Z: anatomie d’un coup d’État

Un député est assassiné par un militant fasciste. La police parle d’un accident. Mais un juge intègre, découvre peu à peu une tout autre vérité : celle d’un crime d’État, couvert et organisé par les plus hautes sphères du pouvoir. Costa-Gavras, dès ce premier grand film, affirme une conviction forte : le cinéma est politique. Pas seulement parce qu’il traite de politique au sens institutionnel, mais parce qu’il met à nu les mécanismes de ces institutions de pouvoir. Dans Z, chaque plan est un acte de dévoilement. Le thriller devient un outil de dénonciation. L’image révèle ce que le discours officiel cache. Film majeur de 1969,  Z surgit dans le climat post-Mai 68 et cristallise une rage contenue : celle d’une jeunesse européenne face aux mensonges d’État, aux violences déguisées en ordre. 

Plus de cinquante ans après sa sortie, Z continue de déranger. Le 16 février 2025, lors d’une projection organisée par le collectif antifasciste Young Struggle dans les locaux de l’ACTITT, une association de travailleurs immigrés turcs et kurdes, une dizaine de spectateurs a été violemment attaquée par une vingtaine d’individus cagoulés, armés de couteaux. Paul L., militant CGT, a été poignardé. Les agresseurs sont issus de milieux néofascistes et proches de l’extrême droite radicale. Cette attaque rappelle que Z ne parle pas seulement du passé : il résonne avec des violences bien réelles et actuelles. Il dévoile non pas un scandale isolé, mais le fonctionnement interne d’un pouvoir qui tue, ment, et maquille.

Z ne situe jamais explicitement son intrigue dans un pays nommé. Pourtant, tout renvoie à un contexte précis : celui d’un État méditerranéen au bord de la dictature militaire, où l’armée infiltre les rouages civils et prépare, dans l’ombre, la liquidation des opposants. L’assassinat du député progressiste – inspiré de Grigóris Lambrákis – devient ici une métaphore d’un pouvoir déjà gagné par le capitalisme autoritaire, et prêt à étouffer toute contestation. L’image du « mildiou », cette maladie qui ronge la vigne et qu’on cherche à éradiquer, devient un symbole glaçant : ce que le pouvoir vise à « traiter », c’est le progrès, la voix dissidente, l’élan populaire. La répression n’est pas accidentelle, elle est organisée, systémique, méthodique. Et déjà, le film nous prévient : toute ressemblance avec des faits réels est volontaire. Le cinéma ici ne simule pas, il révèle.

On a souvent classé Z dans la catégorie du film-dossier, ce genre qui reconstitue les rouages d’une affaire réelle avec la précision d’un rapport. Mais Costa-Gavras, s’il prend appui sur des faits précis, ne cherche pas à faire œuvre d’historien. Il met en scène, organise les tensions, condense le réel en un récit qui épouse les formes du thriller. Pourtant, Z échappe à l’artifice : il respire, parce que ses plans contiennent toujours plus que ce qu’ils montrent.

Z, Costa-Gavras, 1969 © KG Productions

Peu de champ contre champ. Le dialogue chez Gavras n’est pas duel, il est collectif. Le plan d’ensemble ne dilue pas l’individu mais le replace dans une géographie sociale. L’homme seul face à l’appareil, la foule face à l’injustice, la vérité face au mensonge organisé. Ce choix formel produit un effet politique direct : la lutte n’est jamais celle d’un héros isolé mais celle d’un corps social en mouvement. La foule est toujours là, en bruit de fond, en menace sourde, ou en élan de colère. La caméra de Costa-Gavras saisit ce mouvement, elle suit les cortèges, filme les attroupements, traverse les foules. Elle est souvent mobile, nerveuse, comme agitée par les événements qu’elle capte. Et pourtant, jamais spectaculaire. Toujours ancrée dans le réel. L’étouffement du politique passe par le cadre, les rues sont étroites, les bureaux pressurisés. Le décor dit déjà ce que la bouche n’ose encore formuler. L’État est devenu clos, secret, opaque.

Z, Costa-Gavras, 1969 © KG Productions

La figure morale centrale de Z, c’est le juge incarné par Jean-Louis Trintignant. Son intégrité n’est jamais exhibée comme un simple trait héroïque, mais se construit dans la discrétion, la ténacité et la solitude. Il est l’anti-héros classique du cinéma politique, loin des discours enflammés et des démonstrations grandiloquentes. Ce qui définit son personnage, c’est d’abord une conscience profonde du devoir et une fidélité obstinée à la vérité. Il ne se pose pas en sauveur ou en chevalier blanc. Son intégrité est silencieuse, presque froide, mais d’une efficacité implacable. Il avance dans un monde corrompu où la vérité est menacée, où les institutions sont gangrenées par le mensonge et la violence d’État.

Et insuffler un propos politique dans une structure narrative hollywoodienne, celle du thriller, n’allait pas de soi. Le film a d’ailleurs été critiqué à sa sortie, pour ne pas nommer directement le problème politique qu’il aborde. Et pourtant, Z utilise les outils du cinéma de genre pour traiter de réalités que bien des films préfèrent éviter. Il place le spectateur face à une violence institutionnelle froide et méthodique, face à ce qui demeure une des plaies de nos sociétés dites avancées : la répression brutale des mouvements de contestation, l’installation rampante d’un État policier, la criminalisation du désaccord.

Z reste une œuvre importante, au propos terriblement actuel, qu’il faut continuer de faire vivre à tout prix, à l’heure où le 7e art est trop souvent vilipendé pour sa portée politique. Le cinéma peut — et doit — encore interroger le réel, déranger, dénoncer. Plus de cinquante ans après sa sortie, Z résonne avec une force intacte face aux résurgences autoritaires, aux violences d’État masquées, aux silences officiels organisés. Le film n’a pas vieilli : c’est le monde qui, tragiquement, lui donne encore raison.

Souheyla Zemani
Souheyla Zemani
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