Quand j’ai vu Jeanne Dielman 23, Quai du Commerce, 1080 Bruxelles, la première chose qui m’a marquée c’était le silence. Un long et profond silence dans une salle de cinéma, c’est toujours une expérience particulière. Soudain on devient très conscient de soi-même, du bruit de notre respiration, du grincement du siège, on se retient de tousser, on devient agacé par son voisin qui gratte sa barbe, bref on reprend pleinement notre place de spectateur·ice du film. Évidemment, l’effet que provoque cette grande œuvre pour celleux qui la regardent est voulu et participe à son propos politique. Il a été longuement répété que Jeanne Dielman parle de l’ennui, de la routine, de l’aliénation à la domesticité, etc. Mais, selon moi, on oublie souvent l’agression suggérée au deuxième jour, et on laisse donc de côté un élément majeur : le traumatisme. Le silence dans Jeanne Dielman change de fonction. De simple routine muette, il devient l’expression du non-dit. Dans Jeanne Dielman, ce n’est pas le quotidien déraillant qui m’effraie le plus mais bien le silence qui demeure. Et il demeure car il n’y a personne pour l’écouter.
Le cinéma de Chantal Akerman est pourtant traversé de personnages dont le ressort majeur est l’écoute. Avec ces figures, le silence permet de signifier sa présence et de libérer la parole de l’autre. Dans Les rendez-vous d’Anna par exemple, Anna parle assez peu et va de rencontres en rencontres, collectant témoignage sur témoignage. Le film est tissé de monologues sur le désespoir, la tristesse et parfois, plus rarement, la joie. La simple compagnie silencieuse d’Anna permet une sorte de défouloir pour les autres et leur prouve qu’ils existent car ils ont une histoire. Anna, au contraire, renfermée, presque personnage fonction pour autrui, se fond dans les décors qu’elle traverse à part peut-être lors d’un rare beau moment avec sa mère qui la laisse s’exprimer. Elle chante aussi et confesse par là une sorte de tristesse, évoque sa recherche de l’amour mais de manière plus métaphorique. À la fin du film, c’est toujours mutique qu’elle ne peut plus qu’écouter une machine, incapable de lui répondre.
Difficile de ne pas penser à News from Home ici, le documentaire expérimental où sont lues les lettres de la mère de Chantal Akerman tandis qu’elle était à New York. Elle ne dévoile jamais ses réponses et l’on comprend que ces dernières sont trop espacées au goût de sa mère. Ce chef d’œuvre pourrait être analysé sous bien des angles et celui du son est aussi passionnant. La voix de la mère s’efface souvent dans les bruits de la ville car son souvenir et l’histoire qu’elle représente s’évanouissent un peu pour une jeune femme partie vivre la vie New-Yorkaise. Le cri de la ville chez la réalisatrice s’apparente souvent à un silence, un brouhaha sans rien à distinguer symbolisant la disparition de l’individu — sans connotation particulièrement négative. Le fait qu’elle ne réponde pas ou de façon très succincte oblige la mère à comme improviser de plus en plus, et se dessine malgré elle tout un portrait. Celui d’une femme qui s’ennuie, qui ne semble pas surmonter le départ de sa fille, qui parle pour combler l’absence. News from home c’est l’histoire du silence de l’autre et de la solitude de deux femmes dans la société : Chantal Akerman qui filme New-York comme écrasée par elle, déracinée sans l’histoire de sa mère qu’elle n’écoute pas ; et de sa mère justement, à bout de choses à raconter et s’ennuyant. Elles sont Jeanne et Anna. Parler, c’est dévoiler l’intimité, se taire c’est pousser à la confession.
Dans Histoires d’Amérique: food, family and philosophy le silence comme invitation à l’écoute prend un tournant métafilmique. Cette œuvre est rythmée par des témoignages face caméra de personnes juives et immigrées polonaises qui racontent leur histoire. Cette histoire est celle d’un déracinement, de la perte de sa culture, ses repères et de sa famille. L’objectif magnifique du film est simple : graver des récits sur la pellicule pour que ceux-ci puissent se transmettre ou du moins ne jamais se perdre. Le cinéma n’est-il pas le meilleur moyen pour cela ? Il n’y a rien de plus silencieux que la réalisatrice derrière sa caméra, que son équipe entière : “Silence, action !” Puis le public dans une salle, à son tour, se tait. Les témoignages d’Histoire d’Amérique sont face caméra et regard caméra, c’est littéralement à toi que l’histoire s’adresse. Ce film se veut le véhicule de tout un vécu et une résistance face à la tentative de destruction de toute la culture juive en Europe, mais pas que : dans une autre mesure, aux États-Unis aussi, où on doit s’effacer pour s’intégrer — le lien avec News from home cité au-dessus est tout établi. Ils faut donc bien se taire pour entendre les accents de celleux forcé·es de s’exprimer en anglais.
