Des auteurs à répétition au cinéma, il ne semble pas qu’on en connaisse tellement. Parce que les coûts de l’industrie supposent de créer l’événement, parce qu’elle s’est renforcée comme telle pour défendre son circuit de diffusion en opposition au streaming et au format sériel, le film, même d’auteur, suppose toujours de nier son retour par un autre départ. Le blockbuster, qui est pourtant bien sériel, se doit d’annoncer au préalable que, cette fois-ci, quelque chose est bien différent, qu’il ne s’agira pas de la même rengaine. L’auteur doit annoncer qu’il a changé, que ce soit une éclosion, le chant du cygne ou son explosion budgétaire. Tout ça sera supposément identique, au régime de l’auteur comme dictant le sens de son œuvre ou à la régularité mécanique de l’industrie. Au lieu de produire le single du mois, l’auteur de cinéma réalisera par contre le film de sa demi-décennie, ou un peu moins, enfin tout assez pour prétexter un travail conséquent et attirer les foules en affirmant que, oui, tout ça est résolument différent. On trouvera des exceptions, on connaît ceux qui feignent une identité esthétique et pourtant se coulent dans la toute nouveauté industrielle. Mais on n’en connaîtra pas beaucoup de ceux qui font de leur répétition une identité même, ou, au contraire, un principe d’œuvre, et alors on aura vite fait d’ériger la répétition en faiblesse ou en vice.
On en connaît déjà quelques-uns qui vont contre ce jugement facile. Hong Sang-soo, sud-coréen, est bien un de ces auteurs-répétiteurs, dont tout le cinéma baigne dans l’acception sérielle de Rohmer (Contes moraux, Contes des quatre saisons, Comédies et proverbes), en la radicalisant dans la décomposition elle-même réitérative du scénario et la virtualité de la mise en scène. Par mise en scène virtuelle, cœur de la répétition moderne, on entend un cinéma qui repartirait des perceptions modernes constituées en réseaux représentatifs, non pas pour les disqualifier dans une pure distance ni les embrasser comme seule réalité, mais afin d’en étudier la valeur dans le réel, donc au prisme de sa nécessité et simultanément de son changement. Nécessité et changement fondent tout le caractère de la répétition comme ce qui surgit du réel. Chez Hong, le réel observé semble s’accompagner d’une grâce, accent merveilleux du nécessaire tragique, et d’une futilité, qui est aussi celle du surgissement ou du micro-événement. Mais, d’autre part, quand on articule virtualité et répétition, il semble peut-être que le contenu répété serve à sortir de toute futilité, ou à constituer de véritables événements. Chez Kiyoshi Kurosawa1, la répétition s’articule à une productivité dans le domaine horrifique. Alors, chaque réitération semblerait appeler à s’éloigner d’autant plus du réel, à tout abandonner. Après une décennie autant marquée par les expérimentations que par une plongée dans le drame sentimental, voire la comédie, Kurosawa a entamé la période post pandémique en réalisant d’abord un court-métrage pour un programme collectif (Actually… dans Modern Love Tokyo) puis trois films, quasiment coup-sur-coup, sortis en 2024 au Japon et cette année en France.
Chime, La Voie du serpent et Cloud constituent trois dérivations et un même retour à l’horreur du film dit de genre, de son goût pour l’étrange et plus généralement pour l’intrigue. Ce qui intrigue, c’est que ces réitérations ne forment pas à proprement parler un rêve nostalgique, ni une « recette Kurosawa ». On connaît son approche, virtuelle et a priori distante, du « kaidan eiga », le film de fantôme japonais. Mais, ne serait-ce que dans Chime, le plus fantastique des trois films, le fantôme n’y est vraiment que pure apparition. Il s’agit davantage de retourner à la base scénaristique de l’horreur pour en détourner ses racines, et justement re-situer la virtualité qui était constitutive des fantômes. À ce titre, chaque réitération de son œuvre abandonne définitivement tout retour et glisse précisément dans la présence horrifique comme répétition d’un surgissement. Mais ce surgissement n’est pas celui de l’étrangeté même. L’étrange chez Kurosawa est toujours la révélation d’une transfiguration et peut-être rien d’autre que cela : pas d’étranger en soi, mais que ce qui circule. Le film de genre américain est produit par la conception réactionnaire de l’étranger, mais pour Kurosawa il ne s’agit précisément pas d’une figure, mais au contraire du simple signe de l’altération. Chime, Cloud et La Voie du serpent constituent eux-mêmes trois marques d’altérations différentes, annonçant comment la répétition qui arrive est précisément celle marquant un quotidien en pleine aliénation.
