Kiyoshi Kurosawa, le plus grand des plus petits

Kiyoshi Kurosawa est un réalisateur japonais né en 1955 appartenant à la “jeune” génération du cinéma nippon, et ayant réalisé en quarante années d’activité près de trente long-métrages pour le cinéma, ainsi qu’une dizaine d’autres pour la télé et le direct-to-video. Je le considère comme un petit cinéaste, car la mention de son nom auprès du grand public a peu de chances d’éveiller quelque sourire enchanté, mais c’est aussi un grand, car tous les cinéphiles ayant gouté de près ou de loin au cinéma asiatique sont forcément tombés sur son nom, et s’en sont très probablement souvenu, car le cinéma de M. Kurosawa (à ne pas confondre avec Akira) ne laisse pas indifférent. Entre un style atmosphérique très particulier et des thématiques non moins intrigantes, il est parvenu film après film à bâtir une filmographie dont la densité n’a d’égale que la richesse, et je me permettrai pour une fois de construire un article en grande partie autour de “moi je”, car il est devenu l’un de mes réalisateurs préférés, pour lesquels j’ai la plus grande admiration, et j’ai donc décidé, non sans émotion, de proposer une petite rétrospective en 5 films de la grande Œuvre du petit Kiyoshi Kurosawa.


1997 – Cure

Quand il réalise Cure en 1997, Kiyoshi (nous l’appellerons comme ça) a déjà plusieurs films à son actif, mais la reconnaissance n’est pas encore venue à lui. Si ce thriller policier délirant reste encore à ce jour son film le plus connu, c’est probablement parce qu’il a cette faculté de procurer à qui sait s’abandonner à une émotion artistique une véritable obsession, une fascination presque palpable qui saute aux yeux dans tous les recoins de sa filmographie. On retrouve déjà tout ce qui fait l’essence de son cinéma, de l’importance donnée à la mise en scène, au sens théâtral du terme (décor et mouvements des acteurs), du montage planant et subtil au côté anti-spectaculaire dont la délicatesse atteint des sommets de grâce, nous sommes au sein d’un bal de sensations, d’égarements lugubres construits autour d’un scénario traitant de l’hypnose, soit l’occasion pour le cinéaste de nous hypnotiser nous-même, et de nous laisser cette trace dans l’esprit que ne peuvent laisser que les films dont la finesse implique de ne pas totalement les comprendre.

Cure n’est pas graphique, n’est même pas concret, pourrait-on dire, mais il arrive alors à mettre à l’affût du moindre mouvement et du plus léger geste, l’absence quasi-totale de musique renforçant de plus belle la tension créée par le sujet et son traitement, et présentant toutes les pièces d’un puzzle qui prend l’allure d’un film, mais la forme de celui qui le regarde. Sous les traits de l’acteur Kōji Yakusho, le protagoniste du film, ce détective errant sans repères, est à l’image de tous les personnages dans les films de Kiyoshi, un médium pour le spectateur qui lui ressemble, et par lequel toute l’histoire progressivement surnaturelle prend corps et ampleur, devenant un film policier comparable à Seven dans sa forme, mais nullement dans sa portée, car bien trop occupé à obséder après le visionnage plutôt qu’impressionner pendant celui-ci.

2001 – Kaïro

C’est avec un polar que notre cinéaste s’est révélé aux yeux du public, mais c’est bel et bien avec ses penchants horrifiques qu’il prend toujours le plus grand plaisir à jouer. Sorti en 2001, le très étrangement nommé Kaïro est encore à ce jour le film m’ayant le plus terrifié, et ce à cause de (ou plutôt grâce à) l’autre grande spécialité de réalisation de l’ami Kiyoshi : filmer les fantômes

Ce qui marchait dans Cure est poussé encore plus loin dans ce film, c’est cette merveilleuse tendance à filmer les éléments surnaturels dans le plus grand calme, avec le plan le plus long possible, et surtout de la manière la plus frontale permise par les nerfs humains. Le scénario est un peu en carton, je l’accorde, avec ses faiblesses de développement et son propos anti-internet plus risible que convaincant, mais rarement le cinéma d’horreur n’a connu de plus extraordinairement expérimentale mise en scène, capable de mettre mal à l’aise en un cut, et de marquer à vie en une scène (scène que Kiyoshi répliquera dans plusieurs de ses films dont le presque aussi angoissant Retribution).

Un jeune homme s’aventure dans un recoin un peu trop sombre, derrière lui, une femme, à la lisière du jour, s’avance lentement, puis s’arrête, et d’un mouvement indescriptible, reprend sa marche, fixant dans les yeux un personnage pétrifié, qui se cache derrière ce qu’il trouve en premier, mais la femme n’a pas disparu…

2008 – Tokyo Sonata

Eh oui, Kiyoshi ne fait pas que des films d’horreur, mieux que ça, il utilise ses codes de prédilections pour donner une toute autre atmosphère à un registre bien différent (ici le drame social). Si vous trouvez qu’un film d’horreur filmé par Kiyoshi Kurosawa est une expérience magique, que dire d’un drame déprimant filmé comme un film d’horreur filmé par Kiyoshi Kurosawa ? Encore et toujours, le cinéaste est fidèle à son style, avec ses cadres d’une chaleureuse beauté, et ses (toujours plus discret) mouvements de caméra époustouflants par leur élégance.

