En vous souhaitant une bonne année

A-t-on déjà vu, au cinéma, une nouvelle année ? Pas dans le décor, ou pour l’excuse d’une scène festive. Non, une vraie nouvelle année, comme la marque d’un subtil changement des temps. Le nouvel an, c’est banal et exceptionnel à la fois. La période marque notre conception cyclique du temps, mais nous prenons aussi conscience de sa linéarité. Un nouvel an, encore, mais pas celui de l’année dernière, ni celui de l’année prochaine. Un passage symbolique, donc, construit par nos propres outils de mesure. Une année, une décennie, un siècle, un millénaire. Parfois, on s’arrange avec nos catégories : c’est le court XXe siècle d’Eric Hobsbawm qui s’étend de 1914 à 1991[1]. Ce sont ces chromonymes, ces noms d’époque, porteurs de significations mémorielles et si bien étudiés par Dominique Kalifa[2]. On bricole, on s’accommode, on met en ordre les temps, toujours sur la base, plus ou moins pervertie, de l’unité physique fondamentale : l’année, la décennie, le siècle, le millénaire. On polémique, aussi. Faut-il vraiment découper l’histoire en tranches ? demandait Jacques Le Goff, infatigable partisan d’un long Moyen Âge[3]. Si l’exercice est affaire d’efficacité heuristique, il est surtout, on l’aura compris, une réponse au désir humain de maîtriser ses temps passés comme présents. La parenthèse peut se refermer ; revenons à notre interrogation. A-t-on déjà vu, au cinéma, une nouvelle année ? Sans doute – on a parfois le sentiment que le septième art a tout fait. Pour notre part, la réponse tient en une scène d’ouverture, régulièrement citée – et pour cause – ; il s’agit de Millennium Mambo (2001), du cinéaste taiwanais Hou Hsiao-hsien. Sur les notes envoutantes du morceau de Lim Giong A Pure Person, l’actrice Shu Qi progresse au ralenti dans le paysage urbain et nocturne de Taipei. Une voix off introduit le portrait. Cette jeune femme est coincée dans une relation malsaine, toxique. Elle quitte son compagnon, puis revient, dans un mouvement circulaire pourtant soutenu par la volonté bien linéaire de fuir. Le récit est raconté dix ans après, nous dit-on, sous l’égide de l’histoire ; il est déjà révolu. Une boucle, donc, mais qui a pris fin, qui se conjugue au passé, qu’on peut dater, classer, chronologiser. Tiens, indice temporel, justement : nous sommes à l’aube du XXIe siècle, au moment où la nouvelle année arrive. 2001. Pas n’importe laquelle, c’est le passage d’un millénaire à l’autre. Véritable césure, donc, qui sera choisie pour structurer l’échappée fragile de Vicky. Oui, nous la tenons, cette grande scène du nouvel an.

Hou Hsiao-hsien, Millennium Mambo, 2001.

