Nous inaugurons une nouvelle rubrique mensuelle dans laquelle nos rédacteurs pourront vous livrer leurs humeurs sur l’actualité – ou non – du mois passé. Au programme pour le bulletin d’octobre : retours sur Une bataille après l’autre de Paul Thomas Anderson, découverte de Soundtrack to a coup d’état de Johan Grimonprez et disparition de Peter Watkins.
Une bataille après l’autre, un film politique ?
Le nouveau film de Paul Thomas Anderson, notoriété oblige, a suscité commentaires et disputes. Ne figurant pas parmi les inconditionnels du cinéaste, je ne discuterai pas de la place de ce film dans sa filmographie, de la trajectoire de son œuvre ou de l’inédit déploiement de moyens financiers dont il dispose soudainement. J’ai moi-même un certain nombre de reproches à adresser à ce nouveau long métrage, mais surtout une profonde sympathie dont je vais me défendre. Une critique récurrente m’a, dans un premier temps, surpris, puis agacé. Une bataille après l’autre ne serait pas un film politique. Paul Thomas Anderson, nous en serions certains à l’aune de ses autres œuvres, déploierait simplement son nouveau terrain de jeu à même de nous faire profiter de sa – réjouissante, il est vrai – virtuosité. Point d’amertume ici ; j’ai entendu cette remarque de la bouche de personnes dont j’estime le travail, voire de celles d’amis. Mais faut-il à ce point refuser de regarder les États-Unis contemporains pour ce qu’ils sont ? Faut-il à ce point sous-estimer la fascisation des élites politiques, industrielles et sécuritaires, voire, peut-être pire encore, sous-estimer les résistances populaires au travail dans ce pays ? Oui, les French 75 du film n’agissent pas dans leurs temps, bien davantage issus des groupes d’action directe qui secouèrent les centres impérialistes des années 1970 que des années 2000 et 2010, mais cet anachronisme ne permet que mieux d’appuyer en contraste le collectif véritablement révolutionnaire du film qui se déploie dans un segment central galvanisant quoique terrible, lorsque l’autodéfense populaire des communautés hispanophones donne à voir à l’écran une efficacité redoutable et tout à fait politique. La fluidité du montage et des plans construit un flux traversé des nombreux visages d’une organisation semi-clandestine qui résiste de fait. On ouvre des portes, longe des couloirs, passe d’un toit à l’autre, on cache les personnes vulnérables, on communique, on descend dans la rue, enfin : on fait face au mal. Un seul héro : le peuple. Quelques heures après avoir vu Une bataille après l’autre, d’autres images, diffusées sur les réseaux sociaux, me ramenaient au film. Quelque part, à Chicago, des passants empêchaient spontanément l’enlèvement – car c’est bien le terme qu’il faut employer – d’un homme par l’ICE, milice chargée des rafles d’immigrés aux États-Unis. Ces documents sont récurrents, ils nous rappellent également les soulèvements à Los Angeles et dans d’autres villes américaines l’été dernier contre cette même police fasciste. Pourquoi refuser de connecter ces images ? Au nom de quel usage paresseux de la politique des auteurs préfère-t-on spéculer sur les intentions de Paul Thomas Anderson plutôt que d’accepter ce qui, dans le film, évoque concrètement le réel des luttes populaires aux États-Unis ?
Baptiste Demairé
Une Critique après l’autre
Une Bataille après l’autre m’a été vendu comme le film le plus accessible, le plus conventionnel de Paul Thomas Anderson. Et, en effet, si le but du réalisateur était de s’essayer à une formule plus classique, je pense qu’il a réussi son coup, produisant un des films les plus jouissifs et divertissants de ces dernières années. Mais si l’entièreté du film est indéniablement classique dans son déroulé, dans ses codes, il n’y a que la séquence finale qui me parût foncièrement convenue, un peu trop facile – disons-le, un peu trop “Hollywood”. Ce retour au statu quo familier où nos protagonistes, par le biais des conflits externes traversés tout au long du récit, finissent par résoudre certains conflits internes, émotionnels, très loin d’avoir changé le monde mais nous laissant tout de même sur une note optimiste – tout ceci est le propre du cinéma hollywoodien. Je sors donc de la séance avec un certain arrière goût en bouche, me demandant si le film contient une profondeur supplémentaire, ou s’il n’est au final que le produit d’un défi que le réalisateur se serait lancé pour voir s’il en était capable ?
