Peppermint Candy de Lee Chang Dong, la tristesse durera toujours

“Elle prenait ses propres photos. Aucune des scènes qu’elle fixait sur sa pellicule ne constituait à proprement parler un évènement mais c’était pourtant ses photos qui dévoilaient la réalité de la vie. Cette idée plaisait beaucoup à Antonia. Mais quand elle regardait ses photos personnelles, elle soupçonnait que tout n’était pas clair dans cette histoire de vérité.” À son image, Thierry de Peretti, 2024

 

Début décembre 2024, la tentative ratée du Président coréen Yoon Suk Yeol d’appliquer la loi martiale a pu raviver de douloureux souvenirs de l’histoire sud-coréenne à l’image du coup d’État de 1979 orchestré par le général Chun Doo-hwan, suivi de l’instauration de la loi martiale et de la répression sanglante du Mouvement social et démocratique de la ville de Gwangju (mai 1980). Si ces évènements ont donné lieu à l’époque dans la société sud-coréenne à des lectures différentes, ils se sont aussi inscrits dans les psychés des coréens. Le cinéma sud-coréen a su rendre compte du vécu de simples citoyens coréens ayant vécu ce soulèvement à l’image des films May 18 (2007) de Kim Ji-Hoon ou A Taxi Driver (2017) de Jang Hoon. À travers le comportement héroïque d’un chauffeur de taxi durant le soulèvement de Gwangju, ce dernier film peut se situer dans une logique de commémoration en faisant du vécu ordinaire de l’époque des images servant le récit politique de la Corée démocratique, la Corée d’aujourd’hui contre la Corée du passé, la Corée autoritaire et militariste envoyant ses jeunes soldats réprimer dans le sang le soulèvement de Gwangju en mai 1980. Pour les jeunes spectateurs qui voient ces films plus de 40 ans après la répression, une séparation chronologique manichéenne peut sans doute s’établir entre le passé et le présent dans leur imaginaire. 

 A Taxi Driver, Jang Hoon, 2017 ©

 

Pourtant, à la fin des années 1980 et au début des années 90, malgré la fin de la dictature militaire et la période de transition démocratique qui suit, certaines pratiques du passé persistent : modèle social libéral, place cruciale des chaebols (gros conglomérats économiques), corruption de l’élite politique, répression syndicale et place importante des services secrets dans le fonctionnement des institutions politiques. L’année 1997 avec la crise économique dont fut victime l’Asie du Sud-Est paraissait déjà augurer les désillusions vis-à- vis de la transition démocratique comme le signalait dès cette époque un article du Monde Diplomatique traitant du climat social en Corée du Sud :
« Premier président démocratiquement élu, le président Kim Young-sam a progressivement renoué avec les méthodes autoritaires de ses prédécesseurs. On compte autant de syndicalistes en prison que du temps des généraux-dictateurs. Invoquant la « survie nationale » du pays et la nécessité de mesure d’urgence dans le contexte de globalisation de l’économie, M. Kim affirme sa volonté de passer outre à la contestation. »                              Corée du Sud : une crise sociale sans précédent, Le Monde diplomatique 15 janvier 1997

Un film illustre ces désillusions de la société coréenne et plus précisément ce passé traumatisant qui ne passe pas en dépit des transitions de régime politique : Peppermint Candy (2000) de Lee Chang Dong. Avec son montage atypique, le film nous présente dans sa première scène Kim Young-ho, un quarantenaire coréen qui retrouve lors d’une belle journée ensoleillée de 1999 ses anciens amis pour un pique-nique. Son attitude d’emblée étrange lors de ses retrouvailles vire rapidement au délire et in fine au suicide; Kim se jetant sur un train en criant. À l’image d’Irréversible (2002) de Noé, suivront alors 7 segments qui reviennent de plus en plus loin dans le passé de Kim Young-ho pour comprendre son acte. On voit au départ un homme seul et ruiné par la crise de 1997. Outre ce déclassement économique, on découvre aussi petit à petit un homme violent et méprisant avec son entourage. Comment donc expliquer cette violence intrinsèque et cet acte désespéré ? Le film nous donnera une réponse à travers un objet banal : le bonbon à la menthe (Peppermint Candy) que lui offrait Yun Sunim, son ancienne amoureuse lors de son service militaire obligatoire.