Virtualité et formes de l’aliénation
La productivité de Kurosawa, en entamant celle de Hong, interroge surtout le sens social de l’œuvre de ce dernier. Sans être idéologiquement bourgeoise, on sait qu’elle est autant constituée par la bourgeoisie que l’était celle de Rohmer. Placée sous le prisme de la futilité d’une mise en scène volontairement fugitive, l’œuvre de Hong pourrait passer pour volontairement inoffensive, mais c’est aussi faux que l’assimilation de ses films à une gentille et douce rengaine. On peut bien voir que l’observation sociale de Hong diffère de celle de Kurosawa en partant d’une conception différente de l’aliénation. Chez Hong, les bourgeois sont aliénés par leur structure sociale. Pas celle de l’horreur d’une chaîne d’usine ou d’une soumission à la propriété des supérieurs, mais du poids familial et individuel des conventions. L’aliénation chez Kurosawa est similaire à la différence que la structure familiale y est précisément le théâtre du surgissement de l’impératif économique ou de la production en crise ; les figures libérales du chef-cuisinier, du médecin, ou même de l’auto-entrepreneur y remplacent les artistes de la bohème sud-coréenne. Dès lors, la répétition du quotidien entreprise dans chaque film, interrogeant diverses structures de travail, n’a pas le même sens que la douce amertume des réitérations des conventions chez Hong. L’horreur de l’aliénation dans l’œuvre de Kurosawa correspond à la répétition de sa marque. Chaque marque est une virtualité, mais une virtualité qui s’expand et réaffirme le régime d’ensemble. Chaque marque est la production ou l’interruption de la production d’une chaîne économique. Ce n’est pas véritablement une exagération, si par chaîne économique on entend une chaîne de transaction et de conversion de valeur.
L’aliénation dans l’œuvre de Kurosawa n’est ni une essence ni un état de fait. C’est pour ça qu’elle doit toujours s’affirmer et surgir. Elle n’en est pas moins quotidienne. D’abord, il y a bien les structures familiales et conjugales habituelles. Celles-ci fondent toujours un cinéma qui se construit autant sur la réalité sociale que sur ses clichés perméables. Il y a le détective et sa femme dans Cure, en 1997, qui réinterprète déjà la banalité du film policier dans lequel l’enquête de nuit apparaît comme l’autre travail du mari de jour. Dans tous les films, le spectateur devine que l’épouse subira les conséquences de l’enquête, mais jamais on ne montre que ces conséquences ne sont pas celles d’un mal étranger mais précisément d’une production de sens, l’enquête, qui pourrit de l’intérieur. La structure conjugale, qui est virtuellement structure familiale, n’est pas l’incarnation complète d’une aliénation sociale, mais elle en est la production. C’est l’évidence politique première de l’œuvre de Kurosawa. La production est donc interrompue, elle n’est pas naturelle, elle procède par outils, et les réitérations actuelles de Kurosawa sont avant-tout l’occasion de filmer ces outils.
Dans Cloud, dernier des trois projets à être réalisé par Kurosawa, sorti le 27 septembre 2024 au Japon, Yoshii, l’auto-entrepreneur, établit son profit sur le drop-shipping2, et le logiciel de son entreprise correspond précisément à cet outil virtuel de production de l’aliénation. La surface de son aliénation se décline dans son regard en des multiplicités d’icônes et de fétiches qui clignotent à ses yeux ; dans ce cas la chaîne économique concrète impliquée par son entreprise va faire de son inflation un sursis, jusqu’à briser son couple. Dans Chime et La Voie du serpent, les outils de la production sont différents puisqu’ils sont des instruments de production à l’intérieur de la cellule conjugale.

Kurosawa a réalisé le moyen et le long-métrage quelques semaines avant Cloud3, enfin il n’y a pas eu de correction mais plutôt une variation. La chaîne de travail de Chime retrouve un malaise familial dans l’artifice social du domicile, et la folie zélée du chef-cuisinier à ses fourneaux reflète donc celle de son épouse dont les tâches ménagères deviennent de plus en plus mécaniques jusqu’à en dérailler ; la caméra de l’entrée, qui produit ce léger carillon étrangement familier, sonne l’interruption de la chaîne lorsque toute la famille disparaît de la surveillance. La virtualité des objets dans La Voie du serpent marque enfin l’objet du couple même. Par rapport au film original4, Kurosawa y gagne en distance lorsque le personnage du professeur est remplacé par celui de la médecin, toujours aussi mystérieuse mais surtout isolée dans un Paris invisible et haussmanien. Ses consultations sont plus robotiques encore, son travail domiciliaire est automatisé (on filme assez longuement la figure presque surnaturelle de l’aspirateur-robot), son couple est numérisé par les nombreuses visioconférences qui parsèment et clôturent le film. La division entre le travail professionnel et le travail domiciliaire ne poursuit qu’une réalité dans laquelle le couple n’existe plus qu’en tant que travail. L’outil virtuel correspond alors à cette division quand elle apparaît comme aliénation dans sa distance matérielle.
