Brèves images d’à travers les mois

La démarche de cet article sera elle aussi brièvement expliquée. On tentera simplement d’étudier ces images qui marquent lors d’un visionnage de film, afin non plus de partir du tout pour étudier le morceau, mais bel et bien du morceau en tant que matière à confronter à d’autres morceaux, de sorte qu’interagissent des unités spécifiques de films entre elles proprement à fournir une lecture nouvelle autant des œuvres que du traitement cinématographique des thèmes politiques qu’elles traversent.

1. Souvenirs de la maison jaune

Souvenirs de la maison jaune (1989) – Invicta Filmes, réalisé par Joao Cesar Monteiro

Alors qu’il traverse le couloir pour achever son acte voyeur, Joao De Deus, interprété par le réalisateur lui-même…achève son acte voyeur. Qui le retiendrait ? Le réalisateur ? Mais c’est lui qu’on voit là je vous dis ! Quelque chose nous retient cependant. Ici pas de rond dessiné autour de la caméra pour figurer le trou d’une serrure. Nous n’avons pas tout à fait le même regard que Joao de Deus. Car si le cinéma est l’art superficiel par excellence, dans le sens où il s’attache à approfondir cette superficialité comme objet d’étude, c’est qu’il nous empêche aussi de pénétrer à l’intérieur des limbes d’une psyché. Quid de l’expressionisme, auquel se réfère visiblement Monteiro avec cette ombre fantasmée, mythifiée ? Là encore superficialité, une tentative d’exagérer ce qui est déjà là en puissance sans pouvoir le décrire plus que ça, vu que ni ressenti ni décrit (c’est le rôle de la littérature). Au cinéma, le représenté tire sa précision de ce qu’il nous montre ou ne nous montre pas de lui même, rien de plus. Et n’importe quelle construction scénique qui tente de rejoindre la psychologie littéraire se casse les dents, car elle ne pourra jamais vraiment y aller, au fond de limbes impénétrables, pourtant délicates en mot et qui deviennent d’une généralité barbante en fois images trop images.

Monteiro ne tue pas cette construction scénique, il la pousse au suicide, et par un même mouvement il la sauve en la considérant comme ce qu’elle est: une simple forme sans autre profondeur particulière que ce qu’elle symbolise immédiatement, sollicitant notre connaissance sémiologique. C’est que cette construction, elle est belle et bien là ; seulement elle s’ouvre à la continuité, à une existence parallèle, à un entre-film où le film en tant que tel serrait le désir matérialisé. On entend la radio de Joao dans sa chambre. Les pas du protagoniste résonnent dans le couloir, le bruit froid de la douche aussi, et quand il s’enfuit, un petit cadre accroché au mur tremble faiblement. Tout cela en un seul plan fixe, presque une scène de théâtre. Qu’elle suggère un espace hors de l’image fermée du fantasme en elle-même comme la radio ou qu’elle ne soit que la manifestation « brute » des réactions physiques qui prennent place dans ce lieu et ce temps donné, la réalité matérielle est ici pour suggérer un ailleurs, la simple continuité d’un monde qui visiblement n’est pas régis par Monteiro. En sommes, alors que le désir est porté à l’écran, on ne désire pas. Il est porté en tant que manifestation de désir, en tant qu’ensemble à l’intérieur d’un monde qui ne lui appartiens pas, qui tend à le nier chaque secondes. Et vu qu’on ne le ressent pas comme il est vécu, il nous apparait comiquement, mal à l’aise. Un plan large fixe pour unir l’espace avec le temps et un temps long pour capter ce qui fait altérité à l’image du désir. Inscrire cette dernière dans une longueur et une unité qui la fait quitter son état d’image enfermée dans un certain regard pour l’ouvrir à la banalité du monde quotidien. Réconciliation du réalisme et du romantisme, la jouissance qu’on en tire c’est celle de voir une représentation du regard masculin comme ce qu’il est, sans excuse.

