C’est parfois difficile de ne pas se sentir ridicule lorsque l’on évoque son rapport aux animaux. La notion de “spécisme” qui désigne le fait de porter plus d’égards à l’espèce à laquelle on appartient est somme toute assez récente, élaborée dans les années 70 comme continuité des termes racisme, sexisme, etc. Le terme cache en réalité une histoire plus ancienne et peu connue notamment construite par des groupes féministes et végétaliens au XIXe siècle. La notion est souvent critiquée – parfois à raison en fonction de la façon de son utilisation — mais pas dénuée de tout intérêt contrairement à ce que l’on pourrait avoir tendance à penser. L’antispécisme pose un terme sur notre rapport aux êtres vivants qui nous entourent et que l’on a choisi de dominer. Il s’inscrit dès lors logiquement dans les critiques du capitalisme, de la destruction de la nature, et de la mort qui entoure nos modes de vie. Ce sont des millions d’animaux qui sont tués chaque jour, c’est une industrie excessivement polluante et remettre tout cela en question n’est pas un mauvais délire mais bien une volonté de continuer à déconstruire notre rapport vicié au monde et à l’autre. Il n’est pas question ici de faire un cours d’histoire sur la cause animale mais plutôt de noter que celle-ci est souvent absente des réflexions dans le cinéma — à quelques exceptions près — alors que les animaux y sont pourtant très présents : comme décor et comme véritables acteurs d’un film. À ce sujet, le phénomène de 2023 autour de Messi d’Anatomie d’une chute a réellement ancré les animaux acteurs comme des stars que l’on peut trimballer de dîner en dîner et, osons le dire, qu’on peut exploiter. Le sort des animaux est une affaire politique et c’est ainsi qu’Ana Vaz le met en scène dans son film Il fait nuit en Amérique sorti en 2024.
Il fait nuit en Amérique est un documentaire expérimental d’une heure qui évoque les animaux sauvages errant dans la ville de Brasilia et dans le grand zoo qui s’y trouve. Le corps de l’animal est pensé de manière véritablement politique, ce qui se ressent dans la mise en scène. Les singes, capybaras, chiens sauvages ou chouettes sont filmés de très loin avec des zooms (objectif macro de 300mm et duplicateur amenant un 600mm pour celleux qui comprennent ce jargon) qui brouillent toutes notions d’échelle humaine. Ils ne sont pas mis en rapport avec les corps des hommes ou avec leurs infrastructures, ils existent en eux-mêmes. Cette distorsion du regard tend à empêcher l’anthropomorphisme. La cause animale évoquée au cinéma comme dans Eo de Jerzy Skolimowski ou Cow d’Andrea Arnold les pensaient principalement au travers des humains et de leurs structures aliénantes. Si la dénonciation des maltraitances animales dans les abattoirs et lieux d’élevage est toujours bonne à prendre, il y a un vrai geste politique de la part d’Ana Vaz d’ignorer les hommes pour permettre aux animaux d’être leur propre sujet et d’être regardés en dehors de leur lien à nous. Les voix humaines sont néanmoins très présentes à partir par exemple d’enregistrements de coups de téléphones passés à la police environnementale pour dénoncer et déloger un animal dans le jardin, de témoignages des vétérinaires du zoo de Brasilia ou avec un personnage mystérieux parlant en jargon en laissant dérouler ses pensées fleuves. Les corps humains sont morcelés dans ce film, détachés de leur voix, jamais filmés de plain pied (ou alors de loin) donnant presque l’illusion d’un point de vue animal, rarement capable de nous voir dans notre entièreté où de nous comprendre. Quasi invisible, les humains représentent pourtant une sorte de menace planante et existent principalement par les immeubles, lumières et grillages qui entourent le zoo.
