Furiosa : du mythe futuriste moderne

Au commencement, il n’y avait rien. C’est souvent comme cela que se rappelle le début du monde, dans ce chaos qui ouvre aussi bien le monde de « Furiosa ». Comme dans « Fury Road », la chute du monde se développe par des témoignages épars, souvenirs d’un monde antérieur. Si l’on en croit « Le grand atlas de la mythologie : Gréco-romaine et égyptienne », ce terme de chaos provient du verbe grec Chaskô qui peut se traduire par s’ouvrir, appelant soit à du vide pur absolu ou un ensemble de matières, conduisant quoi qu’il arrive à la création du monde[1]. Nous pouvons alors partir sur cette vision d’un magma d’éléments qui vont amener cette fin de notre société et, par extension, le développement de cet univers « dans la saga Mad Max ». Cette chute qui s’est développée et a isolé cet univers est même verbalisée par L’Homme-Histoire, ce personnage de conteur qui revient continuellement dans le récit :

« As the world falls around us, how must we brave its cruelties ? »

Le monde, épuré de son passé, se reconstruit par les amoncellements de figures de société qui se redéveloppent dans le vide de son décor désertique. Cela rappelle ce que Marinetti, figure marquante du futurisme, avait développé dans son « Re Baldoria » (« Roi Bombance ») : un monde du futur vu comme un « monde en liberté », affranchi des lois des mœurs sociales comme le raconte Giovanni Lista dans « Cinéma et photographie futuristes » :

« En évoquant les procédés d’étrangéité et de renversement dans cette tradition millénaire de l’expression populaire, Molinari appréhende le futurisme non pas comme un art moderne, mais comme l’hypothèse globale d’un monde devenu fou. »[2]

Furiosa – (c) Warner Bros

La quête d’un monde d’abondance motive les survivants, notamment l’antagoniste Dementus. Ce dernier s’inscrit pleinement dans ce chaos du monde et de son évolution, notamment par sa façon d’évoluer graduellement par le choix d’un tissu qui change de couleur selon sa propre progression de rang et d’envie. Le parallèle politique est également inévitable au vu de sa construction comme figure populiste haranguant les foules pour se faire passer comme une opposition au pouvoir en place dirigé par des puissants comme Immortan Joe avant de mieux s’allier avec afin de profiter du pouvoir et de ses avantages. C’est un être à l’artificialité et à la masculinité assumées, reflet de Max dans la perte de sa femme et de ses enfants symbolisée par cet ours en peluche qu’il porte constamment avec lui. Mais, au-delà de ça, c’est un personnage qui cherche à contrôler jusqu’à la mise en scène. Lors de la séquence de fuite de Furiosa et Prateorian Jack, un mouvement de caméra éloigne les spectateurs de leur véhicule pour mieux se rapprocher de cet antagoniste jusqu’à ce qu’il les rattrape. Cela se répète peu de temps après, lors de la dernière embrassade entre les deux amoureux, faisant échapper la caméra du joug d’un Dementus en plein discours et qui va tenter alors de se réapproprier le mouvement de la caméra. Ses mensonges constants et sa façon de jouer de narration, notamment lorsqu’il recrée une poursuite pour s’approprier Gastown, s’inscrit dans ce rapport du film dans une artificialité assumée, rappelant une nouvelle fois la dérive d’un monde laissé à des individus perpétuant un cycle de chaos. De quoi nous renvoyer à ce que racontait Giovanni Lista par rapport à Guiseppe Cocchiara et son « Il mondo alla rovescia’ » (le monde à l’envers) :

« (…) chaque fois que des changements brusques surviennent dans la société ou dans les modes de vie, la classe populaire réagit en produisant des estampes, des gravures, des comédies, des chansons ou des poésies dans lesquelles le Nouveau, entendu comme bouleversement du monde, est l’objet de caricatures, de satires ou même simplement d’humour spectaculaire. »[3]

Cette nouvelle caricature se rapproche donc, dans la diégèse du film, de la caricature d’un homme de pouvoir pathétique mais dangereux, reliques d’un conflit qui se recrée encore et dont cherche à prévenir le mythe même. On peut alors se rappeler les mots de l’auteur Ovide :

« Je rapporte des poètes anciens les mensonges monstrueux

Jamais vu, ni alors ni maintenant, par les yeux des humains »

Dans son ouvrage « La mythologie : Ses dieux, ses héros, ses légendes »,Edith Hamilton précise que par cette phrase, l’auteur annonce clairement ses intentions de raconter des mensonges mais va les embellir pour que les histoires subsistent[4] et c’est ce qui ressort même de la narration du film, qu’elle soit verbale ou visuelle. La façon même de chapitrer le récit rappelle à cette intention mais également à cette déclaration d’Alithea, héroïne de « 3000 ans à t’attendre », qui déclarait qu’il était plus facile de croire en son histoire si elle était racontée sous la forme d’un conte. Le travail sur la manière de narrer le récit se perpétue donc ici avec « Furiosa », et ce jusque dans ses codes même du mythe.