La fascination horrifique de Kurosawa envers les outils virtuels de la société capitaliste évoque celle de Lynch pour les flux mécaniques du spectacle, pour tout ce qui « fonctionne partout, tantôt sans arrêt, tantôt discontinu »5. Le spectacle lynchien comme l’aliénation collective chez Kurosawa ne répudient pas de se constituer mondes, mais souvent le spectacle chez Lynch est déjà un monde, comme la scène de théâtre, et tout le rapport au flux devient alors une façon de déranger ce monde qui passe. C’est ainsi que les décors lynchiens procèdent par communication, secret et révélation, par la transmission d’un message : par exemple, dans Twin Peaks : Fire Walk With Me6, l’agent Desmond, interprété par Chris Isaak, disparaît juste après avoir aperçu un poteau électrique sur le lieu d’enquête de la disparition de Teresa Banks. Cet objet infrastructurel, moderne et désuet, est un élément de communication presque divine, de ce qui fait littéralement tourner le monde de la fiction dans Twin Peaks. Il en va autrement des outils morcelés qui se mettent en œuvre dans les films de Kurosawa, pour qui la virtualité est d’abord fragmentaire et agit comme telle. Le réalisme de Kurosawa, retournant ainsi au rapport premier du fantastique au surgissement, conçoit chaque objet dans son apparition singulière à une personne. Dans son plus célèbre film, Kairo, sorti en 2001, le réseau d’aliénation constitue certes un monde apocalyptique où la solitude est un amoncellement de spectres, mais ce monde ne se révèle qu’à l’aune du rapport esthétique à Internet. Il n’y a d’abord qu’un site et sa perception individuelle par le navigateur qui le rencontre, rien d’autre. Cette navigation n’est pas un spectacle collectif, mais une rencontre sous l’angle de la hantise. Le fantôme apparaît à quelqu’un comme l’objet se révèle dans son utilisation concrète, quotidienne.L’aliénation sociale comme dynamique renforcée par les objets de la virtualité coïncide ainsi avec les possessions typiques du film de fantôme. Ce qui apparaît, c’est que le virtuel n’est pas qu’une représentation utile, ou une fétichisation économique qui doit s’actualiser dans l’aliénation. C’est un morceau de réalité fantasmée, dont la transmission se fera isolée et collective. La majorité des œuvres horrifiques de Kurosawa procèdent de ces morceaux de réalité comme réceptacles de l’aliénation. Dans Kaïro, Internet et ses sites arrachent des présences spectrales et les confrontent à ses navigateurs. Dans la première Voie du serpent, les écrans affichant sa fille morte vont conduire la vengeance de Nijima jusqu’à une absurde violence précisément parce qu’ils la vident de toute raison matérielle. Dans Cure, sorti juste un an auparavant, la mise en scène elle-même fixe des éléments hypnotiques comme virtualités littéralement décadrées du réel. Mais enfin tous ces outils ne correspondent pas à une production de l’inconscient, ou s’il y a de l’inconscience c’est davantage dans l’aliénation produite par leurs virtualités que dans des personnages comme poupées-psychés. Il n’y a pas de chaîne de l’inconscient, il n’y a qu’une chaîne de production, celle qui fait de la réalité des objets et des personnes les objets de leurs perceptions, et cette chaîne ne procède qu’en arrachant du réel, pas en vase clos. Les objets virtuels procédaient dans Kaïro ou Cure comme chargés des seules présences fantastiques. Mais dans son réalisme, Kurosawa s’autorisait alors à capter ces présences entièrement. Certes, dans Cure, la matière de l’hypnose n’est pas évidente au spectateur qui n’en est pas aliéné, mais elle apparaît tout de même comme un mystère, et dans Kaïro la terreur naît du fait que les spectres y surgissent frontalement dans une économie de mise en scène rare et honnête. Dans son entretien avec Makoto Shinozaki, Kurosawa appelle à « transmettre les choses de la façon la plus directe qui soit », « à les faire advenir et les filmer »7. C’est alors que les objets virtuels semblaient réussir à déceler quelque chose du réel qui était jusque-là invisible ou inexistant. Mais les virtualités de ses derniers films ne sont pas hantées, ou en tout cas elles ne révèlent à proprement parler rien.

