« À mon sens, les frères Lumière avaient justement fixé le domaine véritable du cinéma. Le roman, le théâtre suffisent à l’étude du cœur humain. Le cinéma, c’est le dynamisme de la vie, la nature et ses manifestations, la foule et ses remous. Tout ce qui s’affirme par lui relève de lui. Son objectif est ouvert sur le monde »1
Tiěxī Qū, au nord-est de la Chine. Chéngdū, dans le Sichuan. Une ville fictive proche de Manzhōuli, en Mongolie Intérieure. Les trois territoires qui composent les paysages d’À l’ouest des rails (Wang Bing, 2003), 24 City (Jia Zhangke, 2008) et An elephant sitting still (Hu Bo, 2018) sont certes distants de plusieurs centaines de kilomètres ; ils n’en demeurent pas moins liés, dans ces films, par un mouvement commun. Trois cinéastes aux trajectoires distinctes ont décidé, sur un intervalle d’une quinzaine d’année, d’écrire malgré eux une histoire commune : celle de la fin d’un modèle, d’un monde, d’une classe. L’avant, le pendant, et l’après des fermetures d’usines, des complexes industriels d’État ; la dispersion de leurs ouvriers et les errances de ceux qui restent. Ce corpus, réuni à première vue de manière artificielle malgré des correspondances thématiques et formelles certaines, mérite d’être constitué à plusieurs égards. D’une part, bien sûr, il élargit sans commune mesure la portée du geste esthétique et politique entamé par Wang Bing en 2003 en prolongeant et complexifiant la captation de la réalité matérielle qu’avaient permise les caméras DV d’À l’ouest des rails. D’autre part, ce sont au fond les modalités de cette captation qui s’en retrouvent bouleversées. Entre À l’ouest des rails et An elephant sitting still en passant par 24 City, il y a en effet le documentaire et la fiction – et l’entre-deux. En nous appuyant sur le théoricien du cinéma et de l’histoire Siegfried Kracauer, qui aura plus que quiconque œuvré à la définition d’un art voué à la « rédemption de la réalité matérielle », nous proposons ici une exploration de ces trois œuvres majeures du cinéma contemporain chinois.
À la question tant galvaudée « quelle est la spécificité du cinéma ? », Siegfried Kracauer répond en dissipant un malentendu sémantique et en affirmant la désunion des domaines artistiques pour mieux caractériser le privilège du médium cinématographique. C’est que la modernité qui détermine les médias photographiques en fait des arts à part. « Le film, écrit Kracauer, rend visible ce que nous n’avions pas vu ». En cela, il peut se définir comme « le médium le plus apte à promouvoir la rédemption de la réalité matérielle2 ». Ce que nous appelons « art », au cinéma, fait le fruit d’une lourde ambiguïté. Pour l’auteur de Théorie du film, il est, positivement, l’accomplissement de cette potentialité, ou, négativement, l’intrusion de dispositifs hérités des arts traditionnels. En ressort une tension originelle à partir de laquelle classer les films. Lisons, plus longuement, Kracauer dans le texte pour saisir au mieux ses catégories : « Il ne viendrait à l’idée de personne de nier les différences entre Un chien andalou, objet hybride d’un grand intérêt artistique, et le divertissement cinématographique ordinaire aligné sur le théâtre. Et pourtant, le produit courant et l’œuvre de l’artiste se rejoignent dans leur façon de détacher le médium de la quête qui lui est propre. […] Ces films exploitent les phénomènes matériels qu’ils intègrent, ils ne les explorent pas ; ils ne les intègrent pas en raison de leur intérêt propre, mais dans le but d’établir une totalité signifiante ; et dans la visée de cette totalité, ils nous font régresser de la dimension matérielle à celle de l’idéologie. L’art au cinéma est réactionnaire parce qu’il symbolise la totalité et prétend ainsi maintenir des croyances qui ‘couvrent’, dans les deux sens du terme, la réalité matérielle. Cela produit des films qui renforcent la prédominance de l’abstraction3 ». On touche là le cœur de la dialectique maîtresse du cinéma selon Kracauer : les tendances « réaliste » et « formatrice » du film. En fait, se rejoue continuellement, comme chez tant d’autres théoriciens, la rupture entre les frères Lumière et Georges Méliès, et c’est, le lecteur l’aura compris, chez ces premiers que Kracauer