Quelques passages de portes

L’idée d’un dedans et d’un dehors définissant de manière binaire deux types d’espaces représente un sujet au cœur de multiples théories architecturales. Ce sont deux perceptions spatiales qui par des caractéristiques physiques mais par aussi notre propre expériences de ces espaces stimulent notre perception et véhiculent des émotions spatiales très différentes. Au travers de ces expériences qui construisent des habitus sensoriels ces derniers génèrent alors une distinction entre les deux, et par conséquent une transition, le passage entre le dedans et le dehors. L’expérience sensorielle de l’architecture contrairement au cinéma ne peut se fragmenter en changeant brutalement notre position et donc notre point de vue sur le lieu pratiqué, le franchissement d’une limite de pratique dans une continuité de l’expérience architecturale que nous vivons. Le cinéma, par le montage, peut fragmenter ce franchissement lorsqu’il filme un corps usagé d’un espace. C’est alors qu’on peut tenter de percevoir des idées qui naissent de la volonté chez certains cinéastes de se saisir de cette distinction pour la signifier ou alors pour la brouiller dans leur façon de traiter l’espace. 

L’introduction de La ruée vers l’or (1925) de Charlie Chaplin qui introduit Charlot dans un espace que l’on peut qualifier de « dehors », matérialise ce dernier par une nature hostile. Le corps de Charlot est mis physiquement à l’épreuve du vent et du froid dans une tempête de neige et suggère alors la quête d’un espace de sécurité qui serait la quête du dedans pour trouver refuge. Seulement l’intelligence de Chaplin dans son geste burlesque de chercher continuellement à soumettre son propre corps à des difficultés physiques, est alors d’introduire un espace intérieur dans lequel il va trouver refuge et sein duquel il va brouiller cette rupture spatiale. On assiste alors à une découverte du « dedans » qui se manifeste également comme un lieu d’hostilité, par la présence d’un usager de cet espace mécontent de la venue de Charlot qui cherche alors à s’en prendre à lui. C’est alors toute l’ambiguïté de la séquence: manifester visuellement la rupture entre deux lieux du filmé par le cadrage qui se resserre et la lumière qui change radicalement de ton tout en perpétuant un danger sur Charlot. 

Image extraite de La ruée vers l’or (1925) de Charlie Chaplin – Séquence d’introduction dressant comme premier espace filmé une nature hostile à travers une tempête de neige qui met en danger les personnages dans le plan
Image extraite de La ruée vers l’or (1925) de Charlie Chaplin – L’arrivée dans un refuge où l’espace cherché est un lieu de sécurité mais par une relation conflictuelle entre les deux corps du plan, le danger du dehors se voit perpétuée et aucun espace de sécurité n’est alors possible

Au contraire de Chaplin, John Ford va plutôt envisager cette relation entre ces deux types d’espaces comme une rupture, il va donc construire distinctement ses séquences pour créer deux cadres différents. Chez Ford le dedans intervient comme lieu de recueil et de sécurité, matérialisé par le foyer familial ou le lieu de profession. Dans La prisonnière du désert (1956) les différents intérieurs que l’on parcours surviennent comme des étapes pour Ethan, qui lui offrent sur un cours instant un lieu préservé de toute la violence qu’il parcours. 

Image extraite de La prisonnière du désert (1956) de John Ford – Ces simples scènes domiciles surgissent comme des respiration pour les personnage par la variation qu’elle crée dans l’espace, elles mettent en scène un espace de sécurité possible

Toujours dans l’idée d’affirmer un dehors bien distinct du dedans, l’extérieur chez Ford va plutôt être le lieu de l’inconnu et du danger. Il est un lieu possible d’exercice d’une violence qui intervient parfois comme un purgatoire de toute suggestion de cette violence dans une tension entre personnages dans un espace intérieur. Dans  L’homme qui tua Liberty Valence (1962) une séquence laisse à croire qu’une explosion de violence va avoir au lieu au sein d’un restaurant. Les personnages se jaugent, se regardent, échangent mais conserve une distance l’un avec l’autre mais cette violence va rester dans ces limites qui ne sont alors que suggestives. C’est seulement à la fin que Ford va permettre aux personnages de s’offrir un affrontement physique, et alors il préserve le dedans comme espace de sécurité pour que le conflit ai lieu dehors.

Image extraite de L’homme qui tua Liberty Valance (1962) de John Ford – La séquence met en scène un conflit verbal qui se voit interrompu, le conflit ne se limite qu’à une montée de tension et le dedans est alors préservé d’une explosion de violence
Image extraite de L’homme qui tua Liberty Valance (1962) de John Ford – Ici à la fin du film Ford offre cette explosion de violence mais la mise en scène continue de préserver le dedans comme lieu de sécurité et utilise alors le dehors comme espace de violence

Cette observation dans le cinéma de Ford ouvre plus une réflexion sur une habitude du cinéaste qu’un absolu qui se retranscrirait sur chaque film. Dans Le massacre de Fort Apache (1948), Ford vient introduire un flou dans cette distinction dedans/dehors. Contrairement à Chaplin qui brouille clairement cette dernière en perpétuant une violence sur son propre corps entre le dedans et le dehors, dans Le massacre de Fort Apache, Ford viens plutôt considérer le dedans comme lieu source de la violence qui surgit dans le dehors. Dans ce film de conflit militaire l’intérieur n’est pas alors seulement le lieu de sécurité mais est surtout le lieu du stratège ce qui transforme l’idée d’un dedans préservé de toute violence comme Ford à tendance à le considérer. Ici le dedans n’est en réalité pas moins violent que le dehors car il est lieu de la réflexion pour obtenir une efficacité dans un geste d’extermination. C’est d’ailleurs ce qui en fait le film le plus fort de Ford dans le traitement du dialogue car ce dedans comme lieu de stratège et d’organisation militaire se rythme par l’échange verbal. Le dit précède alors le faire car ce qui se dit dans le dedans a pour but de finir par se faire dans le dehors. Ainsi surgit l’affrontement physique dans le dehors, dans un lien de cause à effet partant du dedans. Le dialogue est alors un élément de violence dont le choc agit à retardement, c’est des mots que nait la violence. 