 

On comprend alors progressivement durant le film que malgré le triomphe de la démocratie libérale à partir de la fin des années 80 en Corée du Sud et son statut d’entrepreneur, Young-ho n’a jamais pu se départir de son passé de conscrit militaire ayant participé à la répression du soulèvement de Gwangju puis son activité de policier tortionnaire durant la dictature de Chun Doo-hwan (1980-1988). La répression de Gwangju a directement modelé sa personnalité d’homme violent et froid, personnalité qui ne disparait pas et qui s’est imprimée mécaniquement dans ses gestes à l’image d’une soirée entre collègues ou Young-ho, ivre en vient à singer l’instructeur militaire violent. Ces marques indélébiles de l’institution peuvent faire écho au documentaire du cambodgien Rithy Panh :  S21 : The khmer rouge killing machine (2003). Dans ce film, Panh nous montre les bourreaux (pour certains cambodgiens, ce poste de bourreau fut obligatoire) du plus grand centre de détention et de torture du régime de Pol Pot (1975-1979) re-mimant à sa demande des décennies plus tard leurs gestes de tortionnaires. Ils le font de façon mécanique et sans émotion tout en marquant une distance et un discours d’irresponsabilité par rapport à leurs victimes survivantes en face d’eux devant la caméra. Avec ces deux films, on voit qu’un régime politique en dépit de sa disparition officielle survit dans les corps et les esprits de ses anciens bourreaux. La caméra filme l’immuabilité de la violence historique qui ne s’évanouit pas. La force étatique y est dépeinte comme un vampire invisible tandis que les individus vampirisés qu’elle a pris pour bras armés subsistent des années plus tard, perdus dans un conflit cognitif entre traumatisme historique du régime déchu et réadaptation à un nouveau paradigme historique. 

S 21, la machine de mort khmère rouge, Rithy Panh, 2003

Le tragique de Peppermint Candy prend in fine corps dans le dernier segment qui a lieu durant l’automne 1979, moment du début des troubles politiques coréens avec l’assassinat du président Park Chung-hee, donnant lieu à une phase de brève démocratisation terminée par un nouveau coup d’état militaire. On ré-assiste à un pique-nique devant la même rivière du début du film, cette fois 20 ans avant le suicide du personnage principal. Durant ce moment de répit et d’innocence, le jeune Young-ho observe des fleurs sauvages et déclare à son amoureuse Young-ho, ouvrière dans une usine de bonbons qu’il rêve de faire des photos plus tard, après son service militaire. Le cadre champêtre nous dévoile cette fois un Young-ho candide profitant des beautés de la nature; dernière expression libre des passions individuelles avant d’être pris dans les tourments politiques et enrôlé par la force étatique.

Cette scène finale se passant en 1979 fait donc le lien avec la scène du reniement de Young-ho pour la photographie exprimé envers son amour de jeunesse. Lorsqu’il la revoit quelques années plus tard durant la dictature des années 80 – dictature qu’il sert comme policier tortionnaire en participant à la répression des opposants – il refuse d’accepter l’appareil photo qu’elle lui offre en souvenir de son ancienne passion. Après son enrôlement obligatoire dans l’armée et sa participation subie à la répression du soulèvement de Gwangju, Young-ho tue par erreur une jeune lycéenne perdue, ce qui marque au fer rouge son destin. Ce refoulement de la photo symbolise donc le refoulement de l’image à l’état brut de l’institution à laquelle le personnage a lié involontairement son destin d’une façon sordide. Refoulement qui mène à une déliquescence pour le personnage devenant ensuite un sale type méprisant et inhumain.

Ce thème du refoulement chez le bourreau possède des points communs avec le film Caché de Michel Haneke (2005) qui évoque les traumatismes de la Guerre d’Algérie et plus précisément le massacre commis par la police française envers des algériens à Paris le 17 octobre 1961. Ce thriller voyeuriste nous montre Georges, un présentateur télé qui reçoit des cassettes mystérieures chez lui, ce qui le renvoie directement à une trahison commise pendant son enfance envers Majid, un jeune algérien, fils d’ouvriers agricoles travaillant dans sa famille. Après les évènements de 1961 au cours desquels les parents du jeune Majid sont tués, la famille de Georges adopte Majid mais Georges jaloux intrigue pour que sa famille s’en débarrasse et le place dans une autre famille. Avec ce film, Haneke évoque une forme de culpabilité traumatique trop longtemps refoulée vis à vis du traitement des algériens vivant en France à l’époque.
Pour ces deux réalisateurs, Haneke ou Lee Chan Dong, le message apparait similaire : la violence de l’histoire qui a impacté directement des corps et des âmes ne disparait pas aussi facilement qu’on ne l’espérait malgré un processus politique officiel de pacification des mœurs. La barbarie du passé subsiste comme une plaie non cicatrisée, souvent enfouie. L’image en révèle les plus infimes résidus dans l’amnésie du présent.  

Xavier Vest
Xavier Vest
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