Buongiorno et Esterno : deux histoires ?

Il est toujours plaisant – pour ne pas dire captivant – de se confronter à la même histoire racontée deux fois par un unique narrateur. La sortie récente de la mini-série Esterno notte, réalisée par le cinéaste italien Marco Bellocchio, avait de quoi stimuler les attentes. On connaissait sa première mise en scène de l’enlèvement et de l’assassinat de l’homme politique Aldo Moro par les Brigades rouges, événement structurant de l’Italie la plus contemporaine. Buongiorno, notte (2003) était un quasi huis clos concentré sur le groupe révolutionnaire cloitré dans l’appartement de la jeune Chiara dont nous embrassions le point de vue – du moins, c’est la direction vers laquelle semblait se diriger le film ; nous y reviendrons. Le dispositif paraissait clair, difficilement déclinable sous le format sériel. Il fallait donc, nous le comprenions vite, sortir de cet appartement, accepter la multiplicité des acteurs, autrefois réduits, pour la plupart, à quelques images d’archives ; bref, assumer un regard bien plus omniscient sur les cinquante-cinq jours de la captivité de Moro. Cette nouvelle échelle d’observation n’était pas sans risque : que deviendrait la vision de l’histoire si spécifique déployée dans Buongiorno, notte, ici exposée au filtre de la narration panoptique ? C’est par ce prisme que nous aimerions proposer une lecture critique et comparée des deux œuvres.

Aldo Moro interprété par Fabrizio Gifuni dans Esterno notte

Il faut bien le reconnaître, Buongiorno et Esterno participent d’un geste commun de mise en scène de l’histoire à partir d’un événement et de ses acteurs. La faille la plus évidente, la plus visible et qui peut servir de point de départ correspond à l’utilisation du récit contrefactuel. En filmant dans les deux œuvres la libération de Moro, le temps d’un fantasme, le cinéaste ne se livre pas simplement au jeu stimulant du « et si ? ». Dans Buongiorno, notte, le politicien fait office de figure fantasmagorique aux yeux de Chiara : d’abord entraperçu à travers un judas, puis spectre onirique qui hante son appartement, avant une confrontation verbale privée de contact visuel, Aldo Moro incarne aux yeux de la jeune brigadiste le vertige d’une histoire qui s’emballe. Est-il seulement possible que l’homme le plus important du pays soit captif de son appartement ? Et, plus encore, a-t-elle réellement du pouvoir sur lui ? Qu’est-elle, cette jeune femme, employée de bibliothèque, face au flux du temps ? La lutte des classes comme moteur de l’histoire, bien sûr ; mais là, maintenant, dans l’intimité d’un appartement dans lequel une poignée d’individus retiennent un homme que la Démocratie Chrétienne semble très vite abandonner, le tableau ne semble-t-il pas ridiculement insignifiant ? Paradoxalement, ces personnages qu’on pense acteurs de l’histoire sont avant tout des spectateurs ; ils tuent le temps devant leur poste de télévision, dans l’attente de signes qui confirmeraient une accélération subite des événements – elle ne viendra jamais. Les brigadistes lisent les journaux, écoutent attentivement les informations télévisées, partagent les nouvelles de « dehors », là où l’histoire suit capricieusement son cours. La libération fantasmée de Moro n’est pas le signe d’un quelconque revirement idéologique de Chiara. Elle souligne davantage le contraste désespérant qui s’installe entre la volonté des Brigades rouges de contrôler le rythme de l’histoire et le sentiment d’inéluctabilité qui s’impose très rapidement. Au fond, Chiara aimerait, dans un ultime élan, reprendre le contrôle, et se retranche dans la plus petite cellule qui soit : son individualité. Elle souhaiterait réaliser l’acte qui change tout, qui irait contre un temps capricieux, contre ce qui semble devoir être ; elle veut libérer Moro. Être maîtresse de l’événement. C’est bien le drame des Brigades rouges, « abandonnées » par le Mouvement, à l’instant même où elles tentaient au contraire de le provoquer.

Au-delà du poste de télévision, le journal est omniprésent dans Buongiorno, notte

À ce titre, Bellocchio entre en convergence avec Mario Moretti lui-même, chef de fil des brigadistes et exécuteur de Moro, et dont les entretiens conduits en prison transpirent de cette même angoisse historique. C’est cette angoisse qui, par exemple, conduit le terroriste à tenter le tout pour le tout en contactant la femme de Moro en dernier recours pour forcer une réaction de la Démocratie Chrétienne, après avoir pourtant décidé la mort du captif. Lisons le dans le texte : « Lorsque nous avons décidé d’appliquer la sentence, nous avons eu la certitude qu’à partir de cet instant, l’affrontement devenait quasi désespéré, et qu’il allait prendre une tournure exclusivement militaire. J’ai eu à ce moment-là une sensation de noirceur, un sentiment d’inéluctabilité. Nous ne pouvions faire ce que nous avions décidé, nous ne pouvions être ce que nous étions… malheureusement[1] ! ». Le lecteur attentif se demandera ce que la subjectivité d’un acteur, par ailleurs reconstituée a posteriori, a à voir avec l’histoire, quand on sait la fragilité des témoignages et les différentes stratégies rhétoriques déployées lors de ces exercices. Notre réponse sera le cœur du propos : un film historique, c’est un film qui propose – toujours – une subjectivité sur une série d’événements. De quoi sortir de l’impasse de la justesse historique, de la chasse aux anachronismes – quoique toutes les subjectivités ne se valent pas. Dès lors, quand cette subjectivité se confond avec celles des acteurs impliqués dans le film, on touche au plus beau de ce que le genre a à offrir.


