines. Nous avons pu en discuter avec les réalisateurs et scénaristes Juan Sebastián Vásquez et Alejandro Rojas.
D’où est venue l’idée du film ?
Juan Sebastián Vásquez : Je pense que toute personne qui vient d’un pays avec ces questions de passeport ont déjà vécu ça. Nous sommes nombreux à avoir des histoires similaires sur la difficulté de traverser certaines frontières, en particulier dans la partie nord du globe comme l’Europe et les États-Unis. Alejandro et moi nous connaissons depuis qu’on vit à Caracas il y a près de 20 ans. Quand on s’est revus par hasard à Barcelone, on s’est rendu compte qu’on avait cette histoire de migration au vu de la situation au Venezuela et des difficultés à se poser dans d’autres pays suite à cela. Quand on visite un autre pays, on se retrouve obligé à expliquer beaucoup de choses. Nous avons alors commencé à partager ces différentes expériences qu’on a vécues, tout comme celles de nos amis et nos familles, en se disant qu’il y avait quelque chose à raconter. Qu’importe où l’on se rend, vu que l’on voyage beaucoup avec le film, nous tombons sur au moins une personne -si non plusieurs- qui nous raconte avoir vécu cette expérience, et ce même si elle venait d’une autre région du monde. Nous n’avions pas conçu cela comme une expérience mondiale mais comme notre propre histoire et partager ce traumatisme de devoir être traité différemment juste parce que l’on vient d’un autre territoire.
Le film embrasse son aspect politique dès le début avec ce reportage radio sur Trump. À quel point était-ce désiré d’aborder cela dès l’entame ? Cette question peut paraître bête vu que tout film est évidemment politique…
Alejandro Rojas : Pas du tout ! Nous sommes d’accord avec vous que tout ce que nous faisons est un geste politique. Le truc avec ce reportage radio avec Trump, c’est que cela nous met directement dans cette période. Ce qu’il se passe avec Trump exacerbe les choses, élève cela à un niveau où tout le monde est au courant des politiques anti-migratoires. Auparavant, avec Obama, Clinton et d’autres, nous n’étions pas nécessairement au courant de cela. En réalité, tout ce qui nous est arrivé, ou à nos amis et nos familles, s’est déroulé bien avant Trump. Cela n’a juste fait qu’empirer. Je pense qu’inclure cela dans notre histoire nous permettait de dire « voilà ce qu’il se passe maintenant » mais ces politiques remontent à un moment déjà.
C’est votre premier film à chacun d’entre vous. Qu’est-ce que vous avez appris durant le processus de création ?
Juan Sebastián Vásquez : Je pense que tous les premiers réalisateurs rencontrent les mêmes soucis, notamment pour faire entendre leur voix, d’abord auprès d’un producteur puis auprès du public. Je crois qu’on a réussi à faire face à tout un pan de racisme subi par les réalisateurs sud-américains en Europe. On a eu des étapes comme avoir cette opportunité de faire ce film, ce qui est toujours compliqué pour toute personne se lançant dans le cinéma. Il est vrai que certaines personnes -pas nos producteurs- ont vu le pays d’où nous venions et n’ont pas pris le projet aussi sérieusement qu’ils auraient dû le faire. Raconter cette histoire nous a paru important vu qu’elle ne nous a jamais été réellement appréhendée comme on a pu le vivre, au cinéma. Nous pourrions évidemment parler des difficultés à travailler avec un petit budget ou trouver des gens qui croient autant en ce projet qu’en nous mais je pense que la chose principale sur laquelle j’aimerais revenir est cette opportunité d’être entendu en tant qu’étranger.
Avez-vous effectué des recherches en plus pour représenter la réalité de cette frontière ?
