Fragments

Fragmenter, pour mieux voir. Ce que l’œil ne peut, la caméra le permet. Une fragmentation non pas omnisciente, mais multiscalaire, pluridimensionnelle. C’est de ces morceaux mis en relation que sont fabriqués les deux films qui occupent nos prochaines lignes. Les fragments, ce sont ceux de North on Evers (James Benning, 1992) et de As I was moving ahead, occasionally I saw brief glimpses of beauty (Jonas Mekas, 2000). Films-mondes, dans l’espace et dans le temps ; films qui explorent l’espace et le temps. À l’un l’espace, semble-t-il, à l’autre le temps. C’est en tout cas ce que semblent nous annoncer ces deux titres. Mais toujours des fragments, matière physique, morceaux de pellicules agencés, organisés, connectés. Un dispositif commun, pour deux incursions ; et le dévoilement d’une physicalité que l’œil seul ne pouvait approcher. Et encore, cette question : qu’aurions-nous manqué, nous, chacun, si personne n’avait eu l’idée d’enregistrer sur un support des images en mouvement ?

Dans ces deux films, chaque photogramme, chaque plan explore, scrute, et montre. Altère, aussi. Les images sont libres : la facticité n’est jamais bien loin du cinéma. Les accélérations chez Mekas et le texte défilant de Benning – en forme de journal de voyage – n’imposent rien, ne font jamais détourner le regard. Ils mettent au contraire l’emphase sur la matière concrète de leurs films : de la pellicule qu’on peut tordre, manipuler, pourvu qu’il en reste le monde qu’elle renferme. Mais si ces images contiennent toutes leurs périmètres de vérité, c’est bien le montage qui accroît chaque fragment en lui opposant son pendant dans l’espace ou dans le temps. Une accumulation qui, toujours, augmente ce qui fut et s’enrichira par ce qui sera. D’où leur force inépuisable et leur pouvoir de fascination : ces fragments n’ont de justification qu’eux-mêmes, mais c’est bien le flux de leur mise en relation qui transforme l’image en œuvre et le plan en miroir.

© North on Evers (1992) de James Benning – Canadian Filmmakers’ Distribution Centre.

North on Evers, c’est donc l’espace. Une exploration, sous forme de voyage. Les lieux sont scrutés, décortiqués sous tous leurs angles, et le plus innocent des pylônes électriques vaut bien trois, quatre, cinq angles de vue différents. C’est que le film de Benning perce le plan fixe. Sa caméra traverse le paysage et l’explore de part en part. Usage élémentaire du cinéma, lui répondra-t-on : l’alternance de points de vue n’a rien de révolutionnaire. Sans doute, mais il permet un geste trop souvent malmené lorsqu’un cinéaste choisit de filmer un lieu : le passage du paysage à l’espace, c’est-à-dire l’ajout d’une troisième dimension. Avec elle, un champ des possibles. La carte postale figée devient profondeur et appel du hors champ. La frontière s’épaissit, se brouille : les mythes états-uniens sont convoqués. La caméra ne peut pas tout enregistrer, mais la mise en scène évite le réductionnisme d’un panorama unidimensionnel. La fragmentation rend concrète ce qui, ailleurs, ne dépasse pas le cadre de l’évocation signifiante – un milieu présenté comme une vitrine. Cette approche de l’espace est d’ailleurs une approche du territoire, c’est-à-dire de l’espace habité : North on Evers ne tourne jamais le dos aux individus. En alternant l’exploration de lieux presque déserts et les portraits d’hommes et de femmes plus ou moins anonymes, Benning fait œuvre de géographe plus que de photographe paysagé, et, sur ce point là, se détourne en fin de compte de la mythologie américaine des terres sauvages et indomptées (la wilderness). Ce refus s’exprime à la fois dans le plan et dans le montage : North on Evers prend plaisir à insister sur l’irruption des activités humaines au sein d’espaces faiblement anthropisés – les lignes à haute tension en constituent l’exemple le plus évident. Dans le même temps, en connectant par le montage la ruralité, l’urbanité, et surtout les nombreux entre-deux, le cinéaste insiste sur le long continuum qui lie les espaces qu’il traverse. En ce sens, la fragmentation offre une fluidité bien plus convaincante que le vrai-faux plan séquence mobile le plus abouti. Si elle ne permet pas de construire une cartographie précise de l’itinéraire de son cinéaste, elle connecte les positions, tisse une infinité de liens et scrute une multitudes de lieux qui, ensembles, forment un espace vécu particulièrement organique. Peu importe l’itinéraire. L’exploration n’a pas vocation à faire système, et la fragmentation est à la fois moyen et fin. Moyen parce qu’elle permet une expérimentation plus fine, accumulative, en trois dimensions ; fin car elle autorise une approche inépuisable de l’espace, aussi matériel que théorique : une approche pour laquelle montrer les territoires états-uniens compte autant que la perception et l’expérience, par le spectateur, d’un cinéma de la distance et de l’espace.

