Resurrection, l’image du monde et l’illusion du cinéma

Surprenante épopée aux multiples tonalités, le nouveau long-métrage de Bi Gan présenté cette année à Cannes marque une rupture avec ses deux précédents films, tout en s’inscrivant parfaitement dans la continuité de leurs obsessions. Resurrection est une vibrante épistémologie du cinéma, ou plutôt du cinématographe, retour à la technique primaire de captation d’une image puis de sa restitution à l’écran. Impression de la rétine comme un souvenir qui s’imprime dans la mémoire, laisse derrière lui la sensation de son passage avant que son essence ne disparaisse et qu’il n’en reste plus que la vapeur. Il ne s’agit pas de faire l’Histoire du cinéma, mais de l’utiliser pour déconstruire progressivement l’image filmique, et avec elle l’acceptation normative d’une historiographie traditionnelle. Nous suivons, de l’extérieur, un “rêvoleur” qui ne se voit lui et le monde qu’à la surface, et son esprit ne peut percer ce qui ne s’offre pas aux yeux. On doit dès lors réapprendre à tout voir d’un regard neuf.

Il n’est pas question d’inscrire l’œuvre dans un courant canonique du mythe du Cinéma, comme pouvait le faire Babylon, car si Bi Gan s’amuse à réinvestir les codes et styles de plusieurs genres de cinémas distincts et identifiables (l’expressionnisme allemand, le film noir américain, le film d’auteur chinois…), c’est pour les désacraliser et les remettre tous sur le même plan. Il plie chaque élément dérivé du passé à sa propre image, les passe sous un prisme cohérent qui est celui du film global : chaque section du récit ne fait sens qu’en rapport avec les autres. Ce sens est histoire de perception, qui ne trouve sa vérité que dans l’esprit du rêveur. Le réalisateur attrape tous ces styles d’images et modes de présentation et les emboîte très arbitrairement, les aplatit pour les conjuguer ensemble et démontrer leur profonde artificialité. La section du tour de magie en est une synecdoque parfaite, car elle dégonfle jusqu’à leur essence les trucages de la réalité en pleine dégénérescence.

Résurrection, le conte post-apocalyptique sur la mémoire de Bi Gan -  Festival de Cannes

Resurrection, 2025
© Dangmai Films

En cela, Resurrection propose ce processus de conscientisation de la facticité de l’image cinématographique, comme au fond toutes les images, réelles ou mentales. Le récit, suivant ce protagoniste informe, presque spirituel, traverse chaque espace filmique sans s’y arrêter, ce qui serait leur accorder une valeur de vérité diégétique absolue dans le cadre du film. Mais la volonté de Bi Gan est de remettre les yeux en face de l’artifice, même au sein de sa propre histoire, qui se base entièrement sur cette construction brique après brique d’une certaine esthétique : un décor, une lumière, un étalonnage… Alors ce flottement traversant, qui est présenté dans le film comme le simple écoulement du temps, remet tout à l’état de relativité, empêche d’ériger quelque icône que ce soit malgré certaines méthodes visuelles reprise de styles qui, eux, en sont arrivés à figer dans le temps des figures totemisées (on pense au film de gangster reproduit durant l’immense plan-séquence du film).

Ce faisant, puisque tout est remis au stade d’image virtuelle, le tout du film est un miroir, vision indirecte sur la réalité et se présentant comme telle, devenant peut-être plus proche encore de la réalité que n’importe quel film prétendant faire de ses manipulations techniques une restitution de la seule vérité absolue. Le corps n’est plus en relief par rapport à l’environnement. Il s’y fond car sa mise en image est tout autant soumise, et on le comprend pétale par pétale, au calibrage esthétique de chaque séquence qui s’entremêle avec la précédente. Un tel film nous éclaire de cette manière, et empêche toujours de sombrer sans esprit critique. Il nous fait reprendre conscience, dans l’abîme du rêve qu’il contemple, puisque la contemplation trouve ici une plus grande force dans la connexion, avec du recul, de tous les facteurs qui médient notre rapport à l’écran, aux artifices, que dans la simple esthétique lente et atmosphérique, qui représente en soi une des modalités de vision arrêtée sur le monde. On pense aux mots de Jean-Luc Godard : “Ce n’est pas une image juste, c’est juste une image”, et cette phrase, à l’instar du cinéma de Bi Gan, a tout d’un rêve lucide.

Ce troisième long-métrage du réalisateur chinois offre une méthode nouvelle de démonstration des mêmes constats qu’il avait pu faire précédemment. Notre rapport à la réalité est celui d’une illusion, qu’il convient de regarder en face. Nous l’éprouvons à travers des sensations personnelles, qui sont déterminées par de nombreux facteurs dont le corps est le réceptacle, puis l’outil de transition. Le cinéma est le procédé par lequel l’humain met en abyme ses propres mirages, afin de mieux les percevoir. Bi Gan nous entraîne dans un monde onirique comme seul espace de subjectivité qui nous permettrait de ne pas nous fourvoyer, seul habitacle de l’esprit certain de n’être sûr de rien. Le monde illusoire qui meurt dans le sommeil est ressuscité dans la réalité du rêve.

Samuel Dumas
Samuel Dumas
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