Eloge pour Les sœurs de Gion

Les sœurs de Gion. 1936. Le plus célèbre des films du Mizoguchi d’avant-guerre. C’est-à-dire un film moins connu quand même. Ozu disait que c’était l’un des deux seuls films qu’il n’aurait pu réaliser, avec Nuages Flottants de Mikio Naruse. Ozu c’est Ozu quand même. Ils ressortent quelques-uns de ses films le mois prochain, essayez d’aller jeter un coup d’œil. Ce film moins connu de Mizoguchi, d’ailleurs, pas grand monde ne l’aime. C’est qu’on s’ennuierait presque. Puis, c’est dommage, on comprend rien à ces histoires de geisha. On suit pas grand-chose, et pan ! Au bout d’une heure, la jeune sœur tombe de voiture, s’énerve contre les hommes, on retrouve ce qu’on cherchait en lançant un film de Mizoguchi, puis on l’oublie. Le film. Où est passée la limpidité de ses films des années 1950 ? Tout saute aux yeux tout seul normalement, sans forcer le trait. C’est ça Mizoguchi, non ? Même La vie d’Oharu, son film le plus complexe, se laissait voir tout seul. Qu’est-ce qui ne passe pas avec celui-là ?

Les sœurs de Gion, c’est le récit de deux feuilles à l’approche de l’automne, sur un arbre tentaculaire. L’une est verte, un peu boursouflée et s’appelle Umekichi. L’autre est d’un rouge écarlate, gracieuse et s’appelle Omocha. Leur arbre, c’est le patriarcat capitaliste. L’arbre garde la verte bien accrochée à ses branches. Belle parce qu’elle est verte comme les autres; elle est fière, mais ne sait pas qu’elle est pendue par le cou. La rouge s’en tirera car le vent emporte les feuilles d’automne. Mais c’est encore un peu l’été, et elle se déchirera en partant trop tôt. L’essentiel est là, et Mizoguchi et Yoda, son scénariste, l’accompagnent d’une retranscription culturelle documentaire extrêmement sophistiquée. C’est pas moi qui le dit, c’est eux.

Umekichi la traditionnelle à gauche, Omocha la rebelle cynique à droite

Le quartier de Gion à Kyoto, celui des geishas, est investigué par les deux compères, et surtout par Mizoguchi qui le fréquente régulièrement. L’homme médiocre, que tous les torts du tyran accablent, c’est lui, et c’est tous ses personnages masculins. Son lui par eux. C’est la contradiction de tout son cinéma.

On est dans le monde contemporain, ou sous Meiji, on ne sait pas très bien. Non, à la tête des voitures on sent qu’on est à l’époque du tournage. Le monde des geishas semble être la présence d’une époque d’étrangeté historique pour Mizoguchi et Yoda, la présence tenace d’un passé indéboulonnable et imperméable à la modernité violente de L’élégie d’Osaka, avec lequel le film forme un diptyque. Les sœurs de Gion se trouve donc dans un temps historique en pleine moisissure, qui n’évolue plus, et où se propage l’atmosphère de ces oppressions qui se répètent depuis des siècles, en boucle, et continueront avec la complaisance totale du monde. Une geisha vend son corps, et tout l’environnement autour d’elle est optimisé pour le commerce de ce corps « spécial », ce corps devenu « culturel », en témoigne l’attache d’Umekichi aux traditions du métier. 

Émerge alors la question de la beauté. Si L’élégie d’Osaka se situait dans des quartiers sordides et abordait le statut de prostituée plus frontalement, ici on est ailleurs. Ici les bâtiments, les commerces, les femmes; tout est fait pour émuler la splendeur culturelle du japon. De cette pureté des environnements, des splendides plans larges et travellings qui explorent la vie indépendante des limites de l’intrigue, une transcendance zen « Ozuienne » apparaît presque. Mais… c’est plus compliqué. Il est clair que la teneur politique de Mizoguchi et Yoda les écarte de toute complaisance avec la splendeur des lieux; mais force est de constater qu’à l’inverse d’un Naruse qui veut faire sentir la sècheresse du monde, le film transcende une forme d’unité esthétique des lieux, une certaine idée d’une beauté presque spirituelle. Gion est un quartier de Kyoto, le centre religieux du Japon, ne l’oublions pas. 

Jean Douchet arrive alors brusquement dans la pièce. Il nous explique que chez Mizoguchi, plus c’est beau, plus il faut être prudent. Il est essoufflé. Calmez-vous, on a compris ! Tâchons d’être prudents ! Que dire après cela, c’est l’observation la plus essentielle pour comprendre Mizoguchi. 

En effet Les sœurs de Gion est un film d’une horreur rare. Mais pas comme dans un Intendant Sansho qui accumule la violence physique pour mesurer une époque. Ici, l’horreur est diffuse. Elle vient d’un environnement dont chaque aspect est un piège, passe donc par les banalités du quotidien : le travail même de geisha, la vente de sa dignité et de son corps. L’environnement est rendu magnifique car il est commercialement magnifique. On sait alors que toute la violence subie par les deux femmes provient de cette beauté, et qu’elles en sont les principales ouvrières. Jamais un film n’a été aussi majoritairement composé d’antagonistes jusque dans l’endroit où il prend place. La ville et son image construite par les hommes, voilà le véritable antagoniste de ce film. 

