Disparition des espaces collectifs (Une poste à la Courneuve)

Tout un pan du cinéma documentaire s’attache à étudier des institutions, des lieux. On pense évidemment à Frederick Wiseman qui a construit son oeuvre autour de cette question : des films sur les hôpitaux (Hospital), sur des mairies (City Hall), sur des musées (National Gallery), jusqu’à un restaurant gastronomique (Le Menu des Trois-gros) pour citer son plus récent. La forme est toujours plus ou moins la même, le cinéaste cherche à réduire le plus possible sa subjectivité, en essayant (en vain) de trouver une forme qui se voudrait objective, pour donner au spectateur un regard neutre sur des lieux souvent au cœur du fonctionnement de la société. Dans cette optique, ses documentaires sont de plus en plus longs, de Titicut Follies (1h20) à l’un de ses derniers City Hall (4h30). Avec son esthétique dont il faudrait assurément questionner le caractère de vérité, d’objectivité, Wiseman a tissé de film en film une véritable étude de la société américaine par ces hauts-lieux de fonctionnement (universités, prisons, mairie, hôpitaux, cour de justice, …). 

En France, Raymond Depardon, photo-journaliste avant d’être cinéaste, a repris cette esthétique, cet esprit “Wiseman”, qu’il a appliqué aux urgences psychiatriques (Urgences), à la procédure et aux interrogatoires des cas de flagrants délits (Délits flagrants) et à des audiences judiciaires (10e chambre – Instants d’audience). Mais ici le choix des sujets tourne autour des dysfonctionnements de la société et sort du quotidien ; les personnes filmées le sont dans un moment très particulier, en proie à la justice ou aux urgences psychiatriques. Il y a évidemment d’autres cinéastes qui ont réalisé des documentaires selon la même esthétique (Nicolas Philibert, Claire Simon, …) mais je ne cherche pas l’exhaustivité ici. 

© Une poste à la Courneuve (Dominique Cabrera, 1995)

Une poste à la Courneuve de Dominique Cabrera s’inscrit dans une série de films documentaires de la cinéaste, tournés dans et sur la cité du Val Fourré à Mantes-la-Jolie entre 1992 et 1993 (Chronique d’une banlieue ordinaire, Réjane dans la tour, Rêves de ville). On reste ici dans le film-documentaire attaché à un lieu : un bureau de poste. Pas n’importe lequel, celui de la Courneuve, quartier défavorisé de Paris. C’est ici que dans les années 1990 les habitants viennent toucher l’ensemble de leurs aides (RMI, allocations) et leurs salaires, c’est ici aussi que certains viennent récupérer des colis, toucher des chèques. En bref, c’est un lieu d’échange particulier, surtout occupé par les prolétaires dans ce quartier. 

Le regard que Dominique Cabrera porte sur ce lieu guide l’esthétique et le dispositif de son film, celui du contact. Si elle reprend de l’esprit du cinéma de Wiseman la logique du lieu, elle supprime tout ce qui relève de la « fausse objectivité ». La présence de la caméra n’est pas masquée, la cinéaste n’est pas une témoin objective qui nous montre la réalité dans toute sa vérité et sa complétude. Non. Elle porte un regard et participe d’une certaine façon à la vie du lieu qu’elle filme. Les séquences les plus réussies du film sont par exemple celles où les personnes s’adressent directement à la caméra et la personne derrière, assez nombreuses dans la petite heure que dure le film. 

© Une poste à la Courneuve (Dominique Cabrera, 1995)

Suite de discussions entre collègues, entre clients, entre guichetiers et clients, entre la caméra et toutes ces personnes qui naviguent dans ce lieu codifié où chacun joue son rôle. Les clients râlent, se plaignent du temps que cela prend, les guichetiers soupirent, lèvent les yeux au ciel, cela fait partie du jeu social que le bureau de poste impose. Et c’est ce jeu social qui est capté assez brillamment par le film, avec un regard partagé entre clients et postiers, d’un côté et de l’autre du guichet, qui passe des uns aux autres comme des rimes enlacées, ce qui permet de réunir toutes les personnes filmées au lieu de les opposer, de créer un antagonisme par le montage. De fait, bien que cet espace soit un espace d’échange tel que je l’ai décrit, l’architecture du lieu joue plutôt la séparation, imagée par les vitres qui sont officiellement une barrière protectrice pour les guichetiers, qui rendent les rapports oraux compliqués, qui les engluent, les alourdissent. Les postiers eux-mêmes sont contre mais ce n’est pas entre leurs mains, ils sont forcés à la distance imposée par cette frontière qui coupe l’espace de la poste en deux. Les postiers jouent d’ailleurs un rôle très particulier : ce sont de petits employés qui effectuent ici un travail alimentaire, ils sont en bas de l’échelle sociale et sont confrontés à des personnes et des situations de vie plus miséreuses que la leur. Ce sont eux qui représentent l’Etat dans cette situation et qui font face à une misère parfois assez profonde. La complexité de leur position se ressent dans la manière dont la caméra capte leurs comportements, parfois très humains et bienveillants avec les personnes dont ils s’occupent, parfois plus désagréables, hautains lors des heures de pointe et que la lassitude se fait sentir. Il y a cette forme de double-jeu comportemental où la structure, la volonté d’aller au plus vite, rompt la bienveillance naturelle, où l’exercice de leur travail les rend par moment anempathiques ou colériques, dans un jeu de miroir avec les clients qui eux aussi perdent leurs nerfs face à des files d’attentes interminables, occasionnant des échanges colériques parfois captés par la caméra. 