trouve la pleine expression des potentialités du cinéma. Caractérisant l’œuvre de Louis Lumière, l’auteur définit de fait ce qu’il considère comme l’impératif élémentaire du cinéma : « On avait là la vie dans ses moments les moins maîtrisables et les plus inconscients, un fouillis de formes fugitives et à jamais enfuies, que seule la caméra pouvait saisir. Le plan souvent imité de la gare, qui met si bien en évidence la confusion des arrivées et des départs, illustrait éloquemment l’indétermination de ces formes, de même que les nuages de fumée s’élevant paresseusement suggéraient leur caractère fragmentaire4 ». Retranscrire une réalité matérielle diffuse, complexe, qu’on ne saurait résumer à un ensemble cohérent et unifié : voilà la lourde tâche des médias photographiques en général et du cinéma en particulier. Il va sans dire, au regard de cette tension, qu’il doit être fait un sort particulier à la forme du documentaire. De fait, le philosophe accorde une place privilégiée à cette catégorie spécifique de films. À lire Kracauer, on regrette ainsi qu’il n’ait jamais pu être confronté aux images d’À l’ouest des rails. C’est qu’elles restituent un monde matériel vaste, pluriel, traversé de nombreuses trajectoires humaines dans des espaces matériels en mutation : les usines qui se vident et s’arrêtent, des quartiers ouvriers abandonnés et progressivement détruits, une ligne de chemin de fer quotidiennement pénétrée par des travailleurs dont le savoir-faire permet la maîtrise de ces grands espaces industriels. Si Kracauer n’est pas naïf et reste méfiant devant le genre du documentaire, qui, trop souvent, s’abandonne à ses aspirations formatrices – « dans combien de documentaires des plans de la vie réelle ne servent qu’à illustrer un commentaire oral qui se suffit à lui-même ! »5 –, le film de Wang Bing semble résoudre tous les pièges et l’accumulation des phénomènes matériels constitue le véritable cœur d’une œuvre dépouillée de toute orientation textuelle : à peine un carton qui contextualise géographiquement et historiquement l’espace de cette captation pour empêcher toute abstraction et toute généralisation malvenue. C’est que le cinéma, chez Kracauer, est fondamentalement histoire : « Pour ce qui est de rendre compte de la matérialité de l’existant, le film diffère de la photographie […] : il représente la réalité telle qu’elle évolue dans le temps6 ». Ces deux domaines, scientifiques et artistiques, s’en retrouvent finalement confondus et soumis aux mêmes tensions. Il n’est pas un hasard s’ils ont tous deux occupé l’esprit des dernières années de Kracauer en des termes tout à fait similaires.
Kracauer refuse en effet de voir dans l’histoire une succession linéaire de causes à effets facilement repérables à l’échelle macro, préférant supposer que l’accumulation et la coexistence de phénomènes ne sont en rien la preuve de leur unité ou de leurs relations. Loin d’une historiographie qui se représente le temps « comme un processus immanent et continu […], un médium homogène englobant indistinctement tous les évènements imaginables »7 , le philosophe considère que « les formes du temps propres à chacun des domaines relèguent dans l’ombre le cours uniforme du temps8 ». En somme, Kracauer préfère le Marc Bloch de La société féodale au Leopold von Ranke de la Deutsche Geschichte im Zeitalter der Reformation (Histoire allemande à l’époque de la Réforme)9. Or, l’historien généraliste, en tentant de « présenter la période dont il s’occupe comme une unité »10, doit non seulement s’arranger avec les faits, mais encore faire usage de procédés rhétoriques à même de justifier ses écarts. Bien sûr, Kracauer ne néglige pas l’importance majeure de la plume historienne dans la traduction des faits complexes du passé, citations de Marc Bloch à l’appui. Pour autant, il soupçonne l’historien généraliste d’« intentions narratives » assouvies par une esthétisation du récit historique : « quand il s’agit de l’histoire générale, la fonction non essentielle de l’art devient essentielle ; les arrangements esthétiques, qui n’étaient qu’un embellissement extérieur, deviennent l’objet d’une exigence interne. […] Ces arrangements sont disposés de façon à fournir des schémas qui