Rencontre avec Jia Zhangke : entre Caught by the Tides, son cinéma et l’évolution de la société chinoise

La 31ème édition du Festival International des Cinémas d’Asie de Vesoul commençait très fort cette année. Annoncé d’abord comme le président du jury du festival, Jia Zhangke et sa muse Zhao Tao étaient présents dès la cérémonie d’ouverture afin d’y recevoir un cycle d’or d’honneur pour l’ensemble de leurs carrières respectives. L’occasion alors d’y découvrir un cycle entier consacré au cinéaste retraçant son œuvre et permettant à un large public de découvrir certains de ses films pour la première fois sur grand écran. Nous avons pu avoir l’immense privilège de nous entretenir avec l’un des plus grands cinéastes chinois contemporains actuels lors d’un échange libre, très riche et passionné :

 

Tristan : Vous revenez au FICA vingt ans après avoir remporté le grand prix du jury avec The World, comment vous sentez-vous à l’idée de revenir à Vesoul afin cette fois-ci de vous placer de l’autre côté et de récompenser une œuvre à votre tour ?

Le ressenti est complètement différent d’il y a 20 ans, d’abord la première fois je présentais l’un de mes films. C’était d’ailleurs frustrant de ne faire presque que cela lors de mon séjour au sein du festival pendant deux à trois jours. Je n’ai pas eu le temps de voir les autres films d’autres cinéastes. J’ai l’impression ici de me transformer en heureux spectateur ayant l’opportunité de voir des films de tous horizons du continent asiatique. À ce titre je remercie le travail qui est fait sur ce festival, j’ai beau être moi-même un réalisateur asiatique, il m’est impossible d’être au courant de toutes les sorties et de pouvoir les voir. Cela me permet de découvrir de nouveaux regards, surtout jeunes.

L’avantage d’un festival comme celui-ci nous permet de pouvoir accéder à des milieux et des cultures différentes ainsi que de faire connaissance avec des personnes dont on ne peut imaginer la vie. La sélection qu’offre le festival est une sorte de nouvelle fenêtre sur beaucoup de régions qui m’étaient assez inconnues comme celle du cinéma de Birmanie. J’ai l’impression que c’est ce qui caractérise l’Asie d’être témoin de crises et de mouvements en tous genres, qui font qu’il y a une sorte d’instabilité permanente qui se ressent énormément dans cette sélection qui témoigne de la réalité actuelle.

 

En effet il y a beaucoup de regards, parmi eux un cycle hommage à votre cinéma avec une projection des Feux Sauvages que beaucoup ont reçu comme une synthèse, un bilan de votre cinéma. Comment pourriez-vous expliquer cette réception ? S’explique-t-elle par la volonté de faire une réflexion autour de votre propre œuvre ou est-ce par son processus fragmenté ?

Cet effet de synthèse n’était pas intentionnellement l’objectif de départ de ce projet. Le fait est qu’en travaillant dans le processus du film, c’est ce qu’il a fini par me fournir comme bilan. Quand je me suis lancé dans ce projet on était six mois après le début de la pandémie [de COVID-19]. C’était donc impossible de pouvoir tourner ou alors en prenant de très grands risques. Entre cinéastes et artistes, nous étions assez démoralisés, on se disait que cela allait être la fin du cinéma. La situation était compliquée et dans certains cas extrêmes je connais notamment un directeur de salles qui s’est malheureusement suicidé.

L’environnement psychologique était très spécial lorsque le confinement m’a donné cette impulsion pour créer le film. Je filmais également des choses sur mon téléphone, j’en ai même monté un film que j’ai présenté au Festival de Thessalonique qui m’a permis d’expérimenter avec un nouveau moyen de création. J’ai aussi pris l’habitude avec mes collaborateurs de filmer grâce à l’accessibilité du numérique quelques images partout en Chine et on se disait que tout cela se transformerait en un film que l’on nommait « l’homme à la caméra numérique ».