Les objets de Chime, Cloud, ou de la deuxième Voie ne paraissent véritablement qu’en tant qu’outils. C’est là un cinéma proprement quotidien que celui qui voit dans les objets virtuels autant d’outils et non pas juste un thème esthétique. Bien sûr, c’est un cliché bien répandu que celui qui s’attache aux détails et fétichise leurs répétitions pour ne pas laisser filer le quotidien. Pourtant, la vraie captation d’outils, d’objets qui exploitent le réel, est bien plus rare. La modernité que trouve Kurosawa, c’est qu’il n’a alors plus besoin d’y insuffler une teneur folklorique ou superstitieuse. Ces outils se définissent eux-mêmes, en fait leur horreur n’étonne plus personne puisqu’elle est bien réelle. Les présences horrifiques se manifestent dans les aliénés de ses derniers films, mais elles n’ont plus besoin de surgir dans les virtualités mêmes. Au contraire, la caméra de surveillance de Chime, les logiciels de Cloud, les écrans de La Voie du serpent, ne sont plus que des absences. Ces images virtuelles sont nivelées à leur circulation. Le spectacle numérique de Kurosawa a-t-il alors rejoint les flux lynchiens ? Ses images demeurent définies par leurs apparitions singulières et pragmatiques. Mais sans doute constituent-elles autrement un monde à part. En promotion de son film Cloud, Kurosawa explique : « Le monde a tellement changé, et peut-être que notre futur n’est plus aussi lumineux qu’il semblait être à l’époque. Peut-être que maintenant le grand ennemi, le vrai malaise, ce ne sont plus les nouvelles technologies ou une quelconque entité occulte, mais nous-mêmes. Et je pense que quand on fait des films de nos jours nous avons une plus grande responsabilité, tout autant à l’égard de notre société que de nos spectateurs »8. Il n’exprime alors pas qu’une simple nostalgie, mais bien le nouveau sens de responsabilité qui anime son cinéma face au capitalisme.
Déplier des mondes : la contre-utopie

Les objets virtuels mettent en œuvre dans la filmographie de Kurosawa un cinéma qui déploie leurs confrontations à des personnes, individus, corps dont l’humanité se redistribue sous le poids de leur fracture. La répétition de cette mise en œuvre ne vise pas ou ne vise plus à distinguer un monde invisible au-delà du réel, au contraire elle affirme la compréhension de ce qui se montre comme nécessaire sous le prisme d’objets et de leurs effets. Une caméra de surveillance est bien réelle. Le fantôme de la famille qui a disparu n’est peut-être pas compréhensible, mais son absence, elle, la béance qui s’affiche à la caméra, tout ça est bien réel et tout ça dépend du régime qu’instaure cette caméra dans le domicile. Les outils virtuels de l’œuvre de Kurosawa sont les objets qui font du quotidien une émergence discontinue de l’horreur du capitalisme. Déplier les virtualités de ce régime, c’est exposer son réseau, ses effets, c’est faire corps avec un quotidien. Mais c’est à chaque fois, en repartant d’un outil, d’une personne, ou de l’intrigue au sens le plus concret, révéler l’émergence de ce quotidien comme une déviation possible. C’est bien sûr le jeu de toute fiction que de menacer de toujours retomber dans cette catégorie, mais c’est aussi la responsabilité face au virtuel et à l’instrumentalisation du numérique qui commande de penser le possible. On a vu que l’aliénation du virtuelle est, telle que représentée par Kurosawa, une nécessité impliquée par son objet ; on pourrait fantasmer à imaginer un monde sans sa présence, un monde passé, peut-être plus lumineux, ou peut-être pas, mais ce n’est pas celui qui intéresse Kurosawa. En revanche, le monde tel que vendu par les représentations virtuelles, le monde de la connectivité cybernétique9 et son image de virtualité sont très fictifs. Ces images sont elles-mêmes produites par l’aliénation qui supplante toutes représentations et dont le parallélisme finit par recouvrir leurs réalités d’illusions d’immatérialité. A mesure que l’œuvre de Kurosawa se radicalise, elle se détourne autant vers les outils virtuels comme marques de mondes qui se déploient sous le prisme de l’aliénation que vers la matérialité de ces outils. La virtualité fonctionne toujours dans ou par des espaces restreints, qu’elle déploie ou dans lesquels elle se déploie.
