“Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre.“
Pascal, Pensées, 1670
C’est dans le premier chapitre de sa Poétique du Cinéma que le cinéaste chilien Raúl Ruiz élabore une critique de la “théorie du conflit central“, cette formule du cinéma hollywoodien qui consiste à orienter chaque scène d’un scénario autour d’un conflit qui ferait progresser le récit vers une résolution satisfaisante. L’objectif premier étant toujours le divertissement constant du spectateur. A propos du travail de réalisateur au sein de ce système-là, Ruiz écrit :
“On nous dit que notre rôle consiste à remplir deux heures dans la vie de quelques millions de spectateurs et à nous assurer qu’ils ne s’ennuieront pas. Mais qu’entend-on par ennui ?“
Raúl Ruiz, Poétique du Cinéma 1, 1995
Pour répondre à cette question, Ruiz nous relate une anecdote érudite et légèrement surréelle, à l’image de son cinéma. C’est l’histoire d’un moine chrétien qui, lors d’une séance de méditation au sein de sa cellule, se trouve distrait par un bruit de pas dehors. N’arrivant plus à se concentrer, il se précipite à sa fenêtre, mais ne voit rien. Plus tard, il entend frapper à la porte, mais encore une fois, il n’y trouve personne. C’est là que le moine est pris d’une envie soudaine de partir loin, n’importe où. Une envie qui le ronge et l’empêche de méditer.
Ce phénomène, les Père chrétiens du IVème siècle le nomment “tristitia“, l’élevant même au rang de huitième Péché Capital. Selon eux, c’est le démon de midi, Asmodée, qui serait à l’origine de cette tristesse, cet ennui.
Selon Ruiz, ces Pères ne croient pas réellement aux démons, c’est pourquoi ils proposent cette solution :
“La cure du moine contre cela n’est pas si éloignée de ce qu’aujourd’hui les experts en divertissement prétendent appropriée aux travailleurs surmenés : distraire la distraction à l’aide de distractions.“
Envahit par l’ennui et ne pouvant plus ignorer cette présence qu’il sait pourtant être illusoire, le moine accepte la proposition du démon, qui est celle-ci : sortir de la cellule. Le moine se trouve donc transporté dans des pays lointains. Mais à son retour il se rend compte que ce voyage imaginaire n’a fait qu’accroître son malaise.
“Désormais, tout voyage hors de sa cellule, toute apparition de son ami virtuel, aggraveront la mélancolie du moine. Il ne croit toujours pas à ces apparitions, mais son manque de croyance est devenu contagieux. Bientôt, la cellule elle-même, les autres moines, et jusqu’à la communication avec Dieu, deviennent une illusion. Son monde a été vidé par le divertissement.“
Quand on perd notre capacité à méditer, c’est-à-dire notre capacité à observer l’ennui, la distraction, sans chercher à y échapper, on court le risque de réduire tout ce qui nous entoure à une fonction de vulgaire divertissement. Mais les objets du divertissement s’épuisent très vite, c’est pourquoi l’ultime destination de cette voie-là est un “monde vidé“, un malaise qui s’approfondit de jour en jour.
Or, Ruiz avance que l’ennui peut être fructueux. Mais de quel type d’ennui parle-t-il ? Il écrit :
“Ce moment privilégié, quand le passé et le futur se scindent comme les eaux de la Mer Rouge pour laisser passer un intense sentiment d’exister, ici et maintenant, dans un repos actif. Cet instant privilégié […] survient quand l’âme est à la fois au repos et en mouvement, tournant vertigineusement sur elle-même, comme un cyclone autour de son œil, pendant que les événements du passé et du futur s’évanouissent dans la distance.“
On contraste donc ce “repos actif” – une sorte d’immobilité profonde, qui creuse, qui révèle – avec la mobilité superficielle – ce faux mouvement qui ne parcourt que la surface des choses.
Bien que Ruiz cite des cinéastes tels que Snow, Ozu, et Tarkovsky, pour illustrer ce cinéma de l’ennui transcendantal, je ne connais pas de meilleur exemple que celui de James Benning.
11 x 14, 1977 ©
Benning est sûrement l’un des cinéastes qui se rapprochent le plus de l’observation ‘objective’ du monde, n’imposant généralement aucune histoire, aucun effet de style sur les paysages qu’il filme. Ses plans ne contiennent pas plus d’action ou de mouvement que le paysage lui-même se donne à nous offrir. Bien-sûr, l’observation objective n’existe pas réellement, il y a toujours (comme chez les frères Lumière) tout un travail de mise en scène ; tout d’abord dans le choix de paysage à filmer, ensuite dans la composition de l’image, et enfin dans le montage. Mais comparé à un cinéma plus conventionnel, un cinéma régi par la théorie du conflit central, celui de Benning nous paraît particulièrement minimaliste.
C’est par ce biais que les films du réalisateur nous confrontent à une question fondamentale : qu’est-ce que l’on admet comme sujet acceptable pour un film ? Ou plus précisément : qu’est-ce qui mérite d’être vu ? La simple traversée d’un nuage dans le ciel, les variations subtiles de la lumière au fil des heures, ne sont-elles pas matières suffisantes pour une œuvre cinématographique ? Que faut-il de plus ?