Furiosa – (c) Warner Bros

Cette ampleur se retrouve notamment dans l’un des premiers plans, zoom partant de la planète Terre jusqu’à arriver à la jeune Furiosa en train de cueillir un fruit. C’est ce geste maladroit à la réminiscence religieuse qui va démarrer le récit, tout comme il entame à chaque fois le mythe comme expliqué par Joseph Campbell dans l’immanquable « Héros aux mille et un visages », la bible sur le sujet :

« C’est ainsi que l’aventure peut commencer. Un geste maladroit-dû apparemment au plus grand des hasards- dévoile un monde insoupçonné et met l’individu en relation avec des forces qui ne sont pas correctement compris. (…) Les gestes maladroits ne sont pas un simple fait du hasard. Ils sont le résultat de désirs et de conflits refoulés. »[5]

En faisant ce mouvement d’un macrocosme planétaire à ce geste maladroit, le film amplifie son importance tout en rappelant l’aspect attendu finalement d’un conflit qui ne pouvait qu’arriver : la potentielle découverte d’un monde d’abondance par des individus agressifs et destructeurs. Tout l’objectif de Furiosa sera d’ailleurs de retrouver ce lieu, se rapprochant du « nombril du monde » décrit par Joseph Campbell qui abordait l’endroit de naissance du héros comme centre de son univers auquel il cherche désespérément à revenir[6]. Les dilatations de temps se feront ici par à-coups, que ce soit les chapitres ou le traitement de certains objets, à l’instar des transitions sur l’ours en peluche ou la perruque conçue par notre héroïne. On se rapproche de la possibilité vue par Marinetti que le cinéma déshumanise le geste et le comportement :

« (…), c’est-à-dire de détruire l’image humaniste de l’être humain et, parallèlement, de mettre en avant la vie autonome de l’objet, la présence et la matérialité des choses. »[7]

L’objet matérialise la vie et finalement évolue tandis que les corps des personnages tendent vers la mécanique, tel le traitement du bras de Furiosa, à un moment dissimulé sous un gant qui altère son identité et la rapproche du mécanicien avant de remplacer ce bras tatoué par un engrenage propre. Le fait que le membre perdu portait comme tatouage la route vers ce « nombril du monde » mentionné plus tôt appuie l’allégorie d’une perte inévitable du lieu d’abondance dans ce monde en déliquescence, jusqu’à ce souvenir marqué pourtant dans la chair. C’est aussi bien le symbole d’une fin que l’appui d’une renaissance par l’annihilation du soi, comme théorisé par Joseph Campbell[8] : ne pouvant pas à ce moment fuir vers l’extérieur, l’héroïne part à l’intérieur d’elle-même pour renaître. Cette métamorphose l’amène à devenir pleinement son propre mythe, se rapprochant de figures comme Némésis, la personnification de la Vengeance divine, ou Thémis, représentant le besoin de recréer l’ordre dans ce monde troublé. On en revient à l’ampleur du mythe et sa façon de réaffirmer certains principes d’ordres spirituels demeurés constants à travers l’histoire de l’humanité[9]. Joseph Campbell avait écrit sur cet aspect :

« De la même manière, la moindre goutte d’eau a la saveur de l’Océan et l’œuf de la puce contient tous les mystères de la vie. Les symboles de la mythologie ne sont pas fabriqués, l’homme n’en est pas maître. Il ne peut les inventer ni les supprimer définitivement. »[10]

Furiosa – (c) Warner Bros

 

Les éléments du mythe se redéveloppent encore et encore, dans une ronde universelle de l’univers où ses différentes parts se redessinent continuellement. C’est cela qui appuie d’autant plus l’intérêt de « Furiosa » : sa perpétuation de l’amour de George Miller pour le pouvoir de la narration, le tout dans une opposition néanmoins complémentaire à ce qui faisait la réussite de « Fury Road ». Cet aspect de confrontation renvoie à un autre enjeu du long-métrage : ses tensions permanentes, à l’instar de Marinetti qui voit la réalité comme « soumis à l’interaction continue de tensions opposées. Pour lui, la pulsion vitale, entendue d’un point de vue futuriste comme dynamisme de la matière, doit continuellement s’opposer aux forces nécromorphes de la matière. Et il ne s’agit pas seulement d’une idéologie du progrès, mais d’une dynamique qui met en jeu une dimension prométhéenne de l’homme contre toute sanction existentielle, voire biologique (…) Le langage cinématographique, avec ses capacités d’accélération et de dématérialisation de l’image, lui offre donc la possibilité de mieux mettre en œuvre cette poétique de la métamorphose qui, en tant que conception de l’être comme devenir, est au centre de son futurisme. »[11]

