Sous le vernis, la faute: le mensonge selon Billy Wilder

Comme le disait Jean Renoir, le mensonge fait partie de notre vie intime, sociale et professionnelle,  il est, plus que le rire, le propre de l’homme. L’histoire du cinéma le confirme : il n’est qu’un art du mensonge rendu visible. Sous le Code Hays, tout doit paraître moralement acceptable. Un cinéaste s’en amuse, Billy Wilder : il met en scène le mensonge avec les outils mêmes de la bienséance.

En parlant la langue du puritanisme, Wilder la tord de l’intérieur. Par la lumière, le cadre et le corps, il construit un cinéma de la contradiction morale — une radiographie ironique d’une Amérique qui se veut vertueuse mais se nourrit de ses propres refoulements

Le Code Hays, en vigueur de 1934 à 1968, imposait une censure morale sur le cinéma américain. Il interdisait certaines représentations : scènes sexuelles, adultères, nudité, crimes non punis, usage de drogues, blasphèmes ou comportements immoraux ne pouvaient pas être montrés explicitement. C’est dans ce cadre que Wilder transforme ces contraintes en un outil esthétique et critique.

Paradoxalement, Billy Wilder est un moraliste à sa manière. Il ne donne jamais de leçons, il observe et met en scène. Il traque hypocrisies, faux-semblants et désirs refoulés. Que ses personnages se déguisent en fillette, en lord anglais ou en femme, qu’ils montent des escroqueries ou échangent leurs identités, qu’ils se “prostituent” au propre comme au figuré, tous finissent par rencontrer leur moment de vérité. C’est dans ces jeux de subterfuges et de tromperie que se révèle l’essence du mensonge, présent autant dans le récit que dans les comportements des personnages.

Car très souvent dans sa filmographie, l’homme apparaît  fondamentalement guidé par ses pulsions, égoïste et prédateur malgré les apparences de vertu ou de respectabilité. Ses figures masculines, riches, séduisantes ou en apparence irréprochables, cèdent facilement à la tentation et à la concupiscence. L’argent, un autre moteur obsessionnel, traverse aussi  toute l’œuvre: Walter Neff dans Double Indemnity (1944) agit par cupidité autant que par désir. Ainsi, pour le cinéaste, la chair et le portefeuille se confondent : la morale, le mariage, n’empêchent ni adultère ni escroquerie, et la cupidité est traitée avec la même ironie que le désir sexuel.

La même logique de duplicité et de compromis entre désir et règles sociales marque aussi ses comédies, où le mensonge se déplace du crime à la sphère intime. The Seven Year Itch (1955) explore le mensonge au cœur de la vie intime et sociale, ainsi que la fragilité des conventions américaines. Wilder confronte fantasmes et réalité : le personnage principal poursuit ses désirs tout en étant contraint par les règles sociales. Le mariage n’est pas seulement un engagement sentimental, c’est aussi  un instrument de réussite sociale. Les fantasmes et les tromperies deviennent donc des réponses naturelles aux tensions imposées par la société: Wilder révèle que derrière l’apparence d’ordre et de vertu, l’Homme agit toujours selon ses instincts et ses besoins. Cette ambiguïté se poursuit dans la manière dont Wilder suggère le désir : là où l’acte sexuel est absent. Le désir est rendu très tangible par des détails sensoriels et l’imaginaire du spectateur. Par exemple, dans la scène emblématique du métro express, ce qui procure du plaisir à Marilyn n’est pas un contact physique ou une relation sexuelle explicite, mais la sensation du train qui passe sous ses pieds. Le spectateur, à l’instar de Richard, comble alors l’absence de représentation directe avec ses propres images mentales, son propre fantasme. Le mensonge est double : les personnages mentent entre eux et à eux-mêmes, et le film ment au spectateur en suggérant plus qu’il ne montre.

