La vérité selon Werner Herzog

Selon Shakespeare, « la poésie la plus vraie est la plus mensongère ». Dans la même idée, il est connu que le cinéma baigne dans un paradigme entre vérité et réalité. Ce rapport dialectique est au cœur de la réflexion cinématographique depuis ses origines et un cinéaste en a fait la colonne vertébrale de son œuvre.

La recherche d’une vérité plus profonde que les simples faits bruts c’est la volonté d’Herzog, afin quenous croyions ce qui est montré à l’écran même quand son objet pointe vers le sublime. On peut déjà en faire le constat avec La Grande Extase du sculpteur sur bois Steiner (1974), alors que Steiner s’élance d’un tremplin vertigineux, Herzog ralentit l’image, étirant la temporalité du saut jusqu’à l’irréel. Grâce au ralenti, le mouvement du skieur se transforme en une lévitation suspendue, comme si Steiner défiait non seulement la gravité, mais aussi le temps lui-même. Ce traitement confère au vol une dimension quasi mystique : il n’est plus un simple exploit sportif, mais une élévation, une quête d’absolu. La musique et le silence alternent, accentuant cette sensation d’apesanteur où l’homme semble flotter entre ciel et terre, dans un espace où les lois du réel s’effacent.Herzog ne filme pas seulement une performance athlétique, il l’élève au rang d’expérience extatique.

La Grande Extase du sculpteur sur bois Steiner (1974) © Werner Herzog Film

Accusé de déformer le réel dans Lesson of Darkness, Werner Herzog choisit une mise en scène symbolique de la guerre du Golfe. Ainsi, il raconte l’histoire d’une mère et de son fils, témoins des horreurs du conflit. Dans le film, les sous-titres rapportent les paroles de la mère : « Maman, je ne veux jamais apprendre à parler », une phrase qui entraîne le mutisme du garçon, devenant le symbole d’un traumatisme irrémédiable. Toutefois, cette anecdote ne relève pas de la vérité factuelle, mais bien de l’interprétation extatique du cinéaste. Herzog, en réécrivant cette histoire à travers les sous-titres, fait œuvre de construction narrative : il ne cherche pas à restituer un fait précis, mais à proposer une parabole universelle sur les cicatrices laissées par la guerre. Là où le cinéma documentaire traditionnel se satisferait de détails factuels, Herzog préfère exposer une vérité émotionnelle plus large, qui dépasse l’individualité du personnage pour en faire un symbole collectif. Cette distorsion du réel, loin d’être un faux, devient un outil permettant d’atteindre une compréhension plus profonde de l’horreur de la guerre, qui n’est pas dans les faits mais dans les empreintes psychologiques qu’elle laisse sur toute une nation.

La narration n’est pas le seul dispositif à travers lequel Herzog opère sa reconstruction du réel. Dans Petit Dieter doit voler (1997), il mobilise un processus de reenactment performatif, où Dieter Dengler, ancien pilote de l’US Navy, ne se limite pas au récit verbal de sa captivité durant la guerre du Vietnam, mais rejoue activement son évasion sous la direction du cinéaste. Plutôt que de s’en tenir à une restitution factuelle, Herzog introduit une mise en scène hybride, où le souvenir devient une performance filmique, troublant ainsi la frontière entre témoignage et fiction, mémoire et représentation. Lorsque l’ancien pilote rejoue son évasion des camps vietnamiens. Herzog ne se contente pas de filmer Dengler racontant son expérience : il le ramène en Thaïlande, dans un décor similaire à celui de son emprisonnement, et lui demande de revivre son périple en compagnie d’acteurs locaux jouant le rôle de ses geôliers et compagnons de fuite. Ce procédé transforme la mémoire de Dengler en une véritable performance filmique. Plutôt que de suivre une approche documentaire classique où le témoignage verbal suffirait, Herzog met en scène une reconstitution qui n’a pas vocation à être historiquement précise, mais à capturer l’intensité émotionnelle et existentielle de l’événement.