Le complot qui sous-tend de plus en plus les productions de Kurosawa et les constitue en mondes distincts est d’abord une autre marque de la modernité virtuelle. Le cinéaste ne répond qu’à l’évolution sociale de ses réseaux, dans lesquels la spectralité se manifeste désormais sous la simple illusion d’une résistance à une menace individuellement orchestrée. Le complot est une autre forme de folklore, psychose collective qui nomme le mal sous forme de fantasmes, et la radicalité du cinéma de genre retrouvé à travers Chime, La Voie du serpent, ou Cloud s’instaure dans ce noyau folklorique, parce que le complot est une histoire, une intrigue bien ficelée. Les éléments scénaristiques contaminent les représentations. Dans le premier moyen-métrage, la dépossession néo-libérale du chef-cuisinier qui doit se vendre à une nouvelle chaîne « bistronomique » implique une angoisse existentielle. Une de ses scènes cite explicitement la conclusion apocalyptique de Cure, seulement cette conclusion apparaît dès lors décentrée : les meurtres en chaîne qui se déroulent jusqu’à l’intérieur du restaurant ne manifestent plus une révélation contagieuse mais l’épiphénomène de quelque chose de plus profond ou simultanément de ce qui apparaît beaucoup plus plat.


Le complot, c’est cela, une sphère mentale qui ne connaît aucune résolution parce que chaque événement qui s’y déroule est voué à devenir annonciateur de sa profondeur. Quand son illusion devient visible, mais que tout circule comme toujours, vient un instant, le moment du virtuel, durant lequel cette sphère-là s’étale. Ses courbures ressemblent alors plus à une simple surface. La communication postmoderne ne correspond pas qu’à une ironie légère, comme on l’a souvent réduite dans l’adjectif commun, mais au réseau d’information qu’avait conceptualisé Lyotard10. Les nouvelles intrigues de Kurosawa sont bien ces surfaces, dans la mesure où tout en évoquant tout l’imaginaire du cinéma de genre, on dira le plus folklorique, elles sont toujours des déformations d’intrigues et des déformations de résolutions. Dans Chime, moyen-métrage, l’extase apocalyptique survient au bout d’une vingtaine de minutes, juste avant que le récit ne se replie sur lui-même avec la simple disparition de la famille. Dans La Voie du serpent et Cloud, longs-métrages, les moments qui jouent avec la notion de scène, d’événement, ou tout simplement d’intrigue de genre, se rapprochent certes plus classiquement d’une idée de résolution, mais cette résolution évoquée n’advient jamais. Dans La Voie du serpent, le fantasme de vengeance sur une société secrète pédophile ne peut aboutir qu’à une frustration : la voie vengeresse qui imprégnait déjà le premier film se replie sur elle-même. Ce repliement est simultanément un enfermement du récit et son implosion. De la même façon, Cloud pourrait mettre en scène dans ses dernières séquences une impressionnante fusillade, qui évoquerait Michael Mann ou le Carpenter d’Assault on Precinct 13, si les tirs incessants, les jeux de cache-cache et l’abyssal vide des hangars ne viraient pas à l’absurde : la fusillade n’est plus l’affrontement mythique entre deux guerriers modernes, mais un échange général de tirs qui assourdissent jusqu’à une grande explosion redoublée. Dans ces trois derniers Kurosawa, le rapport à une esthétique baroque de l’événement manifeste la virtualité du complot qui implose jusqu’à sa propre surface.
Toutes ces intrigues sont bien des virtualités possibles. Mais Kurosawa ne réalise pas un cinéma de virtualité au sens de ce qui est simplement représentation mentale ou esthétique. Justement, les complots qui implosent dans son œuvre sont, comme les marques d’aliénations, des formes dépliées auxquelles le cinéaste semble comme offrir un espace. Dans Cloud, comme dans La Voie du serpent, la réalité virtuelle du complot (et par-là on entend simplement qu’un complot, c’est d’abord un tweet, un lien, un post, bref tout ce qui convoque vers tout en se construisant à l’intérieur d’informations bien rigides) est dépliée, même en tant que surface, au sein des espaces de la fiction. Ces espaces chez Kurosawa sont littéraux : une ville fantasmée, des hangars, des entrepôts, un domicile trompe-l’œil, tout ce qui se construit entre la réalité moderne et sa fascination théâtralisée.