connectent ce qui n’a pas de connexion, établissent des contextes imaginaires et, somme toute, renforcent l’unité de la séquence temporelle11 ». De là, il est aisé de comprendre à quel point les deux obsessions de Kracauer se rejoignent ; l’auteur lui-même introduit le rapprochement. L’histoire généraliste s’inspire des idéaux artistiques classiques – l’histoire n’est, jusqu’au XIXe siècle, qu’une branche de la littérature – : tous deux ont le soucis de l’harmonie. L’art « contemporain12 », Joyce, Proust, Woolf, mais aussi et surtout la photographie et le cinéma dans son ontologie imposent une histoire renouvelée : « les intentions perturbatrices des écrivains et des artistes modernes sont à mettre en parallèle avec les doutes que nourrissent de plus en plus les historiens et les penseurs envers la synthèse narrative13 ». L’histoire, comme le cinéma, est pris entre ses tendances formatrice et réaliste ; l’histoire, comme le cinéma, doit s’émanciper des totalités signifiantes et des croyances qui couvrent la réalité – historique et matérielle.
Est-ce à dire que Théorie du film condamne la narration ? Assurément, non. Kracauer est d’ailleurs conscient de la grande limite du documentaire et anticipe le retour à l’intrigue que celle-ci suppose. Car si « l’élimination de l’histoire permet à la caméra de suivre, sans contraintes, un cours qui lui est propre et d’enregistrer des phénomènes qui resteraient autrement inaccessibles », l’auteur reconnait que cette restitution du monde nécessite une « implication personnelle » à chercher auprès du « drame humain tel qu’une intrigue le fait ressentir ». Le paradoxe en devient éclatant : « d’un côté, le réalisateur de documentaire élimine l’intrigue de façon à être en mesure de diriger son objectif sur le monde ; de l’autre, il se sent poussé à réintroduire l’action dramatique pour la même raison14 ». Et à vrai dire, À l’ouest des rails n’est pas dénué de ces drames humains : des ouvriers à l’hôpital, un jeune homme immédiatement sympathique, un père de famille impuissant qui peine à aider son enfant atteint de troubles psychologiques ; le film de Wang Bing regorge de lignes narratives, de points de fixation et d’intrigues particulières qui, toutes documentaires soient-elles, lorgnent vers le drame littéraire. Pour Kracauer, il s’agit là très certainement d’un mouvement dialectique s’étant détourné de l’histoire pour mieux y revenir, armé du soucis premier de partager au spectateur une réalité soutenue par des instants narratifs à même de traduire et de relayer le continuum de l’existant matériel. Il serait bienvenu d’insister sur cet aspect de la théorie de Kracauer et de mettre en évidence que sa préférence n’est pas dogmatique et prend en compte la nécessité, parfois, souvent, d’en passer par la narration, tant qu’elle ne prend pas le pas sur la tendance réaliste propre au médium cinématographique. De là, la fiction n’est en rien condamnée. L’auteur de Théorie du film admet volontiers son admiration pour le néoréalisme, ce mouvement cinématographique qui résout sans doute le mieux la grande tension entre tendances réaliste et formatrice. Dans notre cas, il convient même de signaler que la fiction qu’est An elephant sitting still permet de prolonger le geste documentaire de Wang Bing en insistant sur l’après. C’est que le film d’Hu Bo, qui raconte le croisement de plusieurs vies dans une ville post-industrielle de Mongolie Intérieure, profite des libertés que procure l’intrigue fictionnelle. Notons par exemple, sous forme d’évidence qui mérite notre attention, que le long métrage n’est pas précisément situé dans l’espace et trouve sa place dans une ville inconnue, informe, peut-être même fictive. Partiellement émancipé des impératifs documentaires, il joue ainsi de son indétermination pour suggérer aux spectateurs que le plus important n’est pas là. Ce qui compte, c’est le moment historique, c’est cette génération restée dans l’après-désindustrialisation. Il n’y a pour autant pas de quoi condamner un film pleinement consacré à la rédemption de la réalité : les longues errances qui occupent une place centrale dans le développement narratif sont principalement dédiées à l’exploration matérielle de ses environnements.