C’est là qu’intervient Esterno notte. La comparaison est douloureuse. Tournant le dos au huis clos, Bellocchio réalise un panorama attendu des acteurs en présence, qui ont chacun le droit à leur épisode : les Brigades rouges et Moro, sa femme Eleonora et Francisco Cossiga – ministre de l’intérieur au moment des faits, nous reviendrons sur son cas –, le pape Paul IV, enfin. D’autres personnages gravitent : Giulio Andreotti, Enrico Berlinguer – secrétaire général du PCI –, et même un officiel américain, car il faut bien nous signifier que l’affaire est trouble et prend une dimension internationale – tout comme, dans le premier épisode, cette grotesque manifestation de rue tente péniblement de retranscrire la gravité de l’époque. Cette multiplicité des acteurs tranche radicalement avec le dispositif de Buongiorno. Et après tout, pourquoi pas. Oui, mais ces points de vue multiples, sagement ordonnés en épisodes, donnent le sentiment que l’histoire est faite des protagonistes présentés et de la somme de leurs décisions. Résultat évident : les images d’archives des funérailles de Moro qui concluent la série comme elles concluaient le film n’ont cette fois plus la même portée. Tous ces personnages, on les a vus incarnés par des acteurs pendant de longues heures. Le réel ne vient plus, comme dans Buongiorno, s’opposer aux divagations et aux fantasmes de la fiction, et libérer en quelques images les figures contenues, effacées, tues dans le film. Les archives, dans Esterno, servent au contraire à réunir des personnages déjà exposés et dont on a suivi les trajectoires. Elles sont en ce sens conclusives, quand elles imposaient une rupture dans Buongiorno, où l’absence de la classe politique – les acteurs prétendus de la grande histoire – était subitement révélée au spectateur.

La famille d’Aldo Moro, dont Eleonora Chiavarelli, interprétée par Margherita Buy

Episode 4 : I terroristi. Les Brigades rouges. L’épisode qui rejoue, en quelque sorte, le long-métrage de Bellocchio. Les discussions feutrées de Buongiorno cèdent la place aux cris de rage des partisans des Brigades rouges, qu’ils soient vociférés après l’explosion de violence des jeunes terroristes qui s’entraînent au tir sur une plage déserte, ou dans l’agitation d’un amphithéâtre universitaire décidemment très conventionnel – quiconque est déjà entré dans une faculté de sciences humaines retrouvera le doux sentiment de parcourir un article du Figaro dont l’auteur a courageusement écrit les lignes en suivant discrètement une assemblée générale étudiante au fond de l’amphithéâtre. Ce n’est pas tant l’utilisation du cliché qui est à mettre au discrédit de Bellocchio. Quant à sa vision partisane, Buongiorno n’était déjà pas tendre envers la naïveté politique et destructrice des jeunes brigadistes. Le problème est plus profond. En utilisant ce procédé, Esterno notte se débarrasse de ses acteurs historiques et du paradoxe qui les soutenait, n’en fait plus des individus dépassés par l’histoire et qui tentaient, à l’instar de Chiara, de donner du sens aux événements pour en rester les maîtres, quitte à fantasmer ce qui ne venait pas. Ses personnages ne sont plus que des créateurs d’histoires dont l’individualité n’est qu’affaire de psychologie – une protagoniste fait face à des doutes moraux, un autre finit par assumer son désespoir politique et sa radicalité nihiliste, un dernier s’enferme dans un jusqu’au-boutisme mortifère. Si elles n’étaient pas aussi grossièrement conventionnelles – voire immatures –, ces figures pourraient, après tout, convenir. C’est cependant ce vertige face à l’histoire qui s’efface, lui qui faisait la grande richesse de Buongiorno, notte. Entendons nous : nous ne considérons pas que Buongiorno soit pro et Esterno anti Brigades rouges, pas plus que nous ne portons de regard critique sur les éventuels choix politiques du metteur en scène – les deux œuvres possèdent déjà le mérite de ne pas épouser le roman démocrate-chrétien. Nous regrettons plutôt la disparition presque totale de ce rapport à l’historicité de l’événement qu’entretenaient les personnages de Buongiorno, notte.