© Une poste à la Courneuve (Dominique Cabrera, 1995)

La position de témoin que se construit la cinéaste lui permet de recomposer l’espace. Elle fait parler les clients, les postiers et les fait dialoguer les uns avec les autres, autrement que dans le cadre ordinaire du service client. Elle montre les coulisses du fonctionnement du bureau de poste, elle montre les petits mots murmurés dans la longue file d’attente entre deux clients. Par son montage alterné, elle recompose un espace d’échange, de lien, dans un espace cadré architecturalement vers l’absence de lien, vers une déconnexion entre les clients et les employés. Et les rapports qu’elle parvient à mettre au jour prennent forme dans des petites phrases qui relèvent de l’analyse sociologique : sous-entendus racistes, solidarité, disputes, bienveillance, tout y est mélangé comme si ce lieu était un catalyseur où chacun révèle des petits bouts de soi, presque malgré lui. 

D’une certaine façon, le film résiste à cette destruction des rapports sociaux dans cet espace particulier. Dans sa logique productiviste, le capitalisme ne souhaite pas s’encombrer de lieux où l’on perd du temps, qui ne sont pas rentables. Les bureaux de postes, encore plus avec le passage au numérique quasiment total de la société, sont de moins en moins fréquentés, n’ont plus les mêmes fonctions. C’est un espace de rencontre social qui disparaît, un espace de solidarité pour les plus défavorisés, souvent les plus isolés. Il y a indéniablement quelque chose qui se perd dans le lien social et le rapport de chacun au collectif. C’est ce qu’un des postiers dit à la caméra, en expliquant que le bureau de poste est sûrement l’un des seuls liens que certains ont avec l’état qui ne soit pas un rapport explicitement punitif comme l’est l’institution policière ou judiciaire. Détruire de tels espaces de rencontre, c’est détruire la possibilité même d’une certaine solidarité, et pour les plus isolés c’est détruire tout sentiment d’appartenance au corps social. Dominique Cabrera réalise ce film en 1992 et on sent déjà les prémices du durcissement des rapports sociaux, de l’antagonisation de l’autre, notamment avec ces vitres blindées et la tension dans certains échanges.

© Une poste à la Courneuve (Dominique Cabrera, 1995)

30 ans plus tard, l’arrivée des technologies numériques, d’internet a accentué cette perte de rapports humains et poussé l’individualisme encore plus loin dans les grands espaces métropolitains. Caisses automatiques, petits commerces, librairies indépendantes, cinéma indépendants, kiosque à journaux. On pense ici au film Le Kiosque (Alexandra Pianelli, 2020) qui a beaucoup de lien avec Une poste à la Courneuve, dans lequel la documentariste place une caméra presque en point de vue subjectif et filme ses discussions avec ses clients, ceux qui passent tous les jours, ceux qui passent tous les mois.). À Lille comme ailleurs, ces petits établissements et services disparaissent de jour en jour, au profit des grandes chaînes d’enseignes multinationales. C’est le grand idéal capitaliste mondialisé : tel fast-food est le même à Lille, à Marseille, qu’à New York ou à Budapest. L’identité des villes se perd, tout est standardisé, cadré dans une logique productiviste qui régit tout. L’idée n’est pas de tomber dans la romantisation de travaux aliénants, simplement de se questionner sur ce que l’on perd avec ces changements. Regarder ce film aujourd’hui est un rappel de l’importance de ces lieux « indépendants », qui n’appartiennent pas (encore) aux mêmes géants économiques, un rappel de l’importance de soutenir ces librairies, ces cinémas, ces espaces qui, il faut l’espérer, ont encore de beaux jours devant eux. Ce que le documentaire de Dominique Cabrera réussit probablement le mieux, c’est de produire ce recul et ce regard sur les mutations des rapports collectifs, tout en ne tombant pas dans une idéalisation romantisée, en montrant le bureau de poste comme un lieu à la fois de collectif et de défaillance. 

Les pratiques sociales sont déterminées inévitablement, au moins en partie, par le cadre que construit la société pour ses citoyens, il est donc important de se questionner sur les espaces publics et collectifs dans lesquels on nous demande d’évoluer. Le film de Dominique Cabrera permet de prendre du recul, de faire un pas une trentaine d’années en arrière, et de constater là où on en est aujourd’hui, avec les mutations que la société a connues. Elle fait l’étude d’un bureau de poste, des personnes qui le traversent, et ce qui ressort de son étude est un mélange doux-amer entre un lien social encore présent et sa rigidité, son durcissement qui apparaît par instants, annonciateur de sociétés aujourd’hui plus individualistes et solitaires, dans lesquelles les rapports sociaux s’éteignent petit à petit, se durcissent, avec les dérives qui en découlent. L’autre devient un parfait inconnu que l’on craint, que l’on ne côtoie pas et c’est dans ce terreau fertile que l’extrême droite puise pour grossir. 

Le film est disponible actuellement, avec quelques autres des films de la cinéaste (Chronique d’une banlieue ordinaire, Réjane dans la tour, Ici là-bas) sur la plateforme de cinéma documentaire Tënk.  

Romain Rousset
Romain Rousset
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