Rencontre avec Sylvestre Vannoorenberghe, directeur de la photographie sur « La nuit se traîne »

Le cinéma regorge de métiers qui sont souvent mis de côté dans l’imagerie générale, et ce malgré l’importance de ceux-ci lors du tournage. Alors que le travail du directeur de la photographie sort de l’ombre, au point d’avoir un statut d’auteur aux yeux de certaines personnes, nous avons discuté avec Sylvestre Vannoorenberghe. Officiant à ce poste sur plusieurs courts-métrages de qualité ainsi que sur des longs stylistiquement complémentaires comme « Fils de plouc » ou « La nuit se traîne », il a accepté de répondre à nos quelques questions sur son rôle, son parcours et sa vision des choses, avec une modestie de point de vue qui mérite d’être soulignée.

Comment es-tu devenu directeur de la photographie ?

J’étais trop fan de cinéma et je voulais absolument travailler dans le milieu mais je me suis d’abord inscrit en tant que réalisateur. À l’école, ça ne s’est pas très bien passé. Je n’aimais pas beaucoup certains aspects de ce métier donc j’ai changé d’option durant mes études et je me suis rendu compte que j’étais plus à l’aise en image. Même si j’avais plein de stress, le principe de ce métier-là englobait plein de choses que j’aimais là où la réalisation reprenait des parts que je n’appréciais pas. Visuellement, j’avais toujours un avis. Je me suis épanoui dans ce truc-là car, quand je regardais un film, je pensais que la réalisation revenait à certains choix qui viennent en fait de l’image. En tout cas, c’est une collaboration entre celle-ci et la réalisation. Du coup, en image, cela s’est relativement passé, j’ai rencontré des gens cools avec qui j’ai bossé après, toutes les personnes avec qui j’ai travaillé sur des courts et des longs-métrages sont des gens que j’ai rencontrés là-bas et j’ai eu des profs trop bien comme Manu Dacosse et Virginie Saint-Martin.

Les films sur lesquels tu as travaillé et que j’ai vus ont ce rendu granuleux de la pellicule, ce qui fascine de nombreux metteurs en scène qui doivent gérer avec l’économie du numérique. Comment vois-tu ce rapport ?

Je me rends compte que la texture a beaucoup d’impact sur la façon dont je reçois une image, effectivement. Je ne sais pas si c’est permanent mais je suis dans une phase où je veux que l’image ait de la texture, une forme de volume et donc une forme de simulation de grain. Fatalement, toutes mes réf sont des films tournés en pellicule et qui ont une certaine forme de texture qui y correspond. Du coup, j’essaie de retrouver ça numériquement. Après, je trouve que n’importe quelle texture est intéressante. Il y a un grain qui peut être plus carré, la vidéo a quand même un truc intéressant, … « Fils de plouc » est presque plus vidéo. Il y a plein d’autres aspects qui jouent sur la réception de l’image mais je pense que ce rapport à la texture a un grand rôle dessus. Du coup, j’essaie de les mettre d’office dans les dailies de montage. Imaginons qu’à une époque, on choisit une émulation, cela va amener un contraste, un rapport de couleurs mais aussi une texture : plus ou moins de grains, plus fin, plus gros, … Si on choisit une texture en numérique, il faut le faire en avance aussi car cela change la perception de l’image, son contraste et tout ça. C’est vrai que dans tous les derniers projets sur lesquels j’ai bossé, je crée à chaque fois une couche de texture en avance, non seulement le grain mais également la manière dont la lumière bave. Après, cela arrive que les gens n’en veulent pas et ça donne un autre look ainsi qu’un autre impact. Si l’image a une texture, elle a un impact. Et comme en numérique, on peut faire ce qu’on veut avec cette texture, ce ne peut pas être une espèce de jeu auquel on s’adonne sur les images étalonnées en se demandant ce que ça va donner. Ça influe aussi sur le contraste et la profondeur de noir. C’est un outil pour les jeunes chefs op numériques, alors qu’avant ils étaient un peu plus restreints par les différentes émulsions qui existaient. Le grain était seulement là parce qu’il était exposé comme ça, ils n’avaient pas le choix de le modifier.