Dans Cloud, quand on veut faire subir au drop-shippeur la souffrance qu’il a inculquée, comme un cyberharcèlement incarné, ou quand on met en scène une « red room »11 fictive directement dans la concrétude bétonnée du décor, on bascule la virtualité de ces objets sur une scène théâtrale en relief. Mais cette spatialisation tient donc autant des effets observés d’une virtualité, d’un vaste complot immatériel, dont on saisit les marques d’expansion en renversant le primat de la réalité, que d’une mise en scène proprement baroque. Derrière son ascétisme apparent, Kurosawa manie ses espaces d’une façon volontairement mélodieuse mais pas légère. Ce jeu de formes découle précisément d’une éthique de représentation redéfinissant les déploiements d’espaces.
Parce que le film de complot menace toujours de se faire vase-clos, et pire que ça, univers complaisant, ses récits surfaciques manifestent un sens du nécessaire qui confine à l’absolu ou à une forme d’eschatologie déplacée. C’est précisément ce que l’on avait aperçu dans Les Linceuls12 de Cronenberg. Des Linceuls à la Voie du serpent, c’est la direction d’acteurs qui aplatit le récit, désamorce ses enjeux, le rend plus vrai que vrai. Mais c’est dans Cloud que le récit est le plus nébuleux, presque asphyxiant. La dernière scène était éclairante, puisqu’elle enfermait ses personnages faustiens dans un van13 submergé par des nuages. Ce cloud, idée virtuelle volontairement immatérielle et éthérée, est définitivement un monde, dans lequel l’arnaqueur survivant et son démon sont presque les rois. Tout ça, on l’aperçoit depuis la fenêtre du véhicule, son cadre et sa surface. Mais ce qui manquait désespérément aux Linceuls, et ce qui détermine ici toute la mise en scène de Kurosawa, c’est l’espace qui se configure à l’intérieur de cette surface. Parce que l’espace des Linceuls est celui d’un simple univers mental déifié, celui du metteur en scène, qui s’incarne à travers un Cassel funéraire et endeuillé, il n’est plus qu’un nuage abstrait, définitivement plat mais surtout complètement désincarné. Dans Cloud, ou dans la Voie du serpent et Chime, Kurosawa ne fait que configurer des espaces comme formes réelles et déploiements d’objets ; l’aliénation sociale qu’il parvient à capter est radicalement différente de la simple farce psychanalytique cronenbergienne qui se joue entre son sujet œdipien d’identification et ses pulsions de mort.
Les mondes qui se déploient sous le prisme de l’aliénation sociale, comme ce monde nuageux qui entoure Cloud, ce ne sont pas des platitudes, ni le complot qui affirme sa seule réalité aliénante, mais au contraire des espaces de déploiement d’objets. Certes, chaque objet manifeste sous sa marque une aliénation sociale définitive et bien réelle, mais les virtualités déployées correspondent autant à cette nécessité, qui est bien tragique, qu’à des contingences singulières. Parce que chaque virtualité découle de l’utilisation et de l’apparition bien précise d’un outil, déployer ces outils dans des espaces, figuraux et concrets, c’est justement autant désigner leurs marques concrètes que la contingence de ces marques. Dernières minutes de Cloud, l’espace figural ressemble à un enfer métaphorique14, mais c’est bien aussi l’espace très concret du numérique qui marque son emprise et toute la bouillie d’effets-spéciaux qui dégouline à l’écran ne précise que cela : il y a bien une réalité derrière l’enfer. Rien de fictif dans l’aliénation comme marque sociale. Et dans Chime tout autant que dans La Voie du serpent, toute l’économie de la mise en scène consistera précisément à témoigner autant narrativement de l’absurdité du monde du complot qui surgit que visuellement de la marque productive qui l’instaure en partant d’outils très concrets et très quotidiens. Il y a une force suggestive remarquable dans cette économie, ou plutôt justement dans cette pauvreté, qui revendique la fiction en la distillant au sein de cadres distants et terriblement humains. Or, filmer l’humain, ce n’est ni le substantialiser dans une affection de simples vagues substrat physiques, ou, comme on le voit souvent, d’Hollywood aux médiocres, les larmes et le sang, mais c’est au contraire le comprendre dans ses limites et ses interactions avec ces limites. Il faut voir justement ce qui cherche à le nier et à le réduire.

Comment filmer les écrans ?