Notre propos se complexifie encore lorsque nous abordons 24 City. Nous qui avions, armés de nos certitudes puisées chez Kracauer, baissé notre garde devant An elephant sitting still, persuadés de retrouver dans ce long métrage l’impératif majeur du cinéma, nous voilà bien perplexes face à cette forme de l’entre-deux, ce film hybride qui non seulement transforme ses éléments documentaires en narration par la forme du témoignage, mais encore métamorphose sa narration en éléments documentaires en décidant d’écrire et d’inventer de toute pièce un certain nombre de ses interventions et de les faire jouer par des comédiens, brouillant définitivement la frontière entre fiction et réalité. Dans le film de Jia Zhangke, en effet, « au moins quatre modes de transmission d’un vécu ouvrier sont convoqués […] : témoignages réécrits, témoignages authentiques mais interprétés par des comédiens, témoignages synthétisés et interprétés par des comédiens, témoignages inventés15 ». Un premier réflexe serait de rejeter cette apparente trahison de la transmission d’une réalité matérielle altérée, pervertie, d’y voir une manipulation grossière et sournoise. Un pas de côté et une mise en perspective s’imposent alors. Nous avons déjà vu À l’ouest des rails. Nous avons déjà constaté cette accumulation de récits, encore embryonnaires, que le film disposait sans consommer son essence documentaire. Peut-on faire dialoguer les films entre eux ? Peut-on, au détriment des cinéastes, considérer que leurs œuvres ne leur appartiennent que partiellement, et décider de les replacer dans un corpus qui nous concerne nous, spectateurs, qui réceptionnons, en dernière instance, les réalités matérielles retranscrites ? Loin de la trahison annoncée, 24 City fonctionne parce que nous ne regardons des films qu’en relation avec ce que nous avons déjà vu et assimilé. À ce titre, cette posture offre une centralité nouvelle à la subjectivité du spectateur et lui demande une participation active au moment du visionnage – et après. Notre regard est tributaire d’une accumulation de films capables, ensemble, de faire émerger une réalité matérielle insoupçonnée, qui nous est propre, et avec laquelle chacun est invité à composer. Un seul exemple, avant de conclure. Nous avons vu, dans À l’ouest des rails, la fin topographique d’un monde ouvrier et la destruction d’un environnement matériel. 24 City introduit la mise en mémoire de cet univers sensible, lorsqu’il filme les acteurs du projet urbain éponyme prendre la décision de conserver certains bâtiments présentés comme caractéristiques de l’usine d’État 420, pourtant démantelée, dans l’objectif de préserver une trace d’un monde ouvrier qui disparait. Ce processus de patrimonialisation ne nous est pas étranger, et raisonne avec les mots de Serge Chaumier relatifs à des dynamiques analogues qui concernent, cette fois, la désindustrialisation française : « N’est-il pas emblématique que la France – qui aurait pu faire le choix d’un grand musée de référence sur la question industrielle et de la mémoire ouvrière, dans le lieu le mieux placé pour cela, l’Île Seguin, à Boulogne-Billancourt –, ait fait le choix de la destruction de ce patrimoine pour lui préférer une architecture d’exception, financée par la fondation privée d’un des capitalistes les plus puissants du pays ? Le musée d’art contemporain qui y sera abrité n’entretiendra aucune ambiguïté sur la question. Ne subsistera, en témoignage, que la maison de maître de la direction, ce pour témoigner de “l’esprit des lieux” pour l’histoire, comme le mentionne l’exposition de préfiguration. Peut-être est-ce encore trop tôt pour affronter ces questions de mémoire ouvrière, à moins que ce soit le sens même du musée que d’éviter les questionnements16 ? ». Aussi, la réalité matérielle captée par Wang Bing est ici prolongée, complexifiée, enregistrée dans un flux et un espace plus larges : la comparaison des temps et des lieux est soudain permise. Le dispositif de Jia Zhangke est trompeur, bien sûr ; mais la tromperie se transforme en mensonge pieux en ce qu’elle ouvre, pour le spectateur, un champ de potentialités. En affirmant toute l’importance de notre subjectivité, de la construction de notre regard et de l’absence d’œuvres autonomes qui n’existent qu’en théorie, il y a, nous le pensons, de quoi interdire à toute pensée du cinéma, aussi imposante et cohérente soit-elle, d’être figée. Il ne s’agit pas ici de nier Kracauer, chez qui nous pensons que le cinéphile peut et doit trouver des éléments capables d’éclairer et de complexifier son rapport aux images, mais d’exalter la manière dont cette Théorie du film peut raisonner en chacun de nous, sans perdre de vue nos subjectivités et nos parcours multiples. Il n’y a pas de film qui épouse les impératifs de Kracauer – ou de quelconque théoricien du cinéma –, il n’y a que des attitudes de spectateurs qui puisent, çà et là, de quoi donner un sens à ce que nous voyons.