Ce rapport à la métamorphose futuriste inscrit également « Furiosa » dans un autre parallèle : celui d’une altération permanente des lieux et du temps pour mieux narrer un sentiment constant de mouvement, même si cela était plus appuyé dans « Fury Road » au vu de la structure même de son récit :

« Dans Velocità, les métamorphoses prévues par Marinetti ont une cadence rapide et une tension imaginative pratiquement onirique, elles créent la spécificité filmique en altérant les catégories du temps et de l’espace, en détruisant les conventions objectives du monde des phénomènes, mais en donnant surtout la réalité comme déploiement continu du flux vital (…) »[12]

Plus tôt déjà, Giovanni Lista écrivait :

« La transgression du soi-disant réalisme inhérent à l’image mécanique signifie donc exprimer le déroulement fluide et incessant de l’élan vital. »[13]

Furiosa – (c) Warner Bros

La phrase est intéressante car elle peut être renvoyée aux critiques sur des effets numériques trop visibles, ce qui est assez ironique au vu de l’absence de remarques similaires de ces mêmes individus devant des divertissements avec des budgets plus fournis mais moins d’intérêt visuel. Ici, le long-métrage instaure une forme de flou permanent dans l’image, comme s’il était impossible d’appréhender totalement tout ce qui est montré visuellement dans le mouvement permanent d’une histoire orale (statut que rappelle régulièrement le film). Revenons à ce que disait Joseph Campbell sur ce territoire hors du monde original de notre héroïne :

« Les régions de l’inconnu (…) sont des champs libres pour la projection du contenu inconscient. »[14]

 

Comme toute histoire, réelle ou fausse, projette des parts de l’individu, la représentation des décors du film renvoie à l’instabilité, aussi bien physique qu’émotionnelle, de notre héroïne, accentuant l’incertitude des fonds montrés par le film. Le choix même de se clore sur un long dialogue entre Furiosa et Dementus n’en est dès lors que plus pertinent, allant à une épure totale autour de ses deux protagonistes pour que le bouillonnement qu’ils partagent les isole d’autant plus. On est ici dans la « transfiguration lyrique du dynamisme qui nourrit le perpétuel devenir » voulue par les futuristes en opposition de l’image morte qu’ils reprochaient à l’œil mécanique de la caméra[15]. Loin d’une simple bouillie visuelle comme ont pu le dire certaines personnes avec des goûts que nous ne qualifierons pas, ce traitement visuel de « Furiosa » ramène ses personnages dans l’impossibilité d’évoluer dans leur état actuel et leur confrontation permanente face aux forces d’un temps qui les dépasse. La conclusion, narrée par L’Homme-Histoire, inscrit alors définitivement son héroïne comme une figure qui n’a même pas besoin de contrôler son symbole : celui-ci est raconté par d’autres. À la place, elle peut se recentrer sur comment elle veut faire évoluer son propre chemin de vie, notamment en faisant de son geste maladroit initial (la cueillette d’un fruit) le premier pas vers une échappatoire, et qui sait un retour à la maison, comme la conclusion de tout bon mythe qui se respecte…


[1] « Le grand atlas de la mythologie : Gréco-romaine et égyptienne », Collectif, Atlas, 2015, P.14

[2] « Cinéma et photographies futuristes », G. Lista, Skira, 2008, P.44

[3] « Cinéma et photographies futuristes », G. Lista, Skira, 2008, P.43

[4] « La mythologie : Ses dieux, ses héros, ses légendes » ; E. Hamilton, Marabout, 2019, P.17

[5] « Le héros aux mille et un visages », J. Campbell, J’ai lu, édition de 2014, P.77

[6] « Le héros aux mille et un visages », J. Campbell, J’ai lu, édition de 2014, P.447

[7] « Cinéma et photographies futuristes », G. Lista, Skira, 2008, P.22

[8] « Le héros aux mille et un visages », J. Campbell, J’ai lu, édition de 2014, P.131

[9] « Le héros aux mille et un visages », J. Campbell, J’ai lu, édition de 2014, P.350

[10] « Le héros aux mille et un visages », J. Campbell, J’ai lu, édition de 2014, P.16

[11] « Cinéma et photographies futuristes », G. Lista, Skira, 2008, P.71

[12] « Cinéma et photographies futuristes », G. Lista, Skira, 2008, P.71

[13] « Cinéma et photographies futuristes », G. Lista, Skira, 2008, P.22

[14] « Le héros aux mille et un visages », J. Campbell, J’ai lu, édition de 2014, P.114

[15] « Cinéma et photographies futuristes », G. Lista, Skira, 2008, P.16

 

Souheyla Zemani
Souheyla Zemani
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