2. Dans le danger et la plus grande détresse, le juste milieu apporte la mort

Dans le danger et la plus grande détresse, le juste milieu apporte la mort (1974) – Kairos films, réalisé par Alexander Kluge et Edgard Reitz

A Francfort comme à son école. Durant une fête de bourgeois. Clowns devant l’éternelle image, néanmoins ils jouissent (ils auraient tort de s’en priver après tout, autant bénéficier de la lutte des classes quand on la gagne). Alors que l’on sait qu’une révolte se joue dehors, qu’on vide les squat et qu’on en détruit les bâtiments, une fête de bourgeois. Réelle ou fictive, ça reste à voir, semble-t-il que s’en est une vraie. Un fragment documentaire sur un carnaval (en intérieur ça va d’entre soi), où ceux qui détruisent et oppriment portent des chapeaux à clochettes. Ici le montage prend tout son sens d’isolation de fragments de réalité. Hasumi Shigeko disait, pour analyser le Three times de Hou Hsiao-Hsien que « un film n’est pas un flux d’images mais une chaîne de plans violemment désolidarisée du monde »1, et le film de Kluge et Reitz nous permet au mieux de mesurer la pertinence de cette observation. Car ici le bourgeois est arraché à sa vie quotidienne, à son existence proprement humaine d’individu qu’on pourrait comprendre comme tel, il est désolidarisé aussi de ce qui ferrait de lui « quelqu’un de sérieux et d’important ». Ne reste du bourgeois qu’une existence de quelque minute dans un ridicule obscène au vu du contexte, dans une géographie du montage encerclant leur salle de spectacle avec toute la violence qu’ils font subir. En même temps qu’on rit d’eux et de leur légèreté sociale, on comprend qu’ils sont « violemment désolidarisés du monde ».

L’image assume alors deux fonctions: celles d’établir l’utopie (dans le sens de renverser le rapport de force) et de dénoncer le présent. Et si la dénonciation passe par la matière documentaire via la tension crée avec les autres matières documentaires du film (ou même avec le contexte historique du film), une forme de fiction est établie par cette isolation des fragments, cette première apparition de la bourgeoisie sous la forme de clowns. On les découpe comme on découpe les plans *shlak shlak* les voilà à cause de deux coups de ciseaux moqués par la propre existence qu’ils ont vécus à un instant T. Ce pouvoir sur le signifié via l’isolation de son image, que le bourgeois voudrait toujours « contrôlée », c’est déjà une forme de pouvoir pris sur lui. Mais voilà qu’un autre corps pénètre cet espace, une remise en question directe s’opère. En effet la femme à la valise que vous pouvez voir sur le plan ci-dessus est un personnage fictif, une prostituée qui dépouille les bourgeois. Un personnage de fiction, déjà une altérité par rapport au réel qui fait régner sa loi. Une altérité évoluant dans son cadre à lui, qui interagit avec ce réel dystopique. Ici la dichotomie fiction/documentaire prend un sens particulièrement révolutionnaire: celui de s’organiser dans la réalité bourgeoise, de construire sa propre réalité autonome dans ses dents, tout en n’oubliant pas qu’au final, dans le monde concret, tout reste encore à faire. Pourquoi ? C’est à ce pourquoi que l’espace documentaire du film se confronte. En véritable scène critique, on questionne une matière et on ouvre des brèches à l’intérieur. Le reste nous appartient.

3. Flamme de mon amour

Flamme de mon amour (1949) – Shochiku, réalisé par Kenji Mizoguchi

Le burlesque est l’un des premiers cinéma à avoir compris l’ambivalence du medium concernant les questions d’identification/distanciation. Alors qu’il décrit souvent des personnages avec une condition ou un caractère social (le clochard, le policier, l’étudiant) précis dont les exagérations peu nuancées permettent une collision et une dérision comique, il en fait surtout des objets étudiés d’un point de vu omniscient -celui du spectateur- ce qui permet de visualiser dans toutes ses étapes la situation comique dans ce qu’elle a de purement matérielle (c’est à dire au niveau de l’interaction physique). En cela le burlesque met une distance entre le spectateur et ses personnages, évidemment non naturalistes et avec qui visiblement il ne partageait pas grand chose de particulier. Pourtant une identification particulière reste accrochée à son dispositif, qui ne s’occupe plus des manifestations d’esprits, mais de tout un panel de relations matérielles qu’entretiennent ces humains entre eux ou avec leur environnement. C’est l’identification directe à des actes subis (ou qui menacent de s’accomplir) qui constitue toute l’émotion burlesque, qu’il s’agisse d’une simple chute possible (Safety Last !) ou de la répétition absurde et aliénante de la tache de l’ouvrier (Modern Times).