La ville de Brasilia a en effet une histoire assez particulière. Capitale fédérale du Brésil, elle est un projet des années 50 qui s’est concrétisé en 1960. L’objectif du gouvernement d’alors, celui de Juscelino Kubitschek, était de mieux répartir l’activité économique du pays qui se concentrait principalement sur les côtes. Il aura fallu seulement 4 ans pour ériger cette ville, pensée par des disciples de Le Corbusier. Seulement quatre années et des conditions de travail abominables, des répressions policières, l’interdiction des syndicats et l’intervention de l’armée. Tout en béton, verre et acier, la ville a une aura particulière ce qu’Ana Vaz met très rapidement en image avec comme séquence d’ouverture plusieurs plans urbains tournés en nuit américaine où l’activité humaine est quasi absente, remplacée par des lumières qui clignotent constamment, comme traces de notre présence permanente. C’est le crépuscule qui domine ces grattes ciels, qui remplit ces avenues vides, qui se reflète sur ses vitres, qui ne rend que plus absconse toutes ses routes tortueuses. Brasilia dans Il fait nuit en Amérique est mise en scène comme la ville d’un monde sombre et dystopique, une ville rétro-futuriste déserte. Désertique, c’est ainsi que l’on qualifie le plateau où elle a été bâtie. Désertique car aride, sans habitation humaine au préalable. Mais peut-on qualifier de désertique une région qui abrite des fleurs, des plantes, des serpents, des renards chenus, des loups à crinières, des pélicans, des hiboux ? Ana Vaz l’exprime ainsi : “Ce qui n’était pas humain n’était pas considéré comme de la vie.” Les animaux ne sont pourtant pas absents de la ville et y errent en quête de nourriture, de place tout simplement. La phrase qui conclut le film dit en substance que les animaux n’ont plus aucun endroit où dormir car les hommes leur ont arraché tous leurs lits. Difficile de ne pas évoquer Le mal n’existe pas de Hamaguchi qui au sujet de la construction d’un glamping sur le territoire des cerfs a un dialogue d’une pertinence folle : un homme dit que les cerfs iront bien ailleurs et le protagoniste du film lui demande “où ?”. C’est cette idée que Ana Vaz véhicule avec ses longs trajets dans des allées de bétons infinies : il n’y a plus d’espace pour les animaux car la multiplication des infrastructures les accule et ces derniers sont de plus en plus en recherches de refuges.
Ne passant pas par quatre chemins, Ana Vaz évoque en interview le terme de “colonialité”. En 2020, elle a d’ailleurs réalisé un autre documentaire expérimental, Apiyemiyekî? sur le génocide des Waimiri-Atroari en 1970 pour laisser place à la construction de routes de et mines. Elle s’attache à évoquer l’histoire du Brésil par ses bâtiments, qui par leur existence sont le symbole de ce qui a été détruit. Une vétérinaire du zoo de Brasilia évoque le terme de réfugiés pour les animaux du zoo, qui accueille désormais les bêtes sauvages trouvées blessées ou malades dans les jardins des habitants. Pour Ana Vaz, il y a un geste colonisateur à avoir chassé et tué les animaux et à les empêcher de revenir (en complément, dans Ainsi, l’animal et nous Kaoutar Harchi revient elle aussi sur le lien étroit entre chasse, zoo, domination spéciste et colonisation). S’ils le font c’est pour se retrouver enfermés dans un zoo car, finalement, c’est la dernière place qu’il leur reste : des espaces verts artificiels où on les protège pour se donner bonne conscience. C’est toute une triste ironie du sort qui représentée par un plan du film sur un petite singe qui fait des allers-retours au sommet du mur qui l’enferme, lui-même surplombé de spirales en barbelés. Alors qu’on le pense contraint par les pics coupants, le voilà qui arrive à se percher pour laisser seulement son arrière train dépasser de ses grillages et faire pipi de l’autre côté du mur. Ce geste fait presque office de résistance ou de moqueries contre les humains qui se croient malins à penser pouvoir enfermer des êtres intelligents qui restent sûrement presque “de plein gré” faute d’autres endroits où pouvoir être simplement eux, des animaux. Ana Vaz met aussi subtilement en avant la façon dont on a créé une peur irrationnelle de ses animaux, participant à cette idéologie de l’enfermement. Une séquence du film tourne autour de l’arrestation d’une espèce de renard lorsqu’une femme appelle car il rôde dans son jardin. S’ensuit une scène hallucinante où deux hommes ultra équipés, presque armés, attrapent et mettent en cage cette petite créature maigre qui ne se débat pas. Il y a une sur-exposition inutile de la force. Lorsque évidemment sonné et affaibli le renard attend dans le coffre, il y a une longue succession de plans sur ses yeux lors desquels on discerne qu’il a une infection, une maladie sur l’un d’eux. Ce long passage permet au spectateur de modifier sa vision de l’animal et l’oblige à développer une vraie empathie pour lui sans le rattacher à des émotions vraiment humaines. On voit un animal qui n’a pas le droit d’en être un, forcé à se coucher, se soumettre et rester immobile. Cette image d’un être vivant affaibli, malade et qui pourtant fait peur en dit beaucoup sur le rapport aux animaux. Dès le début du film, un policier fait remarquer à un habitant qu’il ne sait pas différencier les espèces entre elles, un comble car ils vivent autour de nous constamment.