Cette mise en commun de films singuliers contrarie, il est vrai, le diktat qui n’a de cesse d’ordonner la centralité de l’auteur dans l’appréhension d’une œuvre cinématographique. À ce sujet, cette discipline critique n’est sans doute pas étrangère à l’échec de Théorie du film, publié en 1960 mais traduit seulement en 2010 dans une édition passée relativement inaperçue, malgré un indéniable regain d’intérêt en France pour l’œuvre de son auteur17. C’est que les thèses de Kracauer incitent aux découpages, aux rapprochements, à l’observation de moments, à la constitution de corpus. Qu’importent les plans généraux semblables à des « constructions privées de vie » dans La Passion de Jeanne d’Arc de Carl Dreyer ; la « texture vivante des gros plans », cette « exploration documentaire des visages » qui transforme le film narratif en « no man’s land qui n’est ni le passé ni le présent » suffit à ce que l’auteur le considère comme une œuvre capable de « remplacer le divertissement par de la connaissance18 ». Une scène, un plan, un procédé comptent parfois plus qu’un dispositif et que son auteur. Réciproquement, un corpus de films, mis en relation, dépasse souvent la somme des intentions de ses cinéastes et permet d’accéder à une réalité plus riche que celle que leurs créateurs avaient bien imaginée.
Si le triptyque de circonstance que constituent À l’ouest des rails, 24 City et An elephant sitting still acte et caractérise d’une voix commune la fin progressive d’un monde matériel et idéologique, il ne renonce pas à en exalter la dimension historique et met un point d’honneur à souligner la centralité des mutations qu’il révèle en ce qu’elles bouleversent le tissu social et politique chinois. En conclusion de son ouvrage consacré à la désindustrialisation des mines françaises à partir de la catastrophe de Liévin, l’historienne Marion Fontaine estimait que « le fait de ne plus croire aux mythes n’impliqu[ait] pas la fin des projets intellectuels ou politiques19 ». C’est de ce paradoxe que sont traversées les œuvres de Wang Bing, Jia Zhangke et Hu Bo. Par ce jeu de correspondances et d’allers-retours entre des films aux formes et aux auteurs singuliers, il s’agit moins d’affirmer la rupture originelle entre le documentaire-Lumière et la fiction-Méliès que de révéler le passionnant continuum qui persiste à réunir les tendances formatrice et réaliste du septième art dans l’objectif de les dépasser. C’est sur cette ligne de crète que le cinéma achève d’agencer sa rédemption de la réalité matérielle. En somme, et comme l’écrit Siegfried Kracauer, « dans un film non moins que dans une photographie, ce qui est essentiel c’est l’intervention des potentialités formelles du réalisateur dans tous les domaines que ce médium a fini par investir. Il pourra transcrire sa perception de tel ou tel aspect de la réalité existante sur le mode documentaire, transposer à l’écran des hallucinations et des images mentales, s’attacher à rendre certains motifs rythmiques, raconter une histoire sentimentale, etc. Toutes ces manifestations de créativité resteront cohérentes avec l’attitude cinématographique tant qu’elles enrichissent, sur un mode ou un autre, la quête du monde visible intrinsèque au médium. Comme dans le cas de la photographie, tout dépend du “juste” équilibre entre tendances réaliste et formatrice ; et cet équilibre est juste lorsque cette dernière, loin de chercher à prendre le dessus sur la première, se range, en dernier ressort, sous sa direction20 ». Le cinéma est un art précisément lorsqu’il refuse de reléguer la réalité matérielle du monde au second plan de ses prétentions artistiques mais qu’il concentre au contraire ses efforts esthétiques à son dévoilement. Nous ajouterons, en guise de conclusion, que le spectateur n’est pas épargné et doit, lui-aussi, poursuivre cet effort, armé de sa subjectivité et de sa trajectoire cinéphile.