Dès lors, la beauté est contaminée. Plus rien à sauver, un sentiment de dégoût contradictoire avec la splendeur des images s’empare de nous. Une émotion nouvelle née, indescriptible. Est-ce cela que Jean-Marie Straub, en parlant des films du documentariste Peter Nestler, appelait « la poésie » ? Il disait que Nestler créait la poésie en faisant émerger la réalité par la confrontation des divers éléments qui composent cette dernière. Le réalisme de Mizoguchi semble, il est vrai, émerger dans la mise en scène de situations matérialistes au sein d’un environnement idéalisé. Car jamais un fantasme esthétique comme l’onirique Gion du film, n’a été autant palpable en tant qu’environnement réellement vécu, qu’on peut traverser du premier à l’arrière-plan, où chaque parcelle contient un détail de vie et d’organisation de la communauté (commerce, bar, temple, et ceux qui les arpentent). Ensuite, dans cet espace rêvé où l’on semble pourtant vivre pour de vrai, Mizoguchi et Yoda montrent des dynamiques tout à fait matérialistes agir, celles du système capitaliste, et ce aussi rationnellement qu’autre part. Vivre dans Les sœurs de Gion, c’est vivre dans un fantasme empoisonné par le réel.

Les rues du quartier de Gion, ensoleillées et d’une pureté remarquable

Un réalisme construit sur la mise en scène d’apparences qui se croisent et s’entrechoquent, se nient elles-mêmes. Un réalisme aux êtres étranges qui jonglent entre primitivité animale et artifices sociaux; qui s’émancipe de l’idée de créer des personnages auxquels on pourrait s’identifier, avec leurs défauts, leurs qualités, un relativisme sage qui vise les étoiles, gage d’un cinéma qui vend de l’individualité comme moyen de ramener le plus de clients possibles. En réalité, ces mauvais films qui pensent déconstruire une superficialité fantasmée en creusant toujours plus les toutes autant fantasmées natures de leurs personnages, restent encore plus dans le domaine des apparences, car soumis à l’impossibilité de formaliser l’unicité de ces natures. Fuyant les apparences « trompeuses », ils deviennent esclaves d’autres. Le personnage chez Mizoguchi et Yoda est ambigu, mais dans sa manière de se mouvoir dans l’espace des possibilités de sa condition sociale, de jouer avec ses frontières. Le petit vendeur de kimono licencié par son patron découvre la puissance patriarcale en faisant violence sur Omocha. Omocha dépasse son statut d’objet sexuel, elle est donc punie par ceux qui en bénéficient. 

Saisir ces formes sociales et leurs dynamiques, c’est pouvoir les visualiser en entier et ce jusque dans la chair des personnages, puisque le physique des acteurs et leur allure permet une caractérisation immédiate. Elle est sentie. Rappelons que Mizoguchi n’a arrêté le muet qu’un an plus tôt, et qu’il poursuivra cette formalisation apparente du statut social des personnages jusqu’à la fin de sa carrière. Une mise en forme toujours contredite par les actions des personnages, cette fameuse animalité que nous avons mentionnée plus tôt. J’en prends pour preuve le patron sévère du magasin de kimono, représentant par sa stature tout un ordre moral bourgeois et qui finit par être l’un des personnages les plus pulsionnels, en licenciant son employé pour une faute prétexte à soulager sa jalousie, sexualité possessive à moitié déguisée. Tout cela passe par la direction d’acteur de Mizoguchi placée dans son parti prit de réalisation. Il consiste, et ce plus que tous ses autres films, à abandonner les personnages dans le plan, dans une liberté qui les enivre, les fait aller trop loin. Comme s’ils n’étaient plus obligés de se moduler à un quelconque comportement déterminé par le découpage conventionnel. Ils plongent dans la radicalité pure de leurs expressions. La tension qui en découle est sans précédent. Quand le malheur frappe, c’est avec la froide violence sentie par une victime qui se sait sans aide possible, sans compassion à trouver nulle part. 

      Mizoguchi caractérise ces individus par leur participation commune dans un plan large à une action de la société. Leurs singularités participent à la présence d’une variété au sein d’un groupe pourtant uni par des normes, ce qui ne peut être perçu qu’en sortant du point de vue des personnages et en observant ce qu’ils ne peuvent voir. C’est la création visuelle du groupe social.