Ce qui manque c’est bien évidemment le récit (ou du moins, la conception conventionnelle du récit). En somme : ce qui régit l’image, la dirige, la justifie. Sans le récit, l’image s’ouvre à nous. C’est là où l’ennui s’installe. Chose bien déplaisante pour un public trop habitué à se faire expliquer les images. Même les documentaires n’y échappent pas, avec leurs voix-off omniprésentes et musiques abondantes qui accompagnent l’image et orientent l’émotion du spectateur.
Ce qui intéresse Benning, c’est ce qui arrive à l’image quand elle est dénuée de tout élément explicatif – dénudée – mais aussi, et surtout, ce qui arrive au spectateur. Il ne nous demande rien de plus que notre attention, qu’on participe à la construction significative du film, pour qu’enfin on réapprenne à voir.
Afin d’aller à l’encontre d’un cinéma narratif classique, un cinéma du conflit central, Benning emploie généralement un type de plan que Ruiz qualifierait de “centripète”. En effet, dans son essai, The Six Functions of the Shot, Raúl Ruiz nous parle de plusieurs fonctions possibles du plan cinématographique, notamment la fonction dite “centrifuge”, qui “fait mourir un plan dans un autre”. Autrement dit, c’est un plan qui ne sert qu’à déboucher sur un autre, à créer une continuité. Le plan centrifuge ne trouve sa signification que dans son rapport aux plans qui le suivent, et est donc celui qui se prête le mieux au cinéma issu de la théorie du conflit central. Ensuite, il y a la fonction “centripète”, qui nous fait “rentrer à l’intérieur du plan”. C’est un plan qui n’a d’autre but que de nous immerger dans ce qu’il montre, ne se souciant pas de ce qui suit.
Existe-t-il une meilleure illustration du plan centripète que la scène d’ouverture de El Valley Centro (1999), où un plan fixe nous montre le déversoir du lac Berryessa pendant plus de deux minutes. Ce trou noir hypnotique sert de porte d’entrée au film, nous transportant dans ces divers paysages californiens que Benning met en scène afin d’accentuer les effets de l’industrialisation sur les terres de la Vallée Centrale ; chose rendue explicite par le générique de fin – grande claque pour le spectateur, quoique subtile – qui ne se contente pas seulement de lister les lieux montrés dans le film, mais aussi de nommer les entreprises ou municipalités à qui ils appartiennent, affichant clairement la portée politique du film. Et c’est seulement parce que Benning prend le temps de réellement nous absorber dans ces lieux à l’aide de plans centripètes, insistant sur la durée et la fixité des images, qu’on en arrive à les percevoir non plus simplement comme de ‘beaux paysages’, mais comme des arènes où se confrontent des forces politiques, commerciales, et la nature. C’est ainsi qu’un simple procédé formel peut servir à révéler une réalité matérielle, la montrer, plutôt que de l’expliquer.
El Valley Centro, 1999 ©
On retrouve dans le Walden de Henry David Thoreau – source d’inspiration avérée de Benning (qui s’imposera même la tâche de reconstruire exactement sa fameuse cabane dans son projet Two Cabins) – un passage qu’on pourrait voir comme la thèse principale du cinéma de James Benning :
“Mais pendant que nous nous confinons dans les livres, […] nous voici en danger d’oublier le langage que toutes choses comme tous événements parlent sans métaphore, le seul riche, le seul langage-étalon. Beaucoup s’en publie, mais peu s’en imprime. Les rayons qui pénètrent par le volet ne seront plus dans le souvenir le volet une fois grand ouvert. Ni méthode, ni discipline ne sauraient suppléer à la nécessité de se tenir éternellement sur le qui-vive. Qu’est-ce qu’un cours d’histoire ou de philosophie, voire de poésie, quelque choix qui y ait présidé, ou la meilleure société, ou la plus admirable routine d’existence, comparés à la discipline qui consiste à toujours regarder ce qui est à voir ? Voulez-vous être un lecteur, simplement un homme d’études, ou un voyant ?“
Henry David Thoreau, Walden, 1854
Stemple Pass, 2012 ©
Le cinéma de Benning serait donc un cinéma de voyants. Mais qu’est-ce qu’il nous fait voir au juste ? Quand on s’ouvre au cinéma de Benning, qu’est-ce qu’on y trouve ? La réponse ne peut être que personnelle, subjective, car il est ici question de vision, et la vision l’est toujours.
Ce que je trouve dans le cinéma de Benning c’est cette vérité fondamentale, mais oubliée, que tout est événement. Que tout lieu, toute action, toute métamorphose naturelle, contient une force poétique, picturale, même politique. En somme, que tout mérite d’être vu. C’est ainsi que Benning nous prouve qu’une des vocations premières du cinéma est de défamiliariser le monde qui nous entoure, de nous faire voir à l’écran ce que l’on ne se donne pas le temps d’observer ailleurs : les choses telles qu’elles sont, tout simplement.
Avec Benning, on ose imaginer un monde où l’on pourrait trouver même dans les ondulations muettes d’un lac, dans les piliers de vapeur sortant d’une cheminée d’usine, ou dans l’ombre projetée sur un mur en briques, une beauté pareille à celle du plus grand chef d’œuvre. Où nous n’aurions pas à attendre que la beauté nous soit exposée, expliquée par d’autres, où nous pourrions la trouver par nous-mêmes – si seulement on ouvrait les yeux. Je ne connais pas de cinéma plus révolutionnaire que celui qui nous libère de la vision restrictive des médias contemporains, afin de nous permettre de découvrir notre propre vision des choses.