Je me suis dit que ces images peuvent construire un film, mais au-delà je pensais même ouvrir un projet afin de montrer toutes les images que j’avais pu accumulées pendant toutes ces années. Cela a donc nécessairement un rôle rétrospectif sur mon cinéma. Pour parler de ce film, je suis presque obligé de le lier à la pandémie : trois ans de montage, la forme que le film a prise, tout est lié à cette période. Un lien évident à faire est aussi celui avec les nouvelles technologies, le film a accompagné l’arrivée de l’intelligence artificielle dans le sens où l’arrivée de cette intelligence serait à même de permettre de retravailler les images. Or là c’est moi, un humain et non un robot, qui s’est mis face à toutes ces images en tant que créateur avec une grande richesse de matière. Je suis un créateur bien vivant qui se repenche sur son travail.

 

Votre dernier film semble dépeindre les bouleversements de la société chinoise moderne qui évolue très rapidement et qui commence à avoir un rapport conséquent à la matérialité (avec en tête la scène de la rencontre entre le robot serveur et Zhao Tao dans Les Feux Sauvages, autant émerveillée que repoussée par ce nouvel objet). Est-ce que cette matérialité vous fait peur, arrivez-vous à garder un regard neutre et distant sur le sujet ?

Ce film me donne l’opportunité, outre le fait de me repencher sur ma carrière comme on le disait, de me rendre compte à quel point nous sommes en ce moment dans un point de bascule où l’humanité semble rentrer dans une nouvelle civilisation. J’ai moi-même déjà vécu certains bouleversements, il n’y avait qu’à voir l’arrivée d’Internet et l’incidence que cela a eu sur la vie des gens. C’est comme si l’habitude que l’on avait de se regrouper en tant qu’individus dans la vie réelle se cachait derrière le virtuel. On commande beaucoup en ligne, on paye par exemple avec nos smartphones… Et quelque part tout ce qui appartient à la tradition, sans se demander si c’est une bonne chose ou non, laisse place à quelque chose de radicalement opposé. Être confiné face à tous ces éléments m’a permis de comprendre cela, avec une impression d’avoir un pied dans le passé et dans l’avenir.

Pour parler plus précisément du sujet, en Chine les robots sont en train de devenir communs : ils sont présents dans les hôtels, les restaurants, les supermarchés… Enormément de lieux publics dans lesquels la population s’est déjà fait une idée de ce que c’était que de les avoir dans leur quotidien. En arrivant en France, je me rends compte que ce n’est pas le cas ici. Je pense que la réaction première que l’on a pu avoir a été de raisonner négativement alors qu’on devrait parallèlement avoir une attitude très ouverte sur ces nouvelles technologies. Les avis sont très catégoriques alors que les gens n’ont pas encore pu les fréquenter et les apprivoiser. Avant de pouvoir se positionner par rapport à tout cela, il faudrait dans l’idéal pouvoir les utiliser au maximum. Elles ont besoin que l’Homme leur crée un espace afin qu’elles puissent se développer pour les accompagner sans les laisser évoluer seules.

Les Feux Sauvages, Jia Zhangke, 2024 ©

Dans un autre registre, vous êtes très attaché au temps et surtout à l’Histoire, que ce soit la votre ou celle des laissés-pour-compte. Vous cherchez à mes yeux à en faire des témoins de l’Histoire, des souvenirs par ces récits fragmentés. Est-ce que vous n’avez pas peur que ces histoires finissent par se perdre ? Est-ce pour cela que vous en ressentez le besoin de les capturer ?

J’ai commencé avant d’être réalisateur à être un cinéphile, j’ai regardé énormément de films chinois des années 1920, 1930 et 1940. Beaucoup de fictions certes, mais aussi beaucoup de documentaires et ça passionnaient de voir à quel point tout mis bout à bout, ces éléments relataient l’histoire de la Chine. Heureusement que l’on avait ces images pour savoir comment les gens parlaient à une époque, ou à quelles souffrances ils étaient confrontés. On n’aurait pu se fier qu’aux textes et faire travailler l’imaginaire sans ces images. Quand j’ai compris tout ce que le cinéma pouvait apporter à l’Histoire, c’était un moyen pour moi de faire de la résistance par rapport à l’oubli. C’est autant un moyen pour raconter des choses actuelles que pour nous confronter au passé.