Ça me fait penser aux fameux lens flares de J.J. Abrams, souvent moqués alors qu’ils permettaient à la lumière de la réalité émotionnelle de ressortir de l’écran de la fiction. Mais on ne va peut-être pas partir sur les derniers Star Wars…

Comme je ne suis pas un fan hardcore, je n’ai pas beaucoup de problèmes avec les derniers films. Par contre, j’admets que mon préféré n’est pas le sien mais celui de Rian Johnson, justement parce que je suis très fan de son chef op, Steve Yedlin. Visuellement et scénaristiquement, il est génial. Justement, c’est un gars qui défend beaucoup l’idée qu’il y en a marre que notre format et notre support définissent notre look et que ça nous dépossède de choix artistiques sur ces looks-là. Par exemple, il y en a marre qu’on dise que, dès que tu tournes en péloche, tu as d’office un meilleur look que ceux qui tournent en numérique, que tourner en 8K donne une meilleure perception de définition qu’en 2K, et il prouve ça de manière super intelligente et en profondeur sur ses sites. C’est un mec qui ne se prend pas pour un artiste et admet être au service de la vision de quelqu’un d’autre. Tous ces trucs-là sont des outils et on collabore avec une personne pour aider à sa vision et que ces outils aient ce rendu qu’on nous demande. Je trouve que ce que font Rian Johnson et lui en photo est vraiment bien. Ils n’ont pas de posture sur les outils, ils se demandent comment faire pour arriver à tel résultat. Steve Yedlin a des documents de plein de pages où il te fait des comparaisons hyper précises de plans shootés en 35mm, en 6K, en 2K, … Et il te dit pourquoi il utilise ça et ça. C’est hyper technique mais c’est intéressant sans ostraciser les gens qui ne s’y connaissent pas.

Jonathan Feltre dans “La nuit se traîne” copyright : (c) Mika Cotellon – GAUMONT

Tu as travaillé sur plusieurs courts. Comment décrirais-tu la différence d’expérience avec le travail sur un long ?

C’est marrant parce que j’ai fait des courts-métrages après des longs-métrages et je les ai abordés différemment. Très honnêtement, la différence ne se fait pas entre un court et un long mais entre réalisateurs. Il n’y a pas vraiment de différences fondamentales dans la façon dont je prépare, c’est juste la durée finalement. L’attitude au tournage ne change pas vraiment. Peut-être que, sur un court, tu mets un peu plus tes billes dans chaque plan, que sur un long, tu es obligé d’avoir un petit pas en arrière et savoir ce qui doit être impactant, ce qui doit attirer l’attention ou non. J’adore les courts-métrages et, souvent, ça prend autant de temps à se faire qu’un long-métrage, quand tu pars de début de prépa et de fin de post-prod. Le vrai drame des courts-métrages est qu’ils sont moins vus. Il y en a beaucoup et pourtant, c’est des années de travail pour les gens qui le font. Je trouve ça trop bien de regarder des courts-métrages. C’est vrai qu’il y en a qui parlent à moins de gens mais autant que de longs-métrages qui ne parlent pas à tout le monde.

Alors, quelle était ta relation de travail avec Michiel Blanchart et Lenny et Harpo Guit ?