Omocha, face à cela, exalte une détermination révolutionnaire, voire messianique en ça qu’elle profère une utopie salvatrice de la condition de la femme. Elle a été jetée d’une voiture lors d’un guet-apens, peut-être même qu’elle l’a fait volontairement pour fuir le pire. Si ses lèvres sont porteuses d’espoir, elles sont tout ce qui lui reste : son corps est meurtri. Et cette destruction lui fait atteindre un stade symbolique : ce qui n’est plus a pourtant été, un jour, mais possédé, et cela explique sans ambiguïté la tragédie du présent. Il ne lui reste plus que ses lèvres, oui, elle ne peut que hurler. Ainsi, pour le dernier plan de son film, Mizoguchi balaye tout idéalisme. Un travelling, décisif, qui s’avance face au discours. Le réalisateur ne cherche pas à suivre les mots jusque dans les airs, à libérer Omocha par un travelling arrière. Non ! Il pointe le corps symbolique qui profère ces paroles, car c’est à cet instant, dans cette vie, sur ce corps, sur ces seules lèvres, qu’elles prennent le plus de sens.

Dans les films suivants de Mizoguchi, l’homme qui côtoie la prostitution a déjà perdu cette aura vénéneuse découlant de son aristocratie de genre. Il n y est que bête de pulsions, de consommation des corps, dans un pur rapport bestial que reconstitue à merveille Une femme dont on parle. Mais ici point de cela. Ici reste aux hommes une impunité assumée, la conscience d’un état qui meurt, et qui veut encore profiter de sa toute-puissance tyrannique. L’homme voit, au sol, avancer celle qui lui tranchera un jour la gorge. Les hommes de ce film sont des dieux déchus qui se débattent et détruisent tout dans leur agonie. Car aussi irréfléchis qu’ils soient, ils ont encore la force, le pouvoir. Ils peuvent abandonner, menacer, tuer, et ce seulement pour jouir, leur seul horizon. Et Omocha comme Umekichi, dans ces larges cadres emplis d’air, tentent de survivre, tentent de contrôler ces mouvements arbitraires et bestiaux des hommes dans le plan. Omocha particulièrement, apparaît comme celle qui sait. Ses regards, ses gestes et ses mots semblent déjà montrer l’existence possible d’un point de fuite, d’un détachement des mouvements de l’homme. Et pourtant. 

Dans L’élégie d’Osaka, Yoda et Mizoguchi mettaient en scène une femme spongieuse, qui ingurgitait l’image que la société l’amenait à revêtir jusqu’à l’épouser totalement, sans aucune présence de libre arbitre ni même de conscience quelconque jusqu’au plan final. Une protagoniste dont l’individualité avait été digérée par le capitalisme et qui mettait en évidence comment le système, avec la simple finalité de continuer sans but, détruisait dans son élan et avec bénéfice des corps et des vies. Ici le système patriarcal capitaliste est infesté d’un seul corps ennemi, une cellule désolidarisée des autres. Omocha ère comme un virus dangereux, dans un film à la structure beaucoup plus organique, dans le sens où elle est composée de plusieurs espaces qui interagissent et sont liés. Omocha ère pour consommer le corps qu’elle traverse, vivre un peu seule, c’est-à-dire sans faire vivre ce qui l’enchaine. Il ne faut pas s’y tromper, elle sera aussi digérée, expulsée du corps ! Mais cette fois elle aura le temps de pousser le cri que n’a pu lancer qu’avec les yeux son homologue du film précédent, déjà abattue. Et ce cri fait exister un monde, tout en nous faisant voir qu’autour de lui les choses sont encore très loin des ruines : « l’art n’exprime l’inexprimable, l’utopie, que par l’absolue négativité de cette image. En elle se rassemblent tous les stigmates du repoussant et du répugnant dans l’art contemporain. Par un refus intransigeant de l’apparence de réconciliation, l’art maintient cette utopie au sein de l’irréconcilié, conscience authentique d’une époque où la possibilité réelle de l’utopie — le fait que d’après le stade des forces productives, la terre pourrait être ici et maintenant le paradis — se conjugue au paroxysme avec la possibilité de la catastrophe totale. » (Théodor W. Adorno, Théories esthétique, p. 57-58). 

Mizoguchi ne met pas en scène l’utopie, ne l’évoque qu’à travers un désir que tout semble prédire impossible. Cependant, par l’existence d’une résistance, et l’idée que ce combat continue hors du film, il nous convie à le mener dans le visible, dans le réel. Il ne réconcilie rien, au contraire, il nous conjure à la bataille, et ainsi ne coupe pas le souffle chaud et exalté que provoque la fin du film, qui se transfigure alors en introduction pour une autre réalité possible. Une réalité qui endosse la charge de dévier la trajectoire qu’a prise l’histoire, la prophétie d’un progrès vers l’épanouissement de celleux qui depuis des générations naissent pour être sacrifiés à l’hôtel des dominants. Ce film de Mizoguchi, que ses opus des années tardives tendent à laisser à la place de souvenir, méritera d’être au moins dans ce texte, ce jour-ci, qualifié à sa juste valeur : l’œuvre la plus aboutie de son auteur, de son époque, et en fait, pour ne pas crouler sous une gradation de superlatif, l’un des opus les plus aboutis de l’art cinématographique.

                          Photographie prise sur le tournage du film Les musiciens de Gion (1953)
Nino Guerassimoff
Nino Guerassimoff
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