Avec la grammaire industrielle du regard, le simple champ / contre-champ, on se serait plutôt demandé comment ne pas filmer des écrans, comment ne pas transformer l’objet en simple écran de perception du regard. Ce serait omettre que tous les objets sont déjà écrans dès lors qu’on a pu manifester leurs extractions sous des formes circulantes. Il n’y pas de mise en scène sans virtualité dans cette circulation. Les contre-utopies que Kurosawa déplie, ce ne sont pas des dystopies, parce que ce ne sont pas littéralement des enfers : une dys-topie, c’est peut-être une idée d’émancipation sociale qui dérive jusque dans le dysfonctionnement, et alors on repérerait facilement les origines libérales et néo-libérales de son image, qui renvoient toute lutte sociale à un totalitarisme, mais ce dysfonctionnement est toujours une anomalie et un absolu. Or, les contre-utopies de Kurosawa s’acheminent justement, hors de tout fantasme métaphorique, vers les possibles d’un régime proprement contre-utopique, celui du capitalisme, qui s’assoit dans le virtuel comme modèle de circulation totalitaire. Les écrans, outils fragmentés, représentent ces contre-utopies, c’est-à-dire les figures contingentes de ce qui se montre comme nécessaire, et les filmer comme tels, c’est précisément déplier des espaces qui vont contre cette nécessité apparente, enfin, faire de la place dans la fiction pour l’apparition négative d’autres possibles, eux, proprement utopiques. Dans la grammaire, on a résolu le problème des écrans, et quelque part le problème du champ / contre-champ tout entier, en fondant les deux au sein du virtuel lui-même, qui y est alors autant une dystopie lorsqu’on admet son aliénation qu’une utopie souterraine dans son apparente nécessité totalitaire. Très simplement, quand on veut évoquer la connectivité sociale d’un sujet, ou tout simplement quand celui-ci reçoit une notification de son écran, on fera apparaître celui-ci en superposition à l’image. Ce rapport surfacique aplatit toutes différences dans un nouveau régime de représentation. Même mis à part son contexte de production, il n’est pas anodin qu’un film comme Oui de Nadav Lapid15, qui semble justement faire du génocide du peuple palestinien un simple motif de mise en scène, se démarque en faisant des notifications que reçoit son protagoniste, alertes sur l’ailleurs, des figures esthétiques dissoutes.

Les nouvelles du génocide que reçoit ce protagoniste, notre yes-man, sont alors équivalentes dans ce régime aux fantasmes eux-mêmes génocidaires qui surgissent dans la tête du haut-gradé israélien. Au contraire, traitant de la souffrance et de la domination qui émergent de ou par les régimes de la virtualité, la mise en scène de Kurosawa déploie ses écrans dans leurs matérialités, au sein de récits spatialisés qui sont aussi les récits de leurs espaces. Cela signifie que ce qui apparaît à travers un écran n’apparaît qu’à l’intérieur de cet écran comme simple objet du cadre de la mise en scène. Cet objet ne se transformera pas en fantasme cybernétique, ou en sophistication démesurée. Il n’y a d’abord qu’un outil, et surtout la personne qui l’utilise, donc un espace entre les deux et une nécessaire distinction de mise en scène.

Autre cœur de pauvreté, ce principe esthétique confronte toute altérité face aux écrans. Il n’y a rien de plus simple que ce principe qui pourtant fut à tout pris chassé, de toutes parts, pour dissoudre le problème du regard dans le divertissement industrialisé. Il n’y a rien de plus simple qu’une attention donnée à l’observation située, mais il n’y a rien de plus rare. Les espaces de virtualité déployés chez Kurosawa, même en contre-utopies, s’opposent absolument au montage des studios comme ordre de jouissance, dilution de l’espace dans un agencement de plans moyens, serrés aux corps, qui ne manifestent le temps que comme immatérialité de consommation.
Les écrans dans l’œuvre de Kurosawa sont filmés dans leurs opérations de production, c’est-à-dire dans leurs surgissements dans des espaces matériels. Ces instants sont cloîtrés dans leur mécanique, l’intrigue, le complot, le virtuel, mais aussi dans un sens accru de contingence et d’observation : c’est en observant ces instants qu’un sens utopique émerge, parce qu’ils se construisent sur une expérience humaine. Cloud, La Voie du serpent, Chime, toujours ces trois mêmes films, s’achèvent bien sur des moments de décentrement. Il ne s’agit pas d’apothéoses, au sens de dénouements, il s’agit d’ouvrir ces espaces. Dans La Voie du serpent, cette fois-ci, les discussions en visioconférence emmènent le film à son ouverture. Après la mort du père, un Damien Bonnard crédule, la médecin se dirige vers son propre mari comme dernier coupable à punir et expier : la confrontation ne peut que se faire qu’en visio, discontinuité et production de tout le travail de couple qui a parsemé le film, mais elle s’y dilue et devient une question. Elle l’interroge sur sa culpabilité, mais la question rhétorique n’a pas de réponse. Ce doute final, justement ultime possibilité, répond à l’échange de regards au sein du couple, ou entre la médecin et son écran, et s’achève sur cet instant d’observation. C’est comme si elle n’avait pas choisi cette question, comme si c’était bien l’écran qui commandait au sein de l’espace de la mise en scène un doute prolongé. Ce doute affirme dans sa propre confrontation la constitution propre du quotidien comme réaffirmation et émergence. D’une part le complot continue, et continuera, par à-coups, mais chaque déploiement représentatif de sa part constitue toujours sa propre mise en doute. Il s’agit seulement de pouvoir l’observer hors de toute expérience individuelle de son réseau.