J’ai un peu changé dans la façon dont je prends moins à cœur les choses. En fait, il y a un truc que je me dis, c’est que je fais comme si c’était mon film sans jamais oublier que ce n’est pas le mien. Du coup, ce n’est pas grave si ton idée ne passe pas ou que ton concept ne marche pas. J’étais tellement content de faire chef op pour les gens, même si je n’ai pas beaucoup d’expérience, je me suis rendu compte que ça devenait mon bébé et que j’avais envie que ce soit trop bien. Mais je ne suis pas le réal. Tu es au service de quelqu’un. Si ton idée ne marche pas, que quelqu’un change d’avis ou si tu es à côté de la plaque, ce n’est pas si grave, tu te rattrapes. Je vois surtout mon travail comme un assistant de la réalisatrice ou du réalisateur pour créer ce qu’elle ou il a en tête. Je me concentre surtout sur essayer de comprendre au maximum les goûts, les instincts et la façon de fonctionner des gens pour qui je travaille et pas du tout essayer de mettre quoi que ce soit de moi. À priori, il y aura toujours quelque chose de toi dans le film si tu travailles dessus donc tu n’as même pas besoin d’y penser. Donc ce sur quoi tu dois te concentrer, c’est comprendre au maximum la vision de la personne avec qui tu travailles plutôt que d’essayer de trouver un point commun avec tes goûts, tout en sachant que tu ne comprendras pas tout le temps et ne pas être frustré par ça. Ma chance, c’est que toutes les personnes avec qui j’ai travaillé étaient souvent des amis avant de tourner avec elles. Il y a donc déjà une affinité. C’est génial avec Michiel car il a des instincts visuels super forts. Parfois, tu te dis « je n’ai pas de meilleure idée en fait ». Il a une idée de plan et elle est trop bien. J’ai un rôle de porte-parole technique pour mon équipe mais je suis très heureux d’être à cette place-là. Il y a quelque chose que j’ai appris avant « La nuit se traîne » et qui m’a permis que que le tournage soit agréable à mon poste, c’est qu’il a tellement d’idées cools, que je n’ai pas à chercher des choses à rajouter et que je dois faire que ça fonctionne en répartissant en tant que bon chef d’équipe de tous les compartiments. Lui, là où il trouve son compte je pense, c’est qu’il n’a pas quelqu’un qui remet en question ses choix. L’affinité qu’on a, c’est que je suis souvent trop d’accord avec l’idée qu’il a.  C’est aussi le cas avec Lenny et Harpo mais pas de manière aussi évidente. Michiel prépare beaucoup, eux aussi mais ils aiment bien également casser leur prépa. Là où j’ai appris entre l’un et l’autre, c’est que je sais que ce n’est pas grave s’il n’y a pas ce respect pour la préparation telle qu’établie, même si cela reste important de la faire. J’avais donc plus cette détente sur le film de Michiel et je crois que lui aussi l’avait. Quand on faisait des films ensemble, on préparait ça tellement bien que, quand quelque chose ne se passait pas comme prévu, ça nous pesait fort. Là, on a tous les deux appris, lui encore plus que moi, que ça nous pèse moins.

C’est un truc qu’il m’avait dit justement dans une interview pour un autre média sur la façon de « sacrifier » certaines choses.

Par contre, il a une super bonne philosophie : tous les tournages sont des courses contre la montre tous les jours. Il y a donc toujours une question qui se pose : « Qu’est-ce qu’on coupe ? », « Qu’est-ce qu’on supprime ? », « Qu’est-ce qu’on rushe ? ». Je passe mon temps à dire à mon équipe de se dépêcher, ce qui est assez pénible. Lui a par contre une forme de règle : quand il travaille sur quelque chose, il veut aller jusqu’au bout, sans le bâcler. Après, il va réfléchir sur ce qui va être enlevé. Il ne va pas penser à ça de façon à diminuer la qualité du travail à la baisse parce qu’en accumulant ça sur la journée, tu ne fais que des trucs pas satisfaisants. Il faut lui laisser le temps de faire les choses bien et il est dispo ensuite pour supprimer des choses. C’est vraiment important et c’est une de ses grandes qualités.

Romain Duris et Jonathan Feltre dans “La nuit se traîne” Copyright : (c) Mika Cotellon – GAUMONT

Vu qu’on parlait de tes collaborations, il y a une vague de réflexions par certaines personnes sur le fait de remettre le chef opérateur en tant qu’auteur, comme avec le travail de Roger Deakins qui, pour certains, dépasse le travail de ses réalisateurs.

Je ne suis pas d’accord avec ça.

C’était ce que je voulais justement demander !