Petit Dieter doit voler (1997) © Werner Herzog Film

Le cinéma, dans sa définition la plus pure, ne se contente pas d’être une simple réplique du réel ; il en est toujours une restructuration subtile. L’image, bien qu’elle enregistre le monde, se trouve transformée par le montage, véritable opérateur d’interprétation qui façonne les données brutes. Dans Into the Abyss, Herzog s’éloigne de toute tentative de vérité factuelle : le montage, ici, s’apparente à un jeu de contrastes poétiques, oscillant entre les grands espaces et les interviews intimes, pour construire une réflexion visuelle et philosophique sur la peine de mort. Il n’intervient pas seulement dans  la structuration du récit, mais  aussi dans la création d’un dialogue entre les images et le son, où chaque élément est mis en tension pour signifier l’absurde. L’entretien avec le pasteur qui accompagne les condamnés à mort illustre parfaitement la mise en tension du réel par Herzog. Filmé en plan fixe près d’un lac au crépuscule, son témoignage prend une dimension quasi métaphysique. Il raconte comment, après une exécution, il a vu des écureuils traverser la route, frappé par l’indifférence de la nature face à la mort. Ce choix de cadre, loin de l’environnement carcéral, crée un contraste saisissant : la sérénité du paysage oppose un silence tragique aux paroles du pasteur, renforçant l’absurdité et la cruauté du récit. En ce sens, son approche s’oppose à celle de Frederick Wiseman avec Titicut Follies. Dans son documentaire, le montage, délibérément lent et répétitif, permet une immersion totale du spectateur dans l’espace de l’asile. L’absence de commentaire ou d’intervention explicite laisse au spectateur le soin de saisir la réalité de l’institution et d’en déduire ses propres conclusions.

Lorsque je parle d’assauts contre notre conception de la réalité, je fais référence aux nouvelles technologies qui, au cours des vingt dernières années, sont devenues banales : les effets spéciaux numériques qui créent des réalités nouvelles au cinéma. Ce n’est pas que je veuille diaboliser ces technologies (…). Mais lorsque l’on considère toutes les formes de réalité virtuelle qui font désormais partie de la vie quotidienne — sur Internet, dans les jeux vidéo et dans la télé-réalité, parfois aussi sous d’étranges formes hybrides —, la question de la « vraie » réalité ne cesse de se poser. 

Werner Herzog,  On the absolute, the sublime and the ecstatic truth

Herzog s’est constamment interrogé sur la possibilité de la “vraie” réalité, notamment dans La Grotte des rêves perdus, où sont filmés ces peintures rupestres à l’aide de la 3D. Herzog les fait littéralement flotter à l’écran, accentuant la courbure des parois et la profondeur des ombres projetées. Ce procédé donne aux œuvres préhistoriques une présence quasi vivante, comme si elles prenaient forme sous nos yeux. À cela s’ajoute la musique éthérée et la voix hypnotique de Herzog, qui s’interroge sur la capacité du cinéma à nous faire ressentir une connexion avec des artistes disparus depuis 30 000 ans. Dans Lo and Behold: Reveries of the Connected World, une scène marquante prolonge cette réflexion sur la perception du réel à l’ère numérique. Lorsqu’il rencontre des personnes électrosensibles, contraintes de vivre en retrait du monde connecté, Herzog capte leur détresse avec une distance quasi clinique. En les filmant dans des paysages désertiques, il souligne l’ironie de leur situation : alors que le monde entier s’immerge dans l’Internet, eux doivent s’exiler pour échapper à un réseau invisible. Ce contraste visuel et thématique illustre la manière dont la technologie redéfinit notre rapport au réel, parfois jusqu’à l’exclusion.

Cette interrogation sur la nature de la réalité et la manière dont elle est façonnée par l’image ne se limite pas au cinéma de Herzog. À l’ère du numérique, ces questionnements se prolongent et se réinventent sur de nouvelles plateformes. YouTube, en particulier, devient un laboratoire où le réel est constamment remodelé par le récit et la mise en scène. Le storytelling s’enseigne désormais comme un art, celui de transmettre une émotion, de modeler un récit en une expérience immersive. Des formations sont vendues par des vidéastes qui, à la manière de conteurs modernes, dévoilent les rouages d’une narration pensée pour capter l’attention et transcender le simple témoignage. Ainsi, le documentaire YouTube oscille entre le brut et le mis en scène, hybridant les formes et troublant les frontières entre le réel et cette « vérité extatique » chère à Herzog. Une nouvelle grammaire du récit s’élabore, où la subjectivité devient non seulement un prisme, mais un moteur essentiel du sens, révélant combien, de nos jours, la réalité se compose autant qu’elle se capture.

Souheyla Zemani
Souheyla Zemani
Articles: 4