David Lynch sur la lune

Le 15 janvier, David Lynch meurt des suites de l’emphysème dont il souffre depuis quelques années. Il laisse derrière lui une œuvre unique et excentrique, dont personne ne perce jamais entièrement le secret. Ses films, à la recherche des frontières du réel, font formellement et fondamentalement bande à part dans le paysage cinématographique. De l’onirique à l’obscur, voici quatre de ses films à voir absolument. 

 

Mulholland Drive : 

J’ai vu Mulholland Drive un soir d’été, par hasard. À la recherche d’un film pour chasser l’ennui, je suis séduite par le synopsis : une actrice en quête de gloire hollywoodienne fait la rencontre d’une brune énigmatique qui semble souffrir d’amnésie. 

Je découvre rapidement que ce film est bien plus encore. Embarquée par un élan qui me dépasse et que je ne crois pas avoir connu auparavant, je navigue à travers un film qui me résiste. Sans trop le savoir, c’est en réalité bien plutôt moi qui lui résiste. Je cherche à comprendre la cohérence logique d’une série de tableaux aux tonalités trop disparates pour prendre sens ensemble, et je m’accroche à toute la concentration dont je sais faire preuve pour réunir les pièces du puzzle. Je fais pause. Contre toute réglementation orthodoxe de l’univers cinématographique lynchien, je cherche naïvement sur internet “Mulholland Drive explained”, en ayant pour objectif prédéfini de ne pas trop en lire, pour ne pas me gâcher la fin du film, tout en ayant au moins un semblant d’explication. Ma recherche me guide vers une revue qui m’assure que ce qu’il faut comprendre, c’est déjà ce que je comprends. La rationalité ne s’applique pas à ce film, ou plutôt on en trouve des fragments, mais l’intérêt n’est pas de recoller les morceaux. Ce qui compte c’est cette fracture des tableaux, les associations que mon cerveau à moi font, valent en soi. En gros, je dois tuer David Lynch et ses intentions pour que la prophétie s’accomplisse. 

Cela ne m’a évidemment pas empêchée de regarder une vidéo explicative immédiatement après la fin du film. 

Au fond, j’avais compris la leçon, et ce que je cherchais n’était pas tant une carte pour reconstituer mon chemin à travers le film, qu’une véritable envie de le revivre, immédiatement, de toutes les manières possibles. Les routes qui s’étaient ouvertes et dessinées puis avaient disparu pendant près de deux heures trente me semblaient être des sources inépuisables d’une sorte d’émerveillement auquel je souhaitais m’accrocher autant que possible. Mais bien vite est venue la deuxième leçon légèrement humiliante de la soirée : la fascination, c’est aussi savoir abandonner. Au bout de quelques vidéos sur le sujet et alors qu’une envie pressante d’en parler à tout mon entourage s’était emparée de moi, j’ai eu l’impression que je trahissais ce sentiment si particulier et indescriptible qui m’avait saisi. Il faut savoir se satisfaire du film pour ce qu’il est. Et puis basta. 

Alors j’ai laissé Mulholland Drive à ce soir d’été. Je me souviens si bien de ce que j’ai vu, senti, éprouvé, au point que rares sont les films à l’avoir égalé à ce jour. 

Mulholland Drive – Golden Age Cinema and Bar
Mulholland Drive © Les Films Alain Sarde; Asymmetrical Productions Babbo Inc.

 

Lost Highway : 

Pour Lost Highway, j’étais prévenue. Étonnamment, sans chercher à le comprendre, le film m’a immédiatement paru limpide. Pas besoin d’une vidéo d’explication ou d’analyse, principalement parce que je ne sais pas si j’ai réellement saisi du film ce qu’il fallait en saisir, mais comme vous l’aurez compris : c’est ce qui compte. 

Lost Highway s’ouvre sur l’histoire d’un couple qui reçoit un beau matin sur son perron une série de cassettes de plus en plus étranges, d’abord de l’extérieur de la maison, puis progressivement, de l’intérieur de la chambre alors même que les deux amants y dorment. 

Dégringolade surréaliste et incompréhensible dans la violence et les tréfonds de soi, Lost Highway est un visionnage profondément palpitant. Il libère les pulsions humaines comme un torrent intense et visuellement réjouissant. 

Il y a quelque part dans Lost Highway un appétit presque sexuel pour la mort. C’est là même son universalité. Cette route plongée dans le noir qui encadre le récit unit ces deux pulsions. La violence trouve une douceur dans l’érotisme de l’image et le sexe, lui, se putréfie au contact de l’odeur de mort qui pèse dans l’air. En faisant cela, le film touche à quelque chose de profondément primaire et secoue ce qu’il y a d’enfoui. 

En cherchant à explorer l’inconscient dans son propre langage, celui des rêves, Lynch réalise l’exploit d’élargir la réalité, de lui faire gagner en élasticité, comme rarement un autre cinéaste ne m’a semblé le faire. 