Nous disons « disparition presque totale » car il est un segment grâce auquel on peut expérimenter ce vertige de manière inattendue. En l’occurrence, le deuxième épisode, intitulé Il ministro degli interni, nous montre la descente aux enfers de Francesco Cossiga, le démocrate-chrétien ministre de l’intérieur au moment des faits. Bellocchio nous plonge dans l’ironie dramatique : Cossiga s’empresse, dès l’annonce de la captivité d’Aldo Moro, de préparer deux lettres de démission en fonction de l’issue de l’affaire. Il ne fait aucun doute que son sort semble scellé, et son personnage le dira d’ailleurs lui-même. Si, à cet instant, la vie d’Aldo Moro est incertaine, que dire de la carrière de Cossiga, selon toute vraisemblance condamnée dès le 16 mars 1978 ? Là est le paradoxe : le spectateur au fait de l’histoire politique italienne – et en premier lieu les Italiens – savent très bien, aujourd’hui, qu’il n’en est rien. Cossiga sera tour à tour président du Conseil (1979), président du Sénat (1983), et président de la République (1985). Peu importe. D’une part, en mars 1978, cette trajectoire ne semble aucunement acquise – bien au contraire. Le ministre pense légitimement que tout s’arrête lorsqu’il apprend l’enlèvement de Moro. Surtout, et c’est là le plus important, les aventures politiques de Cossiga seront sans cesse marquées du sceau tragique de l’échec. Président du Conseil, le démocrate-chrétien démissionne à la suite de l’attentat de la gare de Bologne en 1980. Président de la République, son interprétation critiquée de la Constitution le pousse à la démission quelques petits mois avant la fin de son mandat. Et que dire des dernières années de la carrière politique de Cossiga, éloigné de la Démocratie Chrétienne – morte officiellement en 1994 – et contraint de former un petit parti qui ne peut que graviter autour de Silvio Berlusconi ? L’homme d’État fera de la politique jusqu’à sa mort en 2010, occupant les fonctions les plus prestigieuses de la république italienne, mais l’enlèvement d’Aldo Moro ne signe que le début d’un long chemin de croix entaché de scandales. En bref, Bellocchio revient aux sources d’un homme en perdition, rattrapé et compromis par l’histoire. L’annonce de sa mort politique n’est pas à prendre au sens littéral, mais amorce l’inéluctable déliquescence de la classe dirigeante des années de plombs – et même au-delà –, tragiquement interprétée par le ministre de l’intérieur « responsable » de l’assassinat de Moro.

Francesco Cossiga interprété par Fausto Russo Alesi

En fait, Esterno ne perd rien de cette expérience du temps que proposait Bellocchio une vingtaine d’années plus tôt : celle-ci subit un glissement et est transposée des Brigades rouges à Cossiga, ce qui peut entraîner de lourdes implications politiques. Dans Esterno, en effet, les terroristes ne sont plus les victimes d’une histoire capricieuse, ils en sont les bourreaux, au dépend de la Démocratie Chrétienne. Pour autant, les deux œuvres ne fonctionnent pas selon une dichotomie manichéenne – Buongiorno pour les Brigades rouges, Esterno pour Cossiga – mais plutôt comme une dialectique de l’expérience du temps selon deux acteurs diamétralement opposés par l’histoire et les circonstances. Si nous voulons penser Esterno notte dans la perspective de son aîné, il faut donc voir la série comme un prolongement et non un revirement, comme une précision plutôt qu’une rupture idéologique. Ce ne sont pas seulement les Brigades rouges qui sont pris dans les temps, nous explique Bellocchio, mais bien l’ensemble des acteurs historiques. À ce prisme, et malgré des bavardages dispensables imposés par le format sériel, Esterno notte n’a pas à rougir de son prédécesseur et est sauvé par ce segment consacré au ministre de l’intérieur et à la classe politique démocrate-chrétienne – est-ce un hasard qu’il s’agisse du deuxième épisode, directement consécutif au pilote introductif de la série ? Du reste, le lecteur perplexe se plongera de nouveau dans les premières minutes de la série pour constater que Bellocchio ne nous a rien caché. En récit contrefactuel, imaginant ce qu’il se serait passé si les Brigades rouges avaient relâché leur captif, le cinéaste nous dévoile dès l’ouverture son ambition. Aldo Moro, libéré, sur un lit d’hôpital, à bout de force, annonce aux trois hommes forts de la Démocratie Chrétienne honteux et interdits – Cossiga compris – son retrait de la vie politique : difficile de faire moins implicite. Avec le même procédé, mobilisé dans Buongiorno, notte pour traduire l’ambivalence des rapports à l’histoire des membres des Brigades rouges, Bellocchio parvient ici à transposer l’expérience du temps à la classe politique italienne, réunissant ainsi, dans un geste commun qui lui aura pris vingt ans à conclure, les deux extrémités d’une même histoire.


[1] Mario Moretti, Brigades rouges. Une histoire italienne. Entretien avec Carla Mosca et Rossana Rossanda, Paris, Éditions Amsterdam, 2018, p. 279.

Baptiste Demairé
Baptiste Demairé
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