Ce qui fait toute la beauté de Tokyo Sonata, en plus de son histoire de père de famille licencié entraînant son foyer dans une spirale désintégratrice, c’est bien cette mise en scène inquiétante de laquelle émane une étrange sensation de ne pas totalement cerner le genre de métrage auquel on à affaire. Comme si ça ne suffisait pas, Kiyoshi fait l’énième choix magnifique de centrer une bonne partie de son film sur la musique (voyez l’affiche), qui va alors rythmer l’ambiance dévorante du film et rendre quelque part celle-ci vivifiante, permettant à l’œuvre de s’élever très haut, avant de se clôturer sur une note absolument somptueuse.

2016 – Le Secret de la Chambre Noire

En 2016, Kiyoshi s’exile en France pour réaliser un thriller psychologique avec Tahar Rahim pour jouer “Jean” (lol) et Constance Rousseau pour jouer rien du tout. Je pense que pour analyser un auteur, il est plutôt judicieux d’étudier ses quelques échecs, car il y en a toujours. Pour Kiyoshi, l’échec s’appelle Le Secret de la Chambre Noire, et il met en exergue les limites de son cinéma, quand celui-ci se met au service d’un sujet pour le moins bancal. Car si ses volontés de conte anti-spectaculaire, si précieux à son cinéma, sont l’atout majeur de chaque scène de chaque film, il y a aussi par là quelque chose qui, sous le joug d’un scénario moyen, révèle toutes ses lacunes : la simplicité.

Loin d’être un très mauvais film, il présente toutes les composantes visuelles propres à son metteur en scène dont la superbe n’est plus à défendre, mais il prend un scénario (pourtant prometteur) sous un angle qui empêche une atmosphère de se développer, car toujours en promesse de plus. Dans ses grandes œuvres, on n’attend pas davantage, car dès le début on est prévenu que tout l’intérêt du film sont les petites choses insidieuses qui nous infiltrent petit à petit et font évoluer l’histoire à notre rythme. Là, il est inutile d’énumérer toutes les petites maladresses et choix décevants (les séances photos, cœur du film, sont complètement sous-utilisées), car ce qui est évident, c’est qu’essayer de tordre son univers artistique pour tenter de le coller à chaque thème qui nous intéresse n’est pas une bonne idée, en témoigne le final de ce film, “révélation” évidente et creuse, qui, dans le souci de choquer le spectateur, a omis de le captiver pendant les deux heures précédentes.

2020 – Les Amants Sacrifiés

Le dernier film de Kiyoshi Kurosawa, à l’heure ou ces lignes sont écrites, est la confirmation que l’on peut faire des erreurs, et s’en relever pour s’aventurer vers quelque chose de nouveau, d’inhabituel, qui marche. Ce nouveau genre, c’est le film de guerre, mettant en l’occurence en scène un couple d’espions dont le destin se prête plutôt bien à la patte Kurosawa.

Écrit par Ryūsuke Hamaguchi (Drive My Car), Les Amants Sacrifiés nous plonge dans les méandres d’un lent film à suspense dans lequel traîne sur chaque plan l’héritage horrifique du cinéaste, et l’élève une nouvelle fois : une scène de rêve devient un cauchemar inquiétant, une scène de torture devient une hallucination dérangeante, et même le plus simple des travellings caméra à l’épaule devient porteur de lourds et sombres secrets. Certes, il faut un peu s’accrocher, je me souviens avoir passé bien 30 minutes à me demander où le film nous emmenait, mais un long-métrage de Kiyoshi finit toujours par devenir, sous quelque aspect qu’il soit, brillant par ce qu’il dégage et ce qu’il choisit de garder à l’écart. C’est là la force de tout son cinéma, la retenue apparente qui se transforme petit à petit en atout puissant, la raison pour laquelle une fois que l’on a accepté de se laisser porter, il difficile de décrire précisément la nature du bouleversement qu’il offre.


Cela ne fait aucun doute, Kiyoshi Kurosawa est un de nos grands réalisateurs contemporains, car si ce que vous avez lu plus haut est un éloge dont la subjectivité est à excuser plus qu’une véritable analyse ésotérique, il est certain que je ne suis pas le seul à avoir vu la lumière éblouissante de ce qu’on nomme le “génie” dans ses films, et c’est pourquoi plus que jamais je m’adresserai aux cinéphiles, vétérans ou débutants, n’ayant pas encore eu le plaisir de s’essayer à ce je crois être l’un des cinémas les plus singulier, puissant, et transcendant qui existe, pour leur prêcher la supériorité de l’émotion esthétique sur absolument tout autre chose. Car oui, il est de la nature de certaines œuvres de happer, pendant deux heures, toute notre conscience et nous rendre hermétique au monde extérieur, ne rendant “réel” qu’une continuité d’images et de sons qui a ce pouvoir extraordinaire de faire, un instant, tout oublier. Et peut-être est-il possible, comme je viens ponctuellement de le faire, de regarder en arrière et de rationaliser quelques tours de passe-passe ayant réussi à nous toucher çà et là, mais il est impossible d’expliquer tous les mystères contenus dans l’œuvre finie, ces choses que l’on ne comprend pas et que l’on ne veut pas comprendre, mais qui nous touchent à un endroit que l’on ne croyait pas encore accessible, car c’est ça, à mon avis, ce qu’on appelle la “magie du Cinéma”…

Samuel Dumas
Samuel Dumas
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