Dans 24 City, il y a en effet ce plan qui m’a marqué des ouvriers qui sortent de cette usine qui s’apprête à fermer et à être remplacée, que vous filmez déjà comme un vestige du passé. Tous semblent justement avoir quelque chose à en raconter de leur vivant et permettent que ce lieu ne soit pas oublié. […]

24 City, Jia Zhangke, 2009 ©

Xavier : Pour revenir sur vos premiers films, il semble y avoir au départ une volonté de filmer dans des espaces locaux et périphériques comme la province de Shanxi dont vous êtes originaire. D’où vous vient cette volonté de filmer majoritairement ces territoires plutôt que les grandes villes chinoises ?

Il y a beaucoup de gens qui disent justement que « Jia Zhangke ne sait que filmer sa région natale ». Certes il y a un attachement très fort avec ma terre natale, j’y ai grandi et j’y suis resté jusqu’à l’âge de 21 ans, mais sur le plan cinématographique il faut le voir sur un plan esthétique. C’est mon arrière-plan esthétique. En Chine il y a d’énormes différences d’un territoire à un autre, moi ce qui m’a toujours intéressé c’est de traiter les problèmes loin de ceux des grandes villes, qui correspondent mieux à ceux de ma province natale. Mon cinéma a toujours été de filmer en dehors de Shanghai, Pékin, et de m’attacher à la réalité du cœur de la Chine. Il faut bien voir que ces terres agricoles correspondent au plus grand nombre de chinois.

 

C’est vrai que dans l’histoire du cinéma chinois, pour le public occidental la fin des années 1980 et 1990 est souvent associée à des grandes fresques historiques comme Adieu ma Concubine (pour n’en citer qu’un). Est-ce qu’il y avait vraiment une volonté de rupture avec ces films afin de s’éloigner de ce que le public pouvait découvrir traditionnellement ou cela s’est-il fait naturellement ?

À la fin des années 1980 et 1990, c’est justement la période à laquelle je faisais mes études à l’académie du cinéma. J’ai bien évidement vu ces films, mais je ne dirais pas que j’avais une envie de me démarquer de ce cinéma. J’ai surtout voulu faire ce qui me parlait le plus, ce que j’avais envie de capturer. A cette époque, c’était la vie des jeunes au moment présent quand j’ai pris mes premières images. Ceux de la cinquième génération (celle qui précède celle de Jia Zhangke) faisaient en effet des fresques qui portaient sur des périodes du passé de la Chine, ce que je respecte aussi beaucoup et qui est important pour moi.

 

Tristan : En dernière question, je souhaitais aborder avec vous votre expérience sur Black Dog de Guan Hu. Un film porté sur une Chine en ruine ayant du mal à se reconstruire et qui rappelle beaucoup votre regard. Est-ce que c’est cette thématique commune à votre cinéma qui vous a motivé à accepter d’y jouer un rôle (en tant qu’acteur) ? Ou était ce une volonté d’essayer quelque chose de nouveau ?

Je dois avouer avoir accepté dans un premier temps car nous sommes tous deux très amis. Nous nous respectons mutuellement, quand il m’a invité à participer je savais que ce serait un petit rôle et ayant du temps libre j’ai accepté. Je pense que dans le monde entier les cinéastes aiment s’entraider et je pense que c’est très précieux de continuer à partager ces visions d’artistes. Souvent, les festivals et le marché du cinéma ont tendance à nous ériger en concurrents alors que ce n’est pas la réalité. On est conscients de la difficulté de pouvoir créer, je pense aussi que c’est important de compter sur nous pour nous épauler.

Black Dog, Guan Hu, 2024 ©

Un grand merci à Xavier de la rédaction pour m’avoir accompagné pendant cet entretien, Jean-Marc Thérouanne directeur du festival ainsi qu’à Jia Zhangke et sa traductrice pour ce bel échange et le temps accordé.

Tristan Misiewicz
Tristan Misiewicz
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