C’est que Millennium Mambo ne vient pas de nulle part, et perfectionne l’une des plus belles œuvres du cinéma contemporain, d’autant plus lorsqu’on s’intéresse à la question du temps historique. Hou Hsiao-hsien l’aura traitée de bien des manières : les films historiques plus ou moins lointains et les portraits de ses contemporains cohabitent dans une filmographie qui déborde d’histoire. Cette œuvre, c’est aussi celle, plus large, du cinéma taiwanais : Edward Yang, Tsai Ming-liang, Hsu Hsiao-ming. Il faut dire qu’à l’ère de la libéralisation du pays, la tâche était grande. Il fallait à la fois construire les contours d’un cinéma libéré, prendre en charge la mémoire nationale de la dictature blanche, assumer les évolutions rapides et vertigineuses du pays et réinterroger les catégories sociales à l’aune de ces changements. Il faut bien reconnaître que cette poignée de cinéastes a parfaitement relevé sa mission. Elle l’a d’autant bien fait qu’elle s’est placée au niveau de la jeunesse, non pas comme catégorie sociale pertinente – il n’y a que des jeunesses – mais comme génération qui fait naturellement entrer une nouvelle direction dans le dispositif historique : le futur, ce qui est à venir. Du moins, c’est ce qu’on était en droit d’imaginer, car force est de constater que les régimes d’historicité de ces films sont sans cesse recomposés[4]. L’exemple le plus marquant demeure le superbe Taipei Story (1985) d’Edward Yang. Oui, le titre rappelle Tokyo Story, Voyage à Tokyo dans sa version française, le chef-d’œuvre de Yasujirō Ozu, et pour cause. L’un comme l’autre révèlent l’inévitable décalage temporel entre des individus pourtant particulièrement proches : les parents et les enfants chez Ozu, les amants chez Yang. L’un comme l’autre prennent place dans des pays bousculés par une rapide et inéluctable américanisation de la culture. Dans Voyage à Tokyo, la fracture s’exprime selon un conflit générationnel qu’on imagine universel, encore que le film s’inscrit au contraire dans un temps et dans un lieu singuliers. Dans Taipei Story, on s’interroge. Quelle est la nature de la rupture ? Pas générationnelle, manifestement. Peut-être est-elle liée à la classe ? Difficile à dire. Il n’y a pas de modèle préétabli et universel qui expliquerait l’incommunicabilité de Chin et de Lung. Ce que le film montre surtout, ce sont les effets interindividuels de la libéralisation effrénée de Taipei dans ses dimensions économiques, sociales, symboliques, mais aussi visuelles et topographiques – ce n’est pas pour rien si Chin travaille dans un cabinet d’architectes. Parmi ces effets : la dislocation des temps ; des régimes d’historicité décalibrés. Entre Lung, son petit commerce familial, ses regrets des anciennes solidarités traditionnelles et Chin, actrice des mutations urbaines et réfugiée dans un présentisme fragile et rapidement ébranlé, voilà deux temps antagonistes qui ne peuvent se comprendre. Ne restent que les regrets, les regards, les silences, les gestes mort-nés, les hésitations, et les errances dans une ville-histoire écrasante. Les mêmes errances que chez Tsai Ming-liang, chez qui la solitude urbaine trouve un souffle rarement atteint. La même fuite en avant que Vicky dans Millennium Mambo, ou que les personnages de Dust of Angels (1992) de Hsu Hsiao-ming. Un cinéma de la confrontation des temps.

Edward Yang, Taipei Story, 1985.

Mais revenons au présent. Nous célébrons la nouvelle année, qu’avons-nous encore à dire sur le temps ? On peut déjà en explorer les racines. Comprendre sa mécanique, pour mieux refuser son contrôle. Pouvait-il y avoir plus beau film anarchiste que ce Désordres, du cinéaste suisse Cyril Schäublin ? Une œuvre passionnante sur la capture, la mise en norme, la fabrique du temps. Sa rationalisation, aussi, au sein de l’usine. Dans cette petite ville suisse, il y a plusieurs heures, et on n’a de cesse, dans un geste burlesque saisissant, de les maîtriser, de les ordonner, de les coordonner. Le temps, c’est ce qui permet aux travailleurs de prendre conscience de l’internationalisme de la classe : on communique avec les camarades états-uniens et espagnols. Sa fabrication admet le rayonnement du savoir-faire ouvrier, celui de la régleuse Joséphine qui introduit à Pierre Kropotkine la beauté de son travail dans une scène bouleversante. C’est aussi un acteur de l’aliénation du prolétariat, soumis aux mesures des contremaîtres et à la standardisation des métiers manuels. Une dialectique des temps par laquelle tout semble encore possible et où l’utopie anarchiste rayonne dans un enthousiasme doux et bucolique. On tâtonne, on ne maîtrise pas encore tout à fait la mesure chronologique, ce qui révèle l’ontologie d’une certaine modernité technique : le temps, c’est ce qu’on en fera, la rationalisation aliénante ou l’émancipation universelle. Tout comme la photographie, l’autre figure du film, il n’est qu’une donnée au profit de desseins antagonistes. Pour autant, Désordres finit par résoudre la contradiction : le temps est passé au service de l’exploiteur, et les anarchistes sont licenciées. Il faudra donc s’en désengager. De là un dernier plan symbolique autant que sensible : on a abandonné le chronomètre, qui s’arrête mécaniquement. On a échappé au temps, qui n’a alors plus de raison d’être. C’est que l’horloge, la montre où le chronomètre n’ont de sens que parce qu’ils structurent l’activité humaine. Sans elle, ils n’ont qu’à s’éteindre. L’ouvrière et l’anarchiste ont disparu, ils se sont extraits de la communauté car ils se sont extraits du temps.

Cyril Schäublin, Désordres, 2023.

Oui, le temps est passé au service de l’industrie. C’est ce que nous montre Wang Bing dans un sublime film dont la sortie est prévue cette année. Dans Désordres, la répétition des tâches étaient encore tâtonnantes, mesurées, et les ouvriers conservaient une marge de manœuvre de résistance lorsqu’ils ralentissaient volontairement la