En fait, encore une fois, peut-être que ça paraît bête et mal informé, et il se peut que, vu que j’ai peu d’expériences, je change d’avis. Ce n’est pas grave si je change d’avis. Mais pour moi, en tant que chef op, là où j’apprends le plus, c’est quand je n’essaie pas justement d’exister dans le film. Je sais que ça va se faire car tous les postes existent dans le film, chacun a son truc. Je pense qu’aussi important soit le rôle du chef opérateur dans la collaboration et la préparation sur un tournage et parce que son équipe prend beaucoup de place, on est quand même là pour exécuter une vision qui n’est pas la nôtre. Prétendre que cette vision n’existerait pas si on n’était pas là, ce n’est pas vrai. La vision est peut-être là parce qu’on l’a bien exécutée mais elle nous préexiste. Je demande toujours la vision de la personne, je ne dis pas ce que je vais faire, en mode « je sais comment on va faire ton film ». Une des raisons pour lesquelles j’aime ce métier, c’est que je ne sais pas comment on va le faire et c’est génial. Si je voulais être plus radical, je dirais que le rôle de chef op ne se voit pas au résultat du film. On le voit durant la prépa et le tournage si ça se passe bien, si le réal se sent compris en travaillant. C’est là qu’on voit un bon chef op. Théoriquement pour moi, c’est la vision d’un réalisateur qu’on essaie de faire exister. Mais mon avis changera peut-être.

J’ai l’impression de mon côté qu’on dit ça pour diminuer le travail de certains réalisateurs. « Ce n’est pas un film de Denis Villeneuve ou Sam Mendes mais un film de Roger Deakins ».

Oui mais il faut voir avec qui bosse Roger Deakins. Tu as vu Roger Deakins faire un film qu’on ne connaît pas ? J’adore ce qu’il fait mais c’est un gars qui a aussi appris car il a travaillé avec des gens à la sensibilité folle. Tout le monde développe sa sensibilité au contact des autres. Je n’aime pas trop la glorification d’un poste qui est un collaborateur artistique mais pas un artiste. D’ailleurs, il y a des gens qui ont tellement de bouteille, comme Paul Thomas Anderson qui délègue beaucoup de choses mais qui a des connaissances techniques assez grandes pour pouvoir s’occuper d’une partie des responsabilités d’un chef op sur un film. Cela ne veut pas dire que ça devrait être comme ça avec chaque réalisateur mais ils sont tous différents. Dénoncer des trucs comme ça comme « le chef op est coauteur d’un truc », je pense que c’est soutenu par certains mais plus pour des raisons légales, de copyright, de respect, d’exploitation de l’image plutôt que des raisons philosophiques du genre. Je ne connais pas de chef op qui a la prétention de dire « ce film, je l’ai réalisé ». J’ai fait l’expérience de la réalisation à une toute petite échelle et ça n’a rien à voir avec le fait de faire le métier de chef op. En plus de ça, les ingénieurs du son, les mixeurs, les bruiteurs donnent une autre dimension aux images. Ils rajoutent un petit bruit pour qu’on voie ton flair, sinon il ne serait pas vu. Les gens de son aident aussi les spectateurs à voir. 20 % du temps, quand on dit qu’un plan ou un mouvement est beau, c’est parce que quelqu’un a rajouté un bruit, que ton mouvement est ressenti parce que les ingés son concentrent celui-ci. À ce stade-là, tous les postes clés artistiques sont coauteurs du film. Si c’est pour dire que le chef op est plus coauteur du film que le mixeur ou le décorateur, je ne suis pas d’accord.

Qu’est-ce que tu donnerais comme conseil à une personne qui veut se lancer dans la même voie que toi ?

Je suis passé par l’école donc j’étais très stressé de prouver que j’avais ma place. J’avais l’impression que c’était déjà une réussite d’y être entré et, sur place, je me suis senti nul, comme si je n’avais aucune raison d’être là. Comme à l’école, tu n’as pas forcément les occasions de faire que ce que tu aimes, tu te concentres beaucoup sur le savoir-faire. Je crois qu’il ne faut pas être obsédé par cela. Plus ça va, plus je me rends compte que c’est surtout le goût et l’envie de faire quelque chose qui compte. Quand tu as envie de faire quelque chose, tu vas apprendre à le faire. Ce n’est pas parce que tu n’as jamais fait quelque chose que tu ne peux pas apprendre à le faire. Il ne faut pas attendre d’être prêt pour essayer de faire un truc.  

Liam Debruel
Liam Debruel
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