La plupart des animaux évoqués et montrés dans le film sont vivants et sauvés. Mais sur la pellicule toujours sombre planent les cadavres de tous ceux qui sont tués chaque année. Comme le film l’explique, il y a une superstition au Brésil ou du moins dans la ville de Brasilia contre les fourmiliers, aussi appelés tamanoirs ou tamanduas : ils porteraient malheur et donc il faut les écraser. Ce n’est pas moins de 450 cadavres de fourmiliers qui sont trouvés aux alentours de cette ville chaque mois. La découverte de l’un d’eux a fait office de déclic pour Ana Vaz qui a eu l’idée de faire ce film. Elle le décrit elle-même comme un “rituel funéraire en hommage à ce premier animal”. La mort envahit l’esthétique du film. Tout en nuit américaine, il est aussi tourné à partir de pellicules périmées 16 mm réunies et retrouvées, des “déchets de films”, des choses laissées pour mortes. Les contraintes techniques demandent à ce qu’on surexpose les pellicules périmés mais Ana Vaz a demandé le contraire à son chef opérateur Jacques Cheuiche : sous-exposer pour garder la pénombre. Dès lors, les animaux-mêmes sont spectraux de part leur lenteur souvent et leurs pelages fait pour la dissimulation qui se confond partout. Une musique funéraire accompagne aussi le film, des compositions de son père Guilherme Vaz qui mélange des orchestres avec des sonorités venues d’Amazonie et des percussions bien présentes, sans mélodie. Les sons lourds et expérimentaux appuient cette ambiance morbide et la circulation dans la ville faite de répétitions pourrait s’apparenter à un purgatoire. Car il y a aussi une inversion qui s’articule dans le film : l’enfermement des humains dans leurs propres créations. En se construisant sur le sang des travailleurs prolétaires, des minorités et des animaux, les lieux ne peuvent pas être autre chose que des villes fantômes où le poids des atrocités du passé pèsent toujours. La fleur de Buriti de João Salaviza et Renée Nader Messora sorti aussi en 2024 dresse le portrait d’un pays hanté par son histoire tumultueuse, ses gouvernements d’extrêmes droites, à la fois le symbole de la nature et de sa destruction.
Il fait nuit en Amérique se termine sur une faible cascade. L’eau est souvent le signe de la vie car elle nourrit, fait pousser la plante. Elle est aussi une grande source d’inquiétude, notamment avec les risques de sécheresse, avec la pollution des fleuves (qui affecte et tue les animaux comme les humains), elle est gâchée et, comme les plantes et les animaux, traitée sans égard. Le documentaire est pessimiste, audacieux dans la place qu’il donne aux animaux, traités comme des êtres à part entière, dont la souffrance et le meurtre sont à prendre en compte comme des atrocités de l’Histoire qui doivent être pointés du doigts. C’est peut-être l’un des premiers films avec une esthétique réellement antispéciste qui permet de faire du cinéma politique sur les animaux sans les exploiter et tout ça dans un zoo, une infrastructure de divertissements, de monstrations au dépend d’eux.