Dire que le silence chez Chantal Akerman est quelque chose qui crée l’ennui est pour moi une forme de raccourci en plus d’être un non sens qui ne rend pas hommage à la force de son cinéma. Le silence c’est l’écoute, et celle-ci est quelquefois pleine d’amour. Dans Je, tu, il, elle comme dans Toute une nuit, les amoureux qui parlent sont malheureux. Dans Je, tu, il, elle, la première partie reflète les pensées d’une femme qui semble écrire à quelqu’un ou pour elle-même, s’inventant justement un autrui imaginaire pour ne pas trop sombrer. Puis elle se retrouve à suivre et écouter un homme qui déblatère sur son couple fané, sur sa routine malheureuse. Dans un troisième temps, elle retrouve une femme (son ex) et là, les paroles s’arrêtent. Lors d’une longue scène de sexe silencieuse, les amantes se taisent, jusqu’au lendemain. Le fait qu’elles ne parlent pas témoigne de leur complicité et de leur amour. D’ailleurs, il ne faut surtout pas qu’elles se parlent car on sait que l’une, par le passé, est partie. Chaque mot risque d’être la sentence tandis que ne rien dire c’est repousser pour se complaire dans un peu de bonheur. Exactement comme beaucoup des couples de Toute une nuit. Les amant·es qui dansent silencieux·ses, collé·es, semblent heureux·ses tandis que chaque phrase apparaît comme la fin d’un rêve : “je crois que l’on ne s’aime plus” ; “il faut que je rentre chez moi”. Seule l’étreinte mutique permet de signifier le calme des esprits.
Mais le calme que le silence symbolise peut être chargé de milles douleurs comme c’est d’ailleurs le cas dans les films mentionnées plus haut. Le plus révélateur à cet égard est D’Est, un documentaire entièrement sans dialogue qui filme l’Europe de l’Est après la chute du mur. Sans voix-off, sans panneau, il me semble que le film a pour vocation de nous laisser juger de son message, voilà pourquoi je vais me permettre d’exprimer comment je vois le silence de cette œuvre — et vous avez bien le droit de penser que je délire. C’est le mutisme des travailleur·euses qui n’ont plus de lutte. Le film montre sans cesse des gens qui attendent : ielles patientent pour le bus, puis le train, ensuite pour les courses, et le lendemain pour le bus encore. Ce silence c’est un peu celui d’une résignation, d’un calme après la tempête, la fin du rêve communiste. Il y a quelque chose d’une lutte perdue dans D’Est, d’une révolution avortée, d’autant plus frappante quand on voit des gens attendre pour se nourrir, des bouteilles de pepsis plein les bras. C’est une fin déçue mais une accalmie aussi, après beaucoup de peine. Une accalmie ici symbolisée par la musique en scène presque finale, un sublime violoncelle qui rompt le mutisme pour offrir presque un requiem.
Ce calme après la tempête trouve sa plus belle forme dans le magnifique Sud. À Jasper au Texas, ce documentaire filme la ville après le meurtre de James Byrd Jr., enchaîné à une voiture par trois suprémacistes blancs et trainé sur plusieurs kilomètres. La réalisatrice filme longuement l’enterrement qui est plein de chants, de cris, de paroles, pour exprimer la douleur et communier dans la parole. Ce bruit est ici cathartique et défit ceux qui veulent faire taire cette communauté afro-américaine. Sud est rythmé par l’alternance de témoignages et de silences avec des travellings sur la ville. Ces bascules créent un lien entre la parole humaine et la cité silencieuse car sans bruit les bâtiments expriment aussi le deuil et la souffrance par la pauvreté, par l’absence de personne dans les rues. Le dernier plan est ainsi le plus frappant, le plus fort, peut-être l’un des plus grands gestes de l’histoire du cinéma à mes yeux : sans bruit à part celui du moteur de la voiture, Chantal Akerman retrace le trajet qu’a subi James Byrd Jr. . Jamais un silence n’a été aussi violent. Rejetant tout sensationnalisme, la réalisatrice réussit à exprimer l’horreur qu’a subi cet homme et en même temps forcer une minute de silence. La longueur du plan, plus pesant car il n’est accompagné de rien, fait comprendre toute la cruauté des meurtriers tout en interrogeant encore la place de spectateur qui se retrouve à leur place. On est obligé·e de voir l’impossible et cette forme détournée de la violence aide à la saisir.
Alors non, le cinéma de Chantal Akerman n’est pas ennuyeux. Les longs silences de ses images sont riches de sens, politiquement comme narrativement. C’est un calme protéiforme, là pour convoquer les pensées et les émotions du spectateur qui regarde et pour rappeler le dialogue qu’est le cinéma. Car un vrai grand film ne nous impose rien, il discute avec nous et nous rappelle que nous sommes partie prenante de ce qu’il raconte.