Typhoon club et la chute d’une pancarte.


Éloge du choc. Enfin pas tellement un éloge, plutôt une consécration. Typhoon club avant toute chose n’est finalement qu’une histoire de révélation, et donc révolution dans les représentations une fois sur l’écran. Des chocs et les traces diffuses qu’ils laissent, autant les crayons perforants le nez de l’élève Akira que la permanence “nihilo-burlesque”1 d’un autre, les jambes en l’air hors de la boue où il est planté, forme fossilisée de son plongeon. On ne peut pas parler d’éloge oui pardon, face à cette violence aussi minimaliste puisse-t-elle se manifester. Le choc est surtout dans Typhoon Club un outil diffus mais – et même donc – radical pour évoquer la jeunesse face à sa représentation normée ; à travers un cinéma de l’espace, du temps et de la matière concrétisés dans une durée et une surface éprouvées.

Somai y invoque en réminiscence le burlesque, un burlesque considéré comme modalité particulière d’interaction, un outil de négativité et d’expérimentation entre les corps et le vide. Bien sûr le corps et l’espace, mais surtout une recherche de contact et de concret pour ces jeunes mutilés par des traumatismes, et qui se retrouvent dans le non normatif, c’est-à-dire ce qui ne colle pas à leur statut uniforme d’enfant, statut fétichisé. Le contact amoureux entre deux filles, le contact violent entre un garçon qui veut tellement posséder une fille qu’il la détruit. Le choc qu’il soit violence ou libération est en tout cas image d’altérité. C’est tout Typhoon Club qui va se construire sur ces négatifs de “l’enfant”, au pluriel car toujours particuliers. Pure posture critique dans le présent des scènes, on ne trouve aucune rédemption absolue et durable dans le quotidien des protagonistes. C’est un film de pratiques périphériques qui naviguent dans des espaces périphériques grâce à la circonstance du typhon. La périphérie c’est l’école la nuit, espace impossible dans le quotidien d’un enfant ; ce sont les rues de Tokyo dans le torrent où ère Rie, inutilisables dans leur fonction quotidienne de connexion des espaces entre eux (travail-maison-commerces).

Contact, vide et périphérie, oui Typhoon club c’est déjà ça. Une des plus grandes scènes du film est certainement celle où Rie pénètre dans la chambre déserte de sa mère. Dans un long plan séquence elle se regarde dans le miroir, se jette dans le lit de sa mère et se ligote presque dans la couette, s’agrippe fortement au matelas avec une expression de détresse. Le vide est une liberté de mouvement, mais dans cette liberté même l’être aliéné par les structures normatives – ici la structure scolaire apparente et la structure familiale qu’on devine – retrouve son individualité, violemment arraché au flux ordinaire de son quotidien. J’en prends pour preuve qu’une des scènes qui précède ce plan instaure la séparation entre Rie et Mikami, le typhon emportant les paroles de la fille voulant manifester sa présence, présence remise en question par Mikami qui n’a pas trouvé Rie chez elle pour aller à l’école comme d’habitude. Le typhon est une force périphérique, la nature qui balaye le quotidien, qui ridiculise ce qui était ancré jusque-là avec une violence totalitaire, qui ouvre à se rendre compte qu’on est pas si heureux dans le système. Rie essaye de retrouver une pratique du contact, une aliénation physique encore plus forte, dans une figure parentale qu’elle appelle à l’aide, en vain. Elle s’émancipera en errant. Plus le film avance, plus elle s’éloigne du premier plan.

© Typhoon club (1985) de Shinji Somai – Art Theatre Guild

Le burlesque comme choc et contact avec la matière plus qu’humour. Les films de Mizoguchi avaient déjà cela dans le sang, on en parlait ici. Ce burlesque, c’est un réalisme emphatique du domaine physique des surfaces. Il relègue au second plan la question de la reproduction mimétique car cette dernière semble naturellement découler du monde vivant et organique qui nous est justement dévoilé par l’interaction avec les surfaces. Rappelons que la fiction est en soi une abstraction, tout simplement parce qu’elle projette des idées construites hors de la matière dans celle-ci et se focalise dessus. Mais le réalisme physique, qui est un mode fictionnel, ne peut exister sans interaction directe avec la matière, et par cela, il se retrouve lié à elle de manière irréversible. Il devient une de ses composantes. La fiction devient ce qu’on a dit plus haut, une manière d’expérimenter la matière. Cette esthétique les héritiers de Somai vont d’ailleurs s’en emparer : Kiyoshi Kurosawa, Shinji Aoyama et en fait une énorme partie du cinéma japonais d’après les années 80.