© North on Evers (1992) de James Benning – Canadian Filmmakers’ Distribution Centre.

Chez Mekas, le temps. Comment pourrait-il en être autrement ? Le passé, ses fragments, déposés au hasard – comme la mémoire d’une vie. Pas n’importe laquelle : une vie filmée, documentée. Certes. Passé la sidération de la découverte d’un tel dispositif franchement passionnant, des questions. Pourquoi tel moment ? Le cinéaste botte en touche : il a monté sans plan, en fouillant ses bobines de manière aléatoire, nous assure-t-il. Oui, pour le montage, mais le grand mystère de ce qui provoque le début de l’enregistrement par la caméra ne sera jamais élucidé. A-t-il seulement besoin de l’être ? Ce qui compte, c’est le temps. Celui d’un plan, celui qui sépare deux plans, celui du film, celui des périodes qui traversent le film. Et de nombreuses répétitions. Des lieux. Central Park, Soho, l’appartement, la rue. New York. On en revient à l’espace, mais un espace de l’intime et du souvenir. Lieux mémoriels qui forment la quotidienneté d’un immigrant d’Europe de l’Est, comme tant d’autres, mais singuliers justement parce qu’il les filme. C’est la révélation d’une expérience secrète, inaccessible, dont seuls quelques fragments nous parviennent. Chez Mekas, New York est chaleureuse, bouillonnante, familière, à des années lumières de la ville fantomatique que filmait la jeune Chantal Akerman en quête de repères dans News from home (1977). C’est que l’espace qu’enregistre le cinéaste d’As I was moving est un territoire du temps long. Exit la sidération de l’arrivée, l’immensité et le vertige des premiers instants : New York est apprivoisée, délimitée, territorialisée. Quotidienne. Le temps, donc. Une nouvelle dimension. En miroir, comme North on Evers s’éloignait de la cartographie, le film de Mekas refuse toute chronologie. La décomposition permet l’évocation de la durée dans ce qu’elle a de plus intime : As I was moving n’est pas une autobiographie qui transforme la vie en narration, mais un ensemble de fragments qui permettent l’évocation du temps à échelle humaine. C’est une mémoire imprimée sur la pellicule où les instants signifiants (mariage, accouchements) côtoient des moments qu’on ne pourrait même plus dater, des moments qu’on a tellement répétés – presque des abstractions. Une voix commente : celle du cinéaste qui (re)découvre ses propres souvenirs. C’est là le paradoxe d’un filmeur qui fabrique peu à peu une contre-mémoire : il y a ce dont je me souviens, et ce que j’ai filmé. Parfois, ces deux mondes cohabitent ; parfois, j’ai filmé et je ne me souviens plus ; parfois, je me souviens mais je n’ai pas filmé. Ce deuxième monde, ce pas de côté, il ne lui appartient plus ; il nous l’a offert sous forme de fragments.

© As I was moving ahead, occasionally I saw brief glimpses of beauty (2000) de Jonas Mekas – RE:VOIR.

Des fragments, donc, pour filmer l’espace ou le temps – et parfois l’espace dans le temps. Une succession de bouts de réel, plus ou moins altérés, plus ou moins longs, plus ou moins lisibles. Une mosaïque au sein de laquelle chaque partie compte autant – voire plus – que le tout mais dont le tout augmente les parties. Voilà de quoi North on Evers et As I was moving ahead, occasionally I saw brief glimpses of beauty sont faits. Ils explorent – l’un le territoire, l’autre les souvenirs – et restituent aussi bien le fruit de l’exploration que son expérience en tant que telle. Là se trouve la sincérité, lorsque le procédé ne s’efface pas mais s’offre au contraire en toute transparence. Là se trouve, en définitive, la neutralisation du cynisme des images qui aimeraient confondre le mensonge et l’efficacité, la tromperie et le divertissement ; nous faire admettre la malhonnêteté comme méthode et la réduction des choses sensibles comme mantra narratif et esthétique.

Baptiste Demairé
Baptiste Demairé
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