Mais si le but d’Anderson était simplement de s’essayer au blockbuster, il est tout de même curieux de noter qu’il a choisit comme source d’adaptation (libre) un roman de Thomas Pynchon, auteur tout ce qu’il y a de plus excentrique – qui, on le rappelle, ne rate jamais une occasion d’exposer les machinations politiques et idéologiques qui sous-tendent les produits de la culture populaire. Anderson décide même de transposer le roman au présent pour en faire un récit encore plus actuel. Le film le plus accessible de Paul Thomas Anderson est donc aussi son film le plus ouvertement politique. Mais, justement, cette structure classique ne vient-elle pas diminuer la portée politique de l’objet cinématographique, en injectant la politique dans son contenu mais non pas dans sa forme ?
Ici, je répondrais que Paul Thomas Anderson, en faisant usage de ces codes et en les poussant à leur expression la plus jouissive, finit justement par démontrer ce qu’il y a d’implicitement politique dans les formules scénaristiques et visuelles hollywoodiennes, dans ces structures qui régissent l’action du cinéma classique. Ce qui est exposé c’est cette vision de la construction narrative comme un enchaînement de situations conflictuelles où chaque élément du scénario, chaque élément de l’image filmique, ne sert qu’à “avancer l’histoire”, la diriger tout droit vers cette résolution convenue qui procure au spectateur une illusion éphémère, une impression d’avoir vécu, un court instant, quelque chose de libératoire, de cathartique, mais qui au final ne fait que les ramener au statu quo. Comme l’ont dit de nombreux cinéastes et théoriciens du cinéma dans le passé, c’est une vision très limitée, et très limitante, de ce que peut être cet art cinématographique.
Je crois que cette scène du début du film, où Perfidia humilie le capitaine Lockjaw en le forçant à “se mettre debout” – scène qui devrait plaire aux lecteurs de Pynchon, qui retrouvent ici les traces de son penchant pour l’emmêlement du politique et du psychosexuel – semble annoncer la thèse du film, autant sur le plan symbolique que sur le plan formel. Symbolique, en ce qu’elle dépeint cette relation conflictuelle, cette sorte de stratégie de tension – entre révolutionnaires et autorités, mais aussi entre le film et le spectateur – comme un système de contrôle qui joue sur nos désirs les plus bas. Vous aimez le conflit, Anderson semble nous dire, vous aimez l’action, vous aimez les sensations fortes ? Et bien en voici. Et nous voilà tous “debouts” devant ce grand film d’action. Et formel, en ce qu’elle est l’incarnation de la structure visuelle centrale du film : le mouvement vertical. Un schéma visuel qui réapparaît tout au long du film et qui culmine en ce climax délirant – une séquence à la limite de l’expérimental où Anderson réduit le récit hollywoodien à son essence formelle : une série de hauts et de bas, une répétition presque hypnotisante, dont la puissance minimaliste nous prouve bien à quel point le spectateur est facilement distrait. Une répétition qui ne s’arrête que lorsqu’on se retire du jeu, lorsqu’on freine. Il n’y peut-être pas de représentation plus métonymiquement pure de l’étape narrative à laquelle elle correspond – c’est-à-dire le dénouement scénaristique – qu’une voiture qui freine.
Je dirais donc que le film est vraiment politique, non pas seulement par son contenu, mais plutôt par son insistance sur les formes narratives dominantes, son exposition de celles-ci dans la manière dont ce récit classique est mis en scène. Si la séquence finale paraît si “facile”, c’est donc parce que le film ne peut se finir sur une note vraiment révolutionnaire – après tout, rien n’a réellement changé. En résistant à l’attrait d’une conclusion plus radicale, plus inattendue, Anderson affirme que les films de ce genre n’ont rien de révolutionnaire, qu’ils existent au sein d’un système esthétique qui, consciemment ou non, se met au service d’idéologies dominantes. Il nous confronte à la réalité indéniable que le système actuel est toujours en place, et qu’il serait malhonnête de sa part – après avoir fait usage de tous les codes du cinéma dominant – de prétendre pouvoir proposer une résolution radicale. Le film est finalement ancré dans une perspective très personnelle, consciente de ses propres limitations. Si la fin me “déçoit” par son classicisme, c’est parce que chaque film de ce genre qui se veut radical, sera forcément une déception. Paul Thomas Anderson a accepté sa place au sein du système. Le mieux qu’on puisse espérer, nous dit-il, c’est que la génération suivante continue la bataille. Sinon lui, peut-être ses enfants.