Image extraite de Le massacre de Fort Apache (1948) de John Ford – Ici le dedans est certes préservée d’une manifestation physique de la violence mais elle est moteur de son explosion dans le dehors par le dialogue au sein d’un dedans comme espace de stratège militaire
Image extraite de Le massacre de Fort Apache (1948) de John Ford – Dans une relation de cause à effet, la fin du film surgit alors comme un moment résultant des dialogues au sein du dedans dont la violence finis par se manifester dans le dehors

Traiter de la relation qu’entretiennent le dedans et le dehors et de la rupture qui les separe c’est évidemment traiter d’architecture puisque l’architecture pourrait se définir comme l’art de dessiner la limite entre les espaces. Alors en regardant chez certains cinéastes qui s’intéressent à l’architecture comme objet majeur de leur mise en scène, on peut voir comment ces derniers interprètent cette idée d’une rupture spatiale entre intérieur et extérieur. Le cinéaste Pedro Costa entretient un rapport particulier à l’architecture parce qu’il s’en sert pour filmer ce qu’on pourrait définir comme des espaces précaires. Le cinéaste portugais qui à travers Ventura (2014) filme des quartiers précaires de la banlieue de Lisbonne cherche à situer ses personnages dans une architecture souvent délabrée qui participe à matérialiser dans l’image la misère que vive les habitants de ces quartiers. Dans les films de Pedro Costa le dedans et le dehors sont souvent traités dans une confusion que dessine la mise en scène. Ventura par exemple oscille beaucoup entre des plans d’intérieurs de ces bâtiments et des plans extérieurs dans les circulations qui apparaissent labyrinthiques. C’est à travers des venelles, et autres circulations qui participent encore à l’architecture de ces logements tout en étant des espaces extérieurs, que la construction du cadre met en avant l’étroitesse de ces espaces comme si malgré le passage au dehors, le corps est maintenu enfermé dans cette architecture qui l’oppresse. Cette confusion peut d’ailleurs interroger le fait de définir ces lieux comme un « dehors » par la perpétuité de l’oppression qu’exerce l’architecture sur le corps dans ces espaces, comme si malgré le franchissement de la limite dedans dehors le dedans venait déborder sur le dehors et prolonger ses sensations d’expérience physique.

Image extraite de Ventura (2014) de Pedro Costa – Ici la séquence manifeste une oppression du corps par l’architecture
Image extraite de Ventura (2014) de Pedro Costa – Ici cette scène sur le palier d’un logement dans une venelle étroite vient perpétuer dans l’espace extérieur l’oppression de l’architecture sur le corps du personnage

Seulement Pedro Costa n’efface pas totalement le dehors à travers cette récurrence de mise en scène. Ventura offre quelques rares séquences qui alors surgisse en s’affranchissant de toute architecture et où une libération du corps est alors possible. Dans les séquences d’intérieurs ou d’extérieurs mais toujours contenu par la présence d’éléments d’architecture, l’oppression du corps des personnage se manifeste par un comportement très statique de ce dernier, ils ne se déplacent que peu dans l’espace. À contrario dès lors que l’on quitte l’architecture, Costa offre au corps une liberté, on assiste à certains mouvements et déplacements dans l’espace  qui sont alors inédit pour nous. Ces espaces, en pleine nature, ou l’on a le sentiment que plus rien ne peut agir sur le corps comme une oppression matérielle, peuvent être alors considéré comme un réel dehors parce que la rupture dans la mise en scène étant manifestée, on comprends alors que le corps à quitter le dedans. 

Image extraite de Ventura (2014) de Pedro Costa – Ici la séquence offre une libération du corps dans sa façon de se mouvoir dans le plan car la mise en scène s’est affranchie de l’architecture

Dans En avant jeunesse! (2008), Costa vient fragmenter de manière plus distinctes ce franchissement entre le dedans et le dehors dans une séquence où il s’intéresse au palier comme espace transitoire. Sa mise en scène capté cet espace par la confusion de l’architecture dans un plan large ou l’arrière plan laisse la nature s’exprimer comme cet extérieur libérateur du corps. En filmant cette maison de façon à laisser surgir la lumière naturelle dans le plan, à nous laisser voir le ciel il crée un troisième type d’espace. La où dans Ventura il cherche à confondre les intérieurs avec les extérieurs ayant une proximité avec l’architecture dans la construction du cadre pour les considérer comme un seul type d’espace, il vient réellement distinguer trois pratiques spatiales dans en avant jeunesse. Cela offre alors des séquences de suggestion sur un accès possible à ces espaces libérateurs quand le corps est encore sujet à son architecture domicile, en intégrant distinctement les deux au sein du même plan. 

Image extraite de En avant jeunesse! (2008) de Pedro Costa – Ici la séquence confond l’architecture avec un extérieur perceptible par le ciel et ce dehors devient alors une fuite possible pour le personnage car on le voit plus distant de l’architecture au sein du plan
Kelsang Rastoldo
Kelsang Rastoldo
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