La séquences de Flamme de mon amour présente la torture sans merci de jeunes ouvrières venues de la campagne et vendues par leur parents excessivement pauvres à ce qui se révèlera plus tard être pour elles des bourreaux. La science du plan large long en mesure chaque tenant et aboutissants matériels: la femme pendue par les pieds et battue à coup de gourdin l’est complètement du début du coup à la fin de ce dernier. Alors qu’on ne connait cette femme, et qu’au sol git totalement méconnaissable celle que nous avons pu voir au début du film, l’identification du spectateur à une condition matérielle s’opère directement. Aucune prise d’otage de celui-ci au même titre que ce dernier n’est jamais forcé de rire lors d’une chute de Chaplin. On n’aurait pas pu montrer plus simplement la destruction de corps, et la méconnaissance des individualités permet de créer deux groupes humains, chacun lié en son sein par sa condition: les femmes sont torturées et les hommes torturent. La considération faite par la scène du seul corps violé semble répondre de loin à cette idée soulevée par Theodor W Adorno d’un mépris du corps en faveur de l’idéalisme qui mène aux violences les plus innommables: « Adorno dit de la métaphysique et de la culture qu’elles ont refoulé le corps, dénié toute valeur au sensible, à la misérable existence physique. Tout ce processus de refoulement de la corporéité culmine selon Adorno dans les camps, où les corps sont brûlés jusqu’à l’os et où les individus partent littéralement en fumée. Tragiquement, la réalisation du Savoir Absolu a bien eu lieu lors de la Seconde Guerre Mondiale : l’anéantissement forcené des corps dans les camps doit être lu selon le philosophe de Francfort comme le triomphe éclatant de l’idéalisme, ou de l’esprit sur la matière »2, paraphrasait Lucie Wezel.

Le cinéma, car on n’y vit plus la matière observée, rend possible à voir le traumatisme, sauve non pas tant la violence politique mais la vision de celle-ci. Cette scène nous rappelle que l’acte d’oppression n’a pas qu’une conséquence métaphysique: il est avant tout un acte physique (lynchage, féminicide, exécution), et il est légitime de le montrer pour réanimer la place primordiale du corps au cinéma, pour replacer ce dernier au centre des phénomènes d’aliénation.

4. Les naufragés de l’île de la tortue

Enoch Arden (1911) – Biograph films, réalisé par D.W Griffith
Les naufragés de l’île de la tortue (1976) – Callipix, réalisé par Jacques Rozier

Rohmer quand il filme deux amoureux de profil n’est jamais allé franchement plus loin que le Griffith pastoral de True heart susie. La répétition d’images antiques dans la modernité n’est plus innocente dès lors que le système de signe qui lui est rattaché subit un violent mouvement historique. La survie sur l’île déserte d’Enoch Arden aux temps coloniaux n’a plus le même sens quand on retourne sur ses lieux après les luttes indépendantistes. Car si la survie sauvage d’Enoch Arden ne peut que susciter l’empathie, il foule néanmoins une terre qui, lorsqu’il est sauvé par bateau, devient immédiatement « explorée ». Et qui dit explorée dit exploitée. L’île sauvage serrait avant tout l’aventure de l’homme blanc capable de braver n’importe quel environnement pour le dominer, et une fois qu’il a prouvé sa bravoure face au pur sauvage, il peut être ramené chez lui. Ce qu’il advient de l’île se trouve entre le film Griffith et le film de Rozier.

L’île sur laquelle posent les pieds Pierre Richard et Jacques Villeret n’est cela dit pas totalement la même. Oui on y retrouve le même schéma de plan – la caméra placée à l’entrée de la végétation de l’île que les personnages regardent tandis que le plan est dirigé vers eux avec l’océan en ligne d’horizon – elle est toujours déserte. La démarche des protagonistes sonne comme un coup manqué, à la recherche d’un territoire vierge d’histoire à conquérir, dans une époque où la plupart des empires coloniaux sont démantelés. Ils cherchent un territoire, même sans eau potable comme la présente île, où soulager la frustration de la défaite. La présence des bateaux en fond semble évoquer ce qui a pu se passer quelques siècles plus tôt lorsqu’après avoir secouru Enoch Arden, le bateau serrait certainement revenu avec une expédition. On revient sur la terre expérimentée par un éclaireur et on s’y installe, mieux armés et avec la possibilité permanente de mobilité, qui lie la métropole avec la terre « explorée », et on béni le lieu par les proclamation de propriété étatique. Pierre Richard et Villeret jouent littéralement à la colonisation, plantant leur petit drapeau et prenant un air solennel qu’on devine moqueur. Ce trait d’humour prend en fait l’allure d’un cynisme postmoderne (des personnages seulement, car nous avons affaire ici à un grand film), quand on se souvient des paroles de leur patron sur l’inexistence à notre époque d’île vraiment désertes, déjà conquises par les compagnies hôtelières. Eux-mêmes représentants d’une agence de tourisme, ils se moquent en réalité d’avantage du vieux colonialisme que du colonialisme en général. Qu’on se rassure, ils ont pris la relève.