Bailey Fensom
Soundtrack to a coup d’état
Voici un genre de film documentaire bien particulier : le documentaire d’archives. Un ou une cinéaste nous plonge dans une époque, des images du passé, souvent sans prises de vues au présent. Et c’est alors un face à face entre le spectateur et les archives, entre le présent et le passé qui se joue. Dans Soundtrack to a coup d’État, Johan Grimonprez nous plonge dans les années Lumumba : celles de la lutte pour l’indépendance du Congo. De l’émergence des pays du Sud aux Nations Unies et des bouleversements causés par ces derniers. Guerre froide, impérialisme. Ce que le film nous donne à voir durant ses deux heures et demie de narration astucieuse, parvenant à mêler Lumumba à Castro, Castro à Malcolm X, à Gorbatchev, jazz et impérialisme, sont les chaînons de la machine impérialiste. La façon dont les Etats Unis usent de toutes les mécaniques possibles pour maintenir leur emprise sur le monde et les pays colonisés, nouvellement indépendants. Le titre du film rentre dans cette logique, puisque le long métrage s’appuie entre autres sur les figures des légendaires jazzmen de l’époque (Armstrong en particulier) en montrant comment l’impérialisme américain a exploité sa figure et une musique émancipatrice en outil de domination coloniale. Pendant qu’Armstrong fait sa tournée dans les pays d’Afrique, la CIA œuvre en coulisses, met en place des assassinats, organise des rendez-vous. Le vampirisme impérialiste se nourrit de tout, malgré les déclarations officielles des américains à l’ONU (dont les images de réunions sont très nombreuses dans le montage du film).
La leçon du film, en plus de la cruauté impérialiste, est l’idéal d’une coalition des pays non-occidentaux. La puissance possible des pays des autres continents, peut être moins puissants en termes économiques ou militaires que les Etats Unis mais plus nombreux (d’où la violence avec laquelle ils œuvrent sur des terrains néo-coloniaux). C’est l’idéalisme d’une union contre le diktat impérialiste, ce qu’on a pu voir récemment avec les impressionnantes images de manifestations de soutien à la Palestine dans différents pays (Mexique, Malaisie, Japon, Turquie, Afrique du Sud, …) pendant que la question reste sensible dans notre pays. Un rappel que malgré ce que nos médias nationaux voudraient nous laisser penser, la France n’est qu’une goutte d’eau sur l’échiquier internationale, que la décision d’Emmanuel Macron de reconnaître l’état Palestinien n’est qu’un leurre, qu’une façade pendant qu’en coulisses des armes françaises sont livrées en pièces détachées à Israël. Ce que le film vient rappeler, en montrant ces jeux de communications, de décalage entre les discours prononcés à l’ONU et la réalité des faits, c’est que la France n’est qu’un pion, comme tant d’autres pays Occidentaux, malgré ce que nos dirigeants voudraient croire ou penser. En tout cas c’est autant pour les clés de lecture qu’il nous apporte sur le présent que pour l’histoire tragique de celui qui fut le symbole d’une volonté d’unir les pays du Sud afin de faire front contre l’impérialisme que Soundtrack to a coup d’état est un des films importants de cette année. L’hydre impérialiste est vorace, mutante, mais face à elle l’union fait la force. C’est l’utopie que représentait Lumumba, et c’est pour cela qu’il a été humilié et assassiné. Et c’est aussi et surtout pour cela qu’il faut raconter son histoire et de ce fait réanimer le symbole qu’il représentait dans notre présent, ce que fait assez brillamment le film.
Romain Rousset
Peter Watkins n’est plus
La disparition en toute fin de mois du cinéaste Peter Watkins (1935-2025) nous laisse un goût amer. Elle ne fut pas, sans doute, aussi médiatisée que celle de David Lynch en début d’année – à peine quelques textes dans le paysage généraliste français – et n’a pas provoqué le même élan collectif. Peter Watkins fut décidément un cinéaste à la marge de, même dans la mort. C’est un nom qui fut, pour ma part, connu depuis toujours, associé à une poignée de films denses, Punishment Park et, surtout La Commune (Paris, 1871) en tête. Mais jamais, curieusement, Peter Watkins ne se tint au premier plan de ma cinéphilie. Un goût amer, donc, parce qu’il est de ces cinéastes qu’on sait importants – on a entendu parler de ses théories, vaguement, sans vraiment s’y attarder – et qu’on a jamais explorés. Dans nos textes pour le Club lumière, Peter Watkins n’est pas totalement absent, mais par touches, comme un renfort dans lequel puiser des formes, des plans, des procédés, des rapports aux temps. Hommage amer, regrets qu’on pense devoir résoudre : il faudra voir plus de films de Peter Watkins.
Baptiste Demairé