Alejandro Rojas : De façon basique puisque nous nous sommes basés sur la vie elle-même car nous avions vécu ce genre d’histoires. Tous nos proches sont venus nous en parler. On a essayé de se souvenir de comment cela se déroulait, à quoi ressemblaient les lieux, la façon dont on nous parlait, … C’est comme une première expérience vu que nous n’avions jamais partagé cela auparavant. Nous nous sommes rendus à un festival en France, Reims Polar, où ils ont deux jurys dont un composé de policiers et ils nous ont récompensés pour le réalisme du comportement des policiers frontaliers, ce qui a été un choc pour nous. Avoir cette reconnaissance vous fait penser qu’on comprend comment ils travaillent, comment ils agissent, … Mais voilà, notre recherche a surtout été de se souvenir de ce qu’on a vécu.
Votre film parvient à partager une tension permanente, notamment dans la façon dont le cadre étouffe de plus en plus les personnages… Quelles ont été vos questions de mise en scène pour partager ce sentiment d’enfermement ?
Juan Sebastián Vásquez : J’étais également le directeur de la photographie sur ce film et nous avions discuté sur le fait que la caméra devait représenter une personne qui était assise à côté de nos personnages. Quand vous avez un film qui ne change pas beaucoup de décors, il faut être intelligent sur la façon de placer la caméra. Nous ne voulions pas jouer avec toutes les techniques de mouvement pour divertir mais conserver un sens du réel. Pour être réaliste, il fallait que le public se sente comme assis sur place, à approcher quand la situation l’appelle, … Nous voulions utiliser de nombreuses choses techniquement pour créer le malaise ou même un sentiment de laideur. On peut dire que certains de nos plans ne sont pas très beaux mais c’est fait exprès pour le film. Nous voulions que notre audience n’ait absolument aucun contrôle sur le processus. Je pense qu’on a préparé pendant plusieurs semaines et même mois où on allait placer la caméra durant certaines séquences. Nous savions qu’elle devait être cette tierce personne assise avec nous. Pour accomplir cela, nous avons cherché à éviter d’utiliser certains effets comme des sons ou de la musique, juste utiliser ce silence comme outil d’inconfort. Nous voulions que les spectateurs demandent à sortir de cette expérience car c’est ce qu’on ressent quand on est interrogé comme cela, on veut juste s’échapper de cette pièce le plus rapidement possible.
Quel a été le travail sur l’aspect relationnel du couple ? Était-ce une des premières idées de faire reposer toute l’histoire sur eux ?
Alejandro Rojas : Oui, nous avions en tête que nous n’aurions pas de film sans ce couple. Nous avons donc tout fait pour rendre celui-ci crédible. Le truc, c’est que les couples viennent souvent de situations différentes. Lui est vénézuélien et a déjà vécu ce genre de choses donc il essaie de ne pas faire durer : il a traversé cela à plusieurs reprises, il sait comment ça se passe et ne veut pas se faire remarquer. Elle vient de Barcelone et elle pense avoir ses privilèges mais en subissant la relation, elle commence à craquer car elle vit la même situation, peut-être même pire. Nous voulions faire le portrait de cet aspect et l’ajouter à ce contexte socio-politique en se disant qu’ils allaient se rendre compte qu’ils ne se connaissaient pas réellement. Ce n’est pas un problème dans un couple mais le truc est que ça va exploser au pire moment au pire endroit. Nous pensions donc que les choses étaient alignées pour que cela offre une situation intéressante à explorer. Cela n’adresse pas seulement le fait que ça blesse le couple mais également comment des pouvoirs supérieurs ont la possibilité de prendre des décisions de vie qui peuvent vous bouleverser en quelques secondes, et c’est ce qui se passe ici. Les aéroports sont des limbes, il se passe des choses derrière leurs portes et on ne sait rien à ce sujet.
Cela appuie le fond émotionnel du film ainsi que son ironie, notamment dans sa dernière réplique que je ne vais pas dévoiler. Comment avez-vous géré cette balance émotionnelle ?