LOST HIGHWAY - mk2 Films
Lost Highway © Ciby 2000 ; Asymmetrical Productions

 

The Elephant Man : 

The Elephant Man est sans doute l’un des films de Lynch les plus accessibles. Un homme jugé difforme est réduit à vivre une existence de phénomène de foire. Un médecin se fascine pour son cas, et découvre petit à petit un homme sensible, doté d’une grande intelligence et amoureux de la poésie. 

Ce film fait retour à l’empathie. Rien de plus, rien de moins.

La solitude érigée comme un mur se brise au contact d’une parole, d’un geste, et rend son agentivité à un personnage rêveur, charmant, doux et passionné. Du haut de grandes réflexions qui abhorrent la niaiserie comme la peste, cela semble être une évidence presque ridicule. Mais faisons-nous bien assez retour vers cette certitude? L’empathie n’est elle pas une ressource qui se désagrège morceau par morceau quand on la néglige? The Elephant Man est une main tendue vers ce qu’on considère trop souvent comme acquis. “I am not an animal. I am a human being.” Voilà un prémisse simple qui semble s’éclairer d’une lueur nouvelle, à l’heure où la propagande d’extrême droite envahit nos écrans comme rarement auparavant. 

En regardant The Elephant Man, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à The House is Black, un court métrage documentaire disponible en ligne que j’ai découvert sur letterboxd, et qui, de manière plus violente et dérangeante, s’essaie au même exercice. Les deux se répondent, s’entremêlent et se complètent. The House is Black est le documentaire d’une poétesse iranienne au sein d’une colonie de lépreux, abandonnés à leur sort dans les années 1960. Se refusant radicalement au dégoût, le film regarde avec dignité et sensibilité ce qui ferait détourner le regard de n’importe qui. Le visionnage est dur mais par ce biais, il rend leur humanité à des hommes, des femmes et des enfants, dont il serait plus aisé d’oublier l’existence. Le documentaire questionne notre inconfort, et nous invite à partager le poids de la peine, de soulager ceux que notre peur de la laideur enterre. 

The Elephant Man, comme The House is Black sont des films qui me suivent, auxquels il faut revenir, souvent. Ils sont les testaments poétiques que la beauté n’est pas l’ennemi de la laideur, qu’elle se forge dans celle-ci, avec celle-ci. Elle ne se confond pas avec confort, elle est plus profonde, plus intime et plus humaine. 

La véritable histoire d'Elephant Man de David Lynch | Vanity Fair
The Elephant Man © Brooksfilms

 

Sailor et Lula : 

Je n’ai jamais vu un film comme Sailor et Lula ailleurs. Rien ne ressemble à Sailor et Lula.

Lula attend que Sailor sorte de prison, il a tué un homme pour se défendre. À sa sortie, la mère de Lula s’oppose fermement à leurs retrouvailles, ils s’enfuient donc en s’enfonçant dans le sud de l’Amérique dans une cavale romanesque ouvertement inspirée du Magicien d’Oz. 

Théâtralisant chaque geste, chaque parole tendre, chaque scène de sexe, chaque éruption de violence, ce film est un exercice de style. (Autrement dit, David Lynch est un mec qui fait des films stylés.) Sailor et Lula pousse à son paroxysme chaque élément de réalité qui constitue le récit, à tel point que la réalité elle-même devient une sorte de métaphore sans contenu. Elle vaut comme un plaisir esthétique. La nature est effacée au profit d’un amour de l’amour comme imaginaire visuel. Rien de plus tendre, de plus passionné, de plus intense, qu’une fascination gratuite pour la manière dont les choses s’offrent à nous. 

S’adonnant à une danse endiablée qui ne se préoccupe pas de ce qu’elle veut dire mais plutôt de ce à quoi elle ressemble, et de ce qu’elle évoque, Sailor et Lula est la comédie romantique la plus intime que je crois avoir vue. 

Sailor et Lula, c’est l’ivresse qui prend au corps, c’est le besoin de soulagement, c’est la respiration quand on sort la tête de l’eau ou l’excitation d’un nouvel amour. Il s’agit de s’aimer. C’est tout. Peu importe la brutalité du monde ou la naïveté de cette envie, il suffit de s’aimer. 

Wild at Heart at 30: David Lynch's divisive and unruly road movie | David  Lynch | The Guardian
Wild at Heart © PolyGram

 

“Notre image du bonheur est tout entière colorée par le temps dans lequel il nous a été imparti de vivre. (…) Ne sentons-nous pas nous-mêmes un faible souffle de l’air dans lequel vivaient les hommes d’hier ? (…)  S’il en est ainsi, alors il existe un rendez-vous tacite entre les générations passées et la nôtre. Nous avons été attendus sur la terre.”

– Walter Benjamin

 

Philomène Martinez
Philomène Martinez
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