Dans Some Like It Hot (1959), c’est le travestissement de Joe et Jerry qui  révèle à la fois la libido masculine et la petitesse des comportements humains. Même lorsqu’ils cherchent à échapper aux dangers ou à rester chastes, leurs pulsions continuent de dominer chaque situation. Si ces travestissements jouent d’abord sur la comédie et la manipulation des désirs hétérosexuels, ils ouvrent également la porte à une lecture plus subversive : derrière les apparences et les stratagèmes, Wilder suggère une forme d’homosexualité déguisée, que le film explore avec subtilité. La scène de l’ascenseur traduit une métaphore du désir sexuel lorsque Jerry, déguisé en Daphné, se retrouve avec Osgood. Alors que Jerry a déjà repoussé les avances de ce dernier, la mise en scène laisse clairement entendre que celui-ci va tenter à nouveau de le séduire. Les deux personnages entrent dans l’ascenseur, les portes se ferment, et Wilder nous laisse à l’extérieur, spectateurs exclus de la scène. La caméra s’attarde alors sur le panneau indiquant les étages : la flèche monte, accompagnée d’un bruitage comique, tremble légèrement, puis redescend. Ce simple mouvement résume toute la scène sans rien montrer: l’excitation d’Osgood monte, puis retombe brutalement.

Pour pousser plus loin ce décalage entre ce qui est montré et ce qui est suggéré, Wilder utilise pleinement le langage cinématographique. Dans Sunset Boulevard (1950), le clair-obscur ne relève pas d’une simple esthétique du film noir : il matérialise la culpabilité, le refoulement et la perte de réalité. Norma Desmond, diva déchue, vit dans une demeure close où la lumière naturelle ne pénètre plus. Cette obscurité n’est pas seulement un effet de style, c’est une condition morale : elle traduit le refus de la réalité, l’enfermement dans le simulacre. Billy Wilder  filme une actrice bannie de la lumière des projecteurs, et quoi de plus trompeur, au fond, que cette lumière artificielle ?

L’illusion hollywoodienne est ici le miroir du mensonge humain. Norma ne veut pas voir la vérité de son âge, de sa carrière, de son monde disparu ; elle se réfugie dans la représentation, dans le jeu, dans le faux. Elle joue encore au lieu d’être, et c’est ce glissement, du vivant vers l’image, que Wilder érige en tragédie morale. Sa villa, saturée d’objets, de portraits et de miroirs, fonctionne comme une crypte : le lieu où l’illusion s’embaume. Sunset Boulevard montre l’envers du décor hollywoodien, mais surtout l’envers de l’âme humaine : le besoin de croire au mensonge pour ne pas sombrer dans le vide. De la tragédie personnelle de Norma Desmond à la rigidité apparente des espaces de travail, Wilder poursuit son exploration du mensonge et des désirs refoulés, utilisant à chaque fois le cadre pour révéler les contradictions morales de ses personnages.

The Apartment, sorti en 1960, fait de l’espace un véritable champ moral. Le bureau, quadrillé à perte de vue, impose une géométrie du pouvoir où chacun semble réduit à sa place, une silhouette perdue dans l’open space. On respire mal, comme dans une cage de verre où les émotions sont comprimées. Pourtant, le désir circule, discret, à la marge du cadre. Un regard, un geste furtif suffit à fissurer cette rigidité apparente.

L’appartement de Baxter offre ainsi un contrepoint au monde glacé du bureau. C’est un espace intime où la solitude, la faute et la tendresse peuvent exister, où les contraintes sociales et la hiérarchie sont au moins partiellement suspendues. La profondeur de champ et le cadrage accentuent cette duplicité, mettant en lumière les déplacements, les regards et les gestes qui trahissent les désirs et mensonges des personnages. Wilder fait de l’immoralité et du mensonge un matériau de mise en scène, utilisant la suggestion et l’agencement de l’espace pour observer et révéler la nature des personnages, tout en maintenant une distance morale, sans jamais représenter frontalement la transgression.

Billy Wilder a transformé la contrainte en instrument esthétique, le mensonge en matière de mise en scène, et le non-dit en révélateur de vérités humaines. Son art du “mentir vrai” n’a pas été une ruse : mais une lucidité.

 

Souheyla Zemani
Souheyla Zemani
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