- Félix Mesguich (1871-1949), opérateur, cité dans Georges Sadoul, L’invention du cinéma, 1832-1897, Paris, Denoël, 1946, p. 298 ; repris dans Siegfried Kracauer, Théorie du film. La rédemption de la réalité matérielle, Paris, Flammarion, 2010 [1960 pour l’édition états-unienne], p. 66. ↩︎
- Siegfried Kracauer, Théorie du film…, op. cit., p. 423. ↩︎
- Ibidem, p. 425. Laissons libre d’interprétation au lecteur une remarque, sous forme de contextualisation. Les textes de Kracauer ne sauraient être pris en dehors de leur historicité. Ici, le traumatisme de l’exil, de la guerre et du régime nazi, qui caractérise notamment le destin de l’école de Francfort, transparait fortement, surtout auprès d’un auteur qui a déjà rapproché le développement du nazisme et la trajectoire de l’expressionisme allemand dans son ouvrage De Caligari à Hitler. Nous en voulons comme autre preuve l’obsession pour la « totalité » perceptible dans cet extrait, comme trace évidente du paradigme totalitaire qui focalise alors l’attention de nombreux chercheurs et philosophes aux lendemains de la seconde guerre mondiale ainsi qu’à l’apogée de la guerre froide et des désillusions révélées du régime stalinien. ↩︎
- Ibid., p. 66. ↩︎
- Ibid., p. 73. ↩︎
- Ibid., p. 80. ↩︎
- Siegfried Kracauer, L’histoire. Des avant-dernières choses, Paris, Stock, 2006 [1969 pour l’édition états-unienne], p. 205. ↩︎
- Ibidem, p. 214. ↩︎
- Cette préférence doit à la méthode de l’historien français qui n’a de cesse d’opérer un aller-retour entre macro et microhistoire, comme signalé par le grand historien italien de la microhistoire Carlo Ginzburg dans « Microhistoire : deux ou trois choses que je sais d’elle », dans Le fil et les traces. Vrai faux fictif, Paris, Verdier, 2010 [1993 pour l’édition italienne], p. 390. ↩︎
- Siegfried Kracauer, L’histoire…, op. cit., p. 242. ↩︎
- Ibidem, p. 249. ↩︎
- Selon les mots de Kracauer, qui ne recoupent évidemment pas la période artistique communément admise. ↩︎
- Siegfried Kracauer, L’histoire…, op. cit., p. 254. ↩︎
- Siegfried Kracauer, Théorie du film…, op. cit., p. 306-307. ↩︎
- Antony Fiant, « Entre documentaire et fiction : représentations de l’ouvrier dans 24 City de Jia Zhang-ke », Cahiers de RECITS, no7, 2010, p. 187-197. ↩︎
- Serge Chaumier, « Le Retour de l’esthétique, baume de la mémoire ouvrière », Art & fact, no22, 2003, p. 69-73. ↩︎
- Édouard Arnoldy, Fissures. Théorie critique du film et de l’histoire du cinéma d’après Siegfried Kracauer, Sesto San Giovanni, Mimésis, 2018, p. 23. ↩︎
- Siegfried Kracauer, Théorie du film…, op. cit., p. 134-135. ↩︎
- Marion Fontaine, Fin d’un monde ouvrier. Liévin, 1974, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2014, p. 227. ↩︎
- Siegfried Kracauer, Théorie du film…, op. cit., p. 77. ↩︎