Dans des plans larges et long qu’on dira spatiaux, où les personnages cohabitent avec la matière inanimée (les murs, les chaises de classe, les fenêtres), Somai nous offre l’accès aux moindres gestes des personnages, mais aussi aux non-gestes, aux moments où les enfants ne font rien, où ils hésitent. Et comme l’espace matériel n’est plus considéré par le plan comme un signe évocateur mais simplement comme une présence brute dans le flux avec laquelle on peut interagir physiquement, et bien on échappe à l’abstraction idéaliste pour retrouver des pratiques assimilables à notre réalité environnante.

L’esthétique d’expérience s’oppose à la notion de message, qui figerait trop son flux dans un concept fermé et immatériel, et à la notion d’expressivité du moins dans sa conception commune reliée à l’analogie d’émotions par la position de la caméra et le montage. La caméra de Somai est aquatique et navigue dans une zone qu’elle n’enferme jamais complétement dans l’unité utilitaire d’un plan trop évocateur. Elle convoque simplement le spectateur dans des expériences de flux et d’interactions à analyser comme des relations éphémères qui surgissent et disparaissent dans la continuité visuelle et temporelle du plan séquence. Comme a dit Shigehiko Hasumi dans son article Missing link2 consacré à Shinji Somai (bien qu’il parle du film P.P riders): “C’est comme si le fait d’être le sujet de cette longue séquence était en soi un rite de passage. En ce sens, dans les films de Somai, l’action est synonyme d’éthique morale.”. C’est le déroulement de l’action dans le temps qui communique. Et le plan est tellement l’affaire d’un terrain de jeu uni donné à l’acteur que l’acteur redevient sujet agissant. Mais si l’expérience dans le plan communique, la matière inanimée qui environne n’y participe pas. Là réside la grande force de l’esthétique de l’expérience : la matière est la base de la communication – car toute action est conditionnée par sa présence et ses lois – mais elle garde cet aspect fluide et autonome et permet de fuir la domination visuelle des actions. La matière dialectise l’action, et c’est tout le rôle des personnages qui expérimentent d’essayer de la “dominer”, en vain. Cette dialectique apparait concrètement dans les scènes utopiques de Typhoon Club, où les enfants structurent des pratiques interactives qui les émancipent sans que la matière perde complètement son autonomie. On pensera au plan séquence fixe où le groupe d’enfants joue à s’éclabousser dans des flaques d’eau. Pour autant que la matière est instrumentalisée par leur pratique à des fins de jeu, le temps long permet d’entrevoir tous les moments où elle redevient autonome, quand les traces de l’expérience sur elle se résorbe. L’esthétique d’expérience semble donc ouvrir au spectateur un espace d’émancipation absolu : les enfants sont vraiment émancipés car leur pratique n’est pas réduite à sa dimension idéologique mais simplement traduite par une expérience gratuite où l’acteur et le personnage fusionnent tandis que la matière ne sert plus de simple faire valoir visuel à une idée fixe mais se réanime dans l’indétermination du flux. Jacques Tati3, Joao Cesar Monteiro4 et donc Shinji Somai, créateurs d’espaces de gratuité hors de toute valeur d’échange.

© Typhoon club (1985) de Shinji Somai – Art Theatre Guild

Mais que faire alors de cette pancarte qui tombe pendant que Rie regarde la pluie torrentielle s’abattre en dehors de la gare. Une pancarte tombe et tout le mystère de la matière émane du choc. Personnellement, je crois que le spectateur matérialiste se doit aussi, et autant que le film, d’accepter qu’il ne peut prendre le risque, parfois, de perdre ce mystère en figeant le flux dans un message ou un symbole. C’est même disons le son principe critique. Parce que mystère il y a, et donc pluralité, l’analyse doit s’appliquer à saisir les implications esthétiques (et donc politiques) de ce mystère plus qu’à détruire son ambiguïté en comblant l’absence de ligne claire. Car c’est peut-être aussi dans cette expérience chaotique, qui ne paye pas de mine, que réside la modernité de l’art cinématographique.

© Typhoon club (1985) de Shinji Somai – Art Theatre Guild

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  1. Terme utilisé dans l’article ci-joint pour qualifier le motif de la chute chez Kiyoshi Kurosawa: Histoire de familles, histoire de fantômes | Cairn.info ↩︎
  2. Missing Link, Shigehiko Hasumi, Film Comment , JAN/FEB 2002, Vol. 38, No. 1 (JAN/FEB 2002), pp. 41-42 ↩︎
  3. On pensera à la célèbre séquence du réstaurant dans Playtime, où l’espace clôt du restaurant finit sens dessus dessous et réapproprié par les personnages ↩︎
  4. Quant au réalisateur portugais, la séquence d’introduction de As bodas de deus parle d’elle-même: le protagoniste s’y amuse à jeter des cailloux dans la mare pendant une bonne minute, sans raison ni état d’âme clair, animé par le simple désir d’interaction de l’acteur-réalisateur. ↩︎
© Typhoon club (1985) de Shinji Somai – Art Theatre Guild
Nino Guerassimoff
Nino Guerassimoff
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