Bulletin novembre 2025 : Nuit Obscure, Radu Jude et IA

Dans ce nouveau bulletin, Virgile nous raconte un documentaire à la sortie confidentielle et Samuel réfléchit à l’utilisation de l’intelligence artificielle dans le Dracula de Radu Jude.

 

Nuit obscure – “Ain’t I a Child ?” : ne pas hésiter à prendre le temps

Le dernier film du documentariste Sylvain George, “Ain’t I a Child ?”, suite des deux précédentes nuits (d’abord les Feuillets sauvages, puis l’Au Revoir), est sorti en salles ce 5 novembre dans un silence évident. Sa durée de près de trois heures est redoublée par ses prédécesseurs et sa sobriété attentive est alors réduite à une simple curiosité artistique d’une suffisance relative. Mais il ne faudrait pas que ni son noir-et-blanc ni sa mise en scène a priori naturaliste n’invisibilisent son ou ses sujets, à savoir les vies de Malik, Mehdi et Hassan, exilés qui découvrent la dureté sociale d’un Paris oppressif. Ce sont eux qui fabriquent le film. Bien sûr, on sait qu’il y a peut-être une ambivalence dissimulée dans tous les films collaboratifs qui se construisent dans un semblant d’union avec leurs acteurs. A cette ambivalence, George répond cependant avec l’honnêteté perçante de sa mise en scène. Le noir-et-blanc marque une distance avec le semblant de rêve européen qui marque le départ du film puis n’est toujours que la teinte de ce que perçoivent ses personnages et de ce qu’ils façonnent. Il ne s’agit pas d’un misérabilisme occidental, bien au contraire. George part donc de la découverte d’une ville par ceux qui y sont rejetés : le film se construit dans cette confrontation, mi-déçue, mi-moqueuse de la froideur de sa modernité et de la grisaille du béton. Tout se cristallise dans un feu poétique, moment de conte et de rêverie qui brûle pourtant bien de la souffrance même des récits de ceux qui les vivent. Alors, dans ces quelque trois heures d’images, puisque ce sont bien cela, que des images, il ne s’agira pas de fixer ces vies dans une bulle cinématographique ou d’enfermer ceux qui souffrent dans leur souffrance. Au contraire, le temps donné n’est pas un temps volé. C’est un temps accordé au spectateur qui doit bien saisir ce qu’on lui omet le reste du temps : non seulement la durée, mais la représentation d’une humanité qui s’y exprime. Quand le film s’achève avec une intervention violente des CRS, le cinéaste rappelle d’un carton le meurtre de Nahel Merzouk, tué d’un tir à bout portant par un policier lors d’un simple contrôle routier. La violence raciste et sociale dont parle Nuit obscure continue après ses images, le spectateur ne pourra en faire abstraction. Mais il s’y sera sûrement confronté, justement sans en faire une affaire résolue ou une simple clause de pitié.

Virgile Brunet




Radu Jude contre l’IA

A-t-on le droit, aujourd’hui, de faire du « cinéma » à l’aide d’images générées par ordinateur ? Radu Jude s’y mouille, irrévérencieusement, avec son Dracula sorti il y a quelques semaines. Sa farce de près de trois heures n’est bien sûr pas composée uniquement d’IA, mais de nombreuses images artificielles apparaissent au cours du film, appuyant une histoire de scénariste/promoteur qui démontre la puissance génératrice de la technologie moderne. On peut rejeter en bloc la proposition, parce qu’elle emploie manifestement des images qui ne sont pas de création humaine. Mais le principe provocateur de Jude est de faire irruption avec ces plans, de faire rupture avec le déroulé des prises de vues réelles dans lequel elles s’inscrivent. Jude diffère de la vocation de cette technologie car, en insérant soudainement de l’IA grossière au milieu de ses scènes, il nous donne à voir l’IA en tant qu’IA, pas en tant que ce qu’elle est censée représenter. Lorsqu’on est dans la plaine transylvaine, et que soudain un plan de coupe d’ordinateur surgit avec sa gravité irréaliste et ses motifs caricaturaux (un homme de paille et des chauves-souris immobiles pour signaler l’ambiance « vampire »), on ne voit plus la continuité de la plaine, mais le parasitage de l’intelligence artificielle. Le comique qui en ressort confère une valeur émancipatrice au regard, car il n’est pas soumis à l’illusion trompeuse, mais possède une distance puissante à la technologie, le pouvoir benjaminien d’en rire. Être capable de ne pas voir ce que l’IA représente, c’est voir l’IA pour ce qu’elle vaut vraiment, la technique qui vampirise l’intelligence, non pas pour atteindre ses hauteurs dans le futur, mais pour l’abaisser à son niveau. Notre cinéaste roumain nous garde bien loin de la synchronie prophétisée entre l’homme et la machine, en désynchronisant l’IA de ses images à lui, faisant de son agencement étrange et anti-programmatique une preuve de notre puissance.

Samuel Dumas

Rédaction du Club Lumière
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