La contre-utopie est un modèle spatial de mise en scène dont chaque itération nie le caractère absolu de toute oppression, c’est-à-dire son apparence de nécessité, et rappelle simultanément une autre utopie, de caractère seulement possible. Ce modèle contre-utopique, fragile, suppose de maintenir l’événement que constitue le film dans une forme relative d’espace, qui manifeste autre chose que la simple construction idéologique de son discours. Marx ne renie pas ce sens critique libérateur, au sein même de la troisième partie du Manifeste du Parti communiste, pourtant très opposée à la littérature dite utopique : « les écrits socialistes et communistes renferment aussi des éléments critiques […] toutes ces propositions ne font qu’annoncer la disparition de l’antagonisme de classe, antagonisme qui commence seulement à se dessiner et dont les faiseurs de systèmes ne connaissent encore que les premières formes indistinctes et confuses. Aussi, ces propositions n’ont-elles encore qu’un sens purement utopique »16.
- Sur Kurosawa, lire les deux précédents articles du Club Lumière : N. Guerassimoff, « Kiyoshi Kurosawa, fragments de démentis », sur Club Lumière, 21 octobre 2024 (en ligne : https://clublumiere.fr/kiyoshi-kurosawa-fragments-de-dementis) ; S. Dumas, « Kiyoshi Kurosawa, le plus grand des plus petits », sur Club Lumière, 28 novembre 2022 (en ligne : https://clublumiere.fr/kiyoshi-kurosawa-le-plus-grand-des-plus-petits).
- Entreprise virtuelle et tripartite de revente.
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« Kiyoshi Kurosawa on His Major Year of Cloud, Chime, and Serpent’s Path », 17 juillet 2025 (en ligne : https://thefilmstage.com/kiyoshi-kurosawa-on-his-major-year-of-cloud-chime-and-serpents-path/ ; consulté le 12 novembre 2025).
- Serpent’s Path, 1998.
- G. Deleuze et F. Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Éd. de Minuit, 2012, p. 9.
- David Lynch, 1992.
- K. Kurosawa et al., Mon effroyable histoire du cinéma : entretiens avec Makoto Shinozaki, Pertuis, Rouge profond, 2008, p. 26.
- “The world has changed so much, and maybe our future isn’t as bright as it used to look back then. Maybe now the big enemy, the real malaise, isn’t new technologies or some occult entity, but ourselves. And I think whenever we make movies these days we have a greater responsibility, both toward society and our viewers” : L. Goi, « “Ordinary People Who Become Very Violent”: Kiyoshi Kurosawa on Cloud », sur Filmmaker Magazine, 10 septembre 2024 (en ligne : https://filmmakermagazine.com/127086-interview-kiyoshi-kurosawa-cloud).
- Dans Kaïro, Yoshizaki explique : « Si ça s’est vraiment passé, il n’y a plus de marche arrière. Aussi simple soit l’appareil, si le système est complet, il fonctionnera par lui-même et deviendra permanent. En d’autres termes, le passage est maintenant ouvert ».
- J.-F. Lyotard, La Condition postmoderne, Paris, Éd. de Minuit, 1979.
- Espaces virtuels et violents fantasmés sur le dark web.
- Dernier film crépusculaire, Les Linceuls, sorti cette année, marie l’angoisse du deuil de son protagoniste à une forme de complot géopolitique.
- Ici, on se rappelle déjà la conclusion de Creepy, sorti en 2017.
- Yoshii, l’auto-entrepreneur, déclare bien alors : « J’imagine que c’est comme cela qu’on arrive en enfer ».
- Sur Lapid et son dernier film, sorti cette année, lire une autre interprétation dans notre rédaction : R. Rousset, « Oui ! et ces films qui écrivent l’Histoire », sur Club Lumière, 19 septembre 2025 (en ligne : https://clublumiere.fr/oui-et-ces-films-qui-ecrivent-lhistoire).
- « Le manifeste du parti communiste – K. Marx, F. Engels (III) », s. d. (en ligne : https://www.marxists.org/francais/marx/works/1847/00/kmfe18470000c.htm).