Juan Sebastián Vásquez : Je pense que c’est parce qu’on l’a vécu et qu’on a passé un processus où on se disait que c’était la fin de notre monde et qu’on allait se retrouver pour rien en prison avant de se rendre compte que ces gens font ça tous les jours pour vivre. C’est leur travail. Ils deviennent ces machines qui n’ont pas de sentiments, ils se transforment en psychopathes. C’est ce qu’ils appellent leur travail et ils sont fiers de le faire. Le fait qu’on ait amené toutes ces choses, pour certains c’est de l’ironie mais, à nos yeux, c’est de l’horreur. C’était la clé pour nous d’amener Elena hors de Barcelone, où elle a tous ses privilèges. Quand elle parle d’avoir un chien, elle semble ne pas prendre les choses assez au sérieux contrairement à notre personnage vénézuélien car son expérience de vie est totalement différente. Je pense donc que l’ironie vient de la réalité même : vous êtes traités comme si vous alliez être envoyés vers la mort. Et après que votre vie a été complètement changée par ce que vous avez vécu, cela se retransforme juste en une journée normale pour eux. Je pense que c’est l’ironie de voir comment certaines personnes avec un peu de pouvoir peuvent transformer la vie des autres alors même que ce n’est qu’un moment de travail à leurs yeux. C’était ça la clé.
Alejandro Rojas : C’est effectivement ironique de voir la façon dont c’est traité même au quotidien. Il y a cette émission, « To catch a smuggler », que vous pouvez voir sur Disney +. De toutes les plateformes, c’est là où vous pouvez voir cette émission ! (rires) Vous pouvez plus ou moins voir ce qu’ils font dans un aéroport pour arrêter quelqu’un qu’ils croient être coupable. Il y a un épisode qui a attiré notre attention où ils ont eu faux sur toute la ligne. Et à la fin, ils réagissent en assumant leurs erreurs mais en mettant également ça de côté avec l’ambition de voir quels autres poissons ils peuvent pêcher. Cela en dit beaucoup sur leur attitude.
Effectivement, vous captez bien cette déshumanisation du service. Comment travaillez-vous en tant que duo sur le plateau ?
Juan Sebastián Vásquez : En effet, en tant que directeur de la photographie, je travaille continuellement sur le plateau tandis qu’Alejandro est également un monteur, même si pas sur ce film. C’est rare qu’un directeur de la photographie discute avec le monteur, régulièrement cela ne passe que par le réalisateur. Ici, Alejandro voyait ce dont nous aurions besoin pour le montage, je voyais ce que j’avais besoin de travailler pour la lumière. Il n’était que plus naturel alors qu’on continue à travailler de cette manière. Pendant un moment, concernant la réalisation, on se disait que l’un allait s’occuper de tel aspect tandis que l’autre allait se concentrer sur une chose différente. Nous nous sommes fixés très rapidement et je pense que cela a apporté une dynamique plutôt souple. C’est comme cela que je résumerais les choses, sauf si Alejandro veut ajouter quelque chose.
Alejandro Rojas : Non, totalement ! C’est ce que nous avons partagé. Nous avions le même film dans notre tête donc c’est un bon endroit pour commencer. Nous partageons les mêmes références que l’on voulait appliquer. Nous ne partions pas chacun sur un ton différent. Une chose qui était bien dans notre collaboration est que nous voulions faire le meilleur film et c’est tout. Rien que pour ça, nous aimerions pointer le fait que nous avions un excellent monteur, Emanuele Tiziani, car le montage sur ce film était crucial. Si le montage ne fonctionnait pas, le film pouvait partir dans plein de directions. Je me souviens qu’il n’arrêtait pas de nous interroger durant le processus : « Est-ce la bonne décision ? », « N’est-ce pas une image trop longue ou trop courte ? », « Est-ce qu’on sent toujours la tension ? ». Toutes ces choses étaient importantes pour nous dans un sens où le moins fait le plus, ce qui explique que le film dure une heure et dix-sept minutes. Nous ne sentions pas que nous avions besoin de plus. Nous voulions justement faire au moins pour permettre l’immersion de notre audience.
Merci à Tinne Bral d’Imagine pour cet entretien.