5. Within our gates

Within Our Gates (1920) – Micheaux books & films company, réalisé par Oscar Micheaux
Judge Priest (1934) – Fox film corporation, réalisé par John Ford

Brecht disait de la censure qu’elle comprenait mieux que tout les critiques les aspirations subversives d’une œuvre. Aussi comprendra-t-on volontiers pourquoi, au lendemain des émeutes « interraciales » de Chicago (des blancs venu massacrer des noirs, disons le), on fit enlever dans plusieurs cinéma la scène de lynchage du film Within Our Gates d’Oscar Micheaux par peur de nouvelles émeutes. Le raciste aurait-il peur de pécher à nouveau ? On célébrait 5 ans avant, et jusqu’à la maison blanche, les scènes héroïques où des chevaliers blancs sur leur chevaux eux aussi drapés allaient punir le criminel, mais maintenant disons le franchement: on a peur. Là où Griffith faisait le choix d’esthétiser l’histoire pour corréler plaisir et racisme, ce que le genre historique lui permettait de par son existence narrative forcément abstraite (passé présenté comme actualité narrative oblige), Micheaux lui répondait par une historiographie esthétique. En écrivant son présent par l’image, il interagit volontairement avec les représentations historiques de Griffith. En décrivant la réalité matérielle des noirs du présent, il s’attaquait directement à la manière dont Griffith remontrait l’histoire et construisait un mythe, dont on connait les impacts.

Au diable Micheaux ! On lui reprochera de n’être pas assez fin esthétiquement. L’idéologie de l’art au cinéma dans son aspect le plus réactionnaire. Si montrer deux noirs se faire pendre par une foule de blanc n’est effectivement pas raffiné pour les petits bourgeois amateurs d’art subtil, la politique d’inscrire l’histoire qui se fait dans l’éternité de l’image surpasse de loin ces considérations de salon. Pour la finesse, on recommandera au lecteur le magnifique Judge Priest de John Ford, où l’humanisme d’une société multiculturelle dans un sud des USA lui redonnera son tonus cinématographique journalier, notamment lors de la scène finale où les noirs dansent et chantent Dixie Land dans la rue. Modèle d’égalitarisme humaniste, cette scène loue la normativité d’une société ayant déjà atteint l’utopie raciale des Etats-Unis: le noir idiot joue de l’harmonica sur le balcon de la maison du Juge Priest qui regarde solennellement sa société. Chaque manifestation timide d’un racisme placé sous le signe de l’affrontement semble alors être une menace non pas tellement pour le noir mais pour la société susmentionnée, laissant entendre que dans cette utopie aucune tension n’existe, et que toutes les ségrégations et biais racistes qui sont intégrées à son système font parti de la positivité de celui-ci. On s’étonnera de l’absence de censure du film, et nous ne pouvons que nous réjouir de son succès au box-office ! Si aujourd’hui dans ce petit article nous avons loué ces images marquantes, sélectionnées arbitrairement dans les visionnages effectués depuis ce début d’année, c’est parce qu’en tant que telles elles sont déjà geste politique, en qu’elles s’inscrivent autant dans la continuité de leur œuvre qu’en tant qu’instants purs qu’on se remémore et qu’on ressasse, en tant qu’espaces temps particuliers où une contestation politique s’est produite.

  1. Hou Hsiao-hsien : l’éloquence des images mutiques, Hasumi Shigeko (traduction par Matthieu Capel), Trafic, no 75, automne 2010, éditions P.O.L, p. 48-62. ↩︎
  2. Lire Hegel contre Heidegger : la critique adornienne de la pensée de l’être, Lucie Wezel, Cahiers philosophiques 2018/3 (N° 154), pages 61 à 78
    ↩︎
Nino Guerassimoff
Nino Guerassimoff
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