1. Rêve
Alors que l’on a vu cet été en salles Only the River Flows réalisé par Wei Shujun, la stimulation se fait intense. L’œuvre, centrifuge, appelle à toutes sortes d’écartements mentaux de sa présence sans vraiment toutefois que l’on ait besoin d’y revenir comme une boucle, curieux. C’est que, comme la séquence centrale durant lequel il culmine, ce film canalise une aura étrange qui rappelle la sensation du rêve. Il n’est concevable qu’éveillé, et malgré la lucidité que l’on peut garder en son expérience, sa consistance profonde nous échappe.
Il semblerait que cette sensation se rapproche le plus de ce qu’est au fond la technique du cinématographe : une coquille temporelle qui rend permanent ce qui était passager au point de n’y avoir aucune accroche. Le moyen de se souvenir d’une chose qui en tant que souvenir existe en une certaine durée, différente de celle que l’on ressent dans ce que l’on a décidé de choisir comme réalité. Le souvenir, c’est un rêve éveillé, ce moment où l’on a le plus de pouvoir d’objectivité sur un écoulement qui vient pourtant, et c’est inaliénable, de nous, donc de notre subjectivité. On ne peut pas rêver pour un autre, ou se souvenir de ce qu’a vécu un autre, mais le cinéma offre un moment collectif où l’hallucination d’un artisan, le cinéaste, est partagée.
Cela fait écho à ce que disait Apichatpong Weerasethakul de son propre cinéma, comparant l’expérience d’un film à l’état de sommeil (« Dormir, c’est comme aller au cinéma, mais en bien mieux »). Mais c’est peut-être le chinois Bi Gan qui observa le plus poétiquement cet état indicible. Car, vous l’aurez compris il s’agit ici de s’intéresser au souvenir comme un outil poétique plus que comme un outil structurel (ce que serait le flashback par exemple). Dans Un Grand Voyage vers la Nuit, la mémoire est sublimée par son propre écoulement, que le réalisateur tente de rendre visible et surtout palpable par la manière dont son protagoniste joue avec les éléments de ses souvenirs et rêves mélangés et la puissance d’action qu’il a sur eux. Alors que dans la première partie du film, le personnage est soumis à sa propre rêverie et nous la conte dans toutes ses imperfections et incohérences, la deuxième le voit passer acteur de son passé, lorsque qu’il réunit la projection de ses parents par exemple, ainsi que de son présent, lorsqu’il retrouve la femme qu’il recherche.
Le souvenir sert donc de jonction entre des morceaux de vie collés entre eux par le temps elliptique, comme le montage colle des plans distincts. L’idée de Bi Gan de raconter cette expérience concrétisée du rêve par un seul long plan-séquence ramène donc le moment à son paradoxe puisque l’ellipse devient continue. Son premier film, Kaili Blues, opérait cette même déformation avec un plan-séquence comparable dans sa durée mais qui créait l’impression inverse de celui de son deuxième film, puisque la caméra en se détachant successivement de ses personnages vient déterminer l’écoulement du temps, et emprisonner leur parcours.
On vogue, caméra détachée, de lieu en lieu, de film en film, comme Andreï Tarkovski va dans Le Miroir de souvenir en souvenir. Rêve d’un homme agonisant, le flot de séquences ne suit pas une ligne continue préétablie, il prend une vague inégale et sujette au vent. Le rôle de la réminiscence à l’intérieur du cinéma de Tarkovski est à peu près le même que l’on peut entretenir de spectateur à film, puisqu’une œuvre existe en nous bien au-delà de son visionnage, quand on y repense (quand on écrit dessus), et l’on procède à une mise en abyme du souvenir qui en s’éloignant de deux degrés du matériau original laisse la place à deux fois plus de réécritures par le cerveau que ce que l’auteur avait prévu. N’est-il donc pas une bonne technique d’accompagner déjà l’éloignement de l’œuvre pour la remettre dans notre réalité ? Elle qui de toute façon fera en temps de la plus académique grammaire filmique un souvenir caduc de plus.
2. Matière Temporelle
Car peu importe comment les cinéastes modèlent leur récit et selon quel schéma ils occupent le temps, celui-ci reste une matière constamment redistribuable. Le temps est donc la matière première, et le montage est la technique qui va lui donner forme, la faire devenir forme. « Le montage existe à l’évidence dans n’importe quel art, comme la conséquence de la sélection et de l’assemblage que doit opérer l’artiste », nous raconte Tarkovski dans Le Temps Scellé. Sélection et assemblage, la mécanique-même de la mémoire quand l’action du souvenir est éprouvée.
Lorsqu’un artiste comme Terrence Malick tente de répliquer ce flot non exhaustif de flashs ayant l’effet d’une anamnèse dans The Tree of Life par exemple, il est intéressant d’analyser sa méthode de travail. Il laisse tourner la caméra pendant des heures, ce qui pourrait tenir comme un miroir de la vie, puis c’est au montage qu’il sélectionne, découpe cette vie pour n’en garder que les moments les plus intenses, riches en significations (sans systématiquement nécessiter de symbolique) qui paraissent, dans ces impressions de moments de grâce, toucher au procédé pur de ce qu’est la réminiscence d’un passé. Cette technique ne la réactualise cependant pas dans le présent, du moins pas en indépendance de la structure narrative, puisque le geste créateur de Malick est bien de copier le fonctionnement de la mémoire, mais pas tant d’évoquer son effet.
Au contraire de ce que peut faire Jiang Wen dans Sous la Chaleur du Soleil, cherchant à retrouver la mémoire pour l’émotion qu’elle nous transmet, au-delà de la manière effective dont elle se manifeste. Grammaticalement, le cinéaste chinois ne fait pas de folies, mais c’est en poussant les curseurs des moyens d’expression traditionnels à leur paroxysme qu’il parvient à capter le sentiment de la mélancolie, associée à des souvenirs personnels. Montage enthousiaste, lumière expressive, jusque dans la voix off et le jeu d’acteur, le traitement hyperbolique de la jeunesse et de ses émois fait ressortir toute leur intensité, alors qu’en fond les remous historiques demeurent imperturbés par les excès de style. Finalement, comme dans un rêve du vécu, l’amertume ne reste jamais bien loin de l’euphorie.
Mais la grande force de cet effet tient aussi peut-être que la sensation du souvenir (presque physique) appartient à une temporalité qui peut faire devenir souvenir ce qui n’en est pas un. C’est cette impression que l’on peut avoir devant la gestion du temps, presque hors de tout espace, d’un film comme A Ghost Story de David Lowery. La sensation du fantôme errant, dans des espaces éclatés et dans un rapport au temps complètement subjectif. Le fantôme, malgré sa texture palpable dans le film, est hors de son corps et donc de ce qui le relie à la matière qui l’entoure, un état de rêverie où l’on a du mal à se percevoir dans l’espace, et où l’on est sujet aux imbrications involontaires (?) du passé et du futur, qui forment un présent insaisissable. C’est ainsi que l’on peut retrouver, à travers le fantôme de Lowery, une évocation imagée de ce que peut procurer le médium cinématographique à son spectateur, ou plutôt à son récepteur, qui ensuite peut consentir à faire de son rêve une expérience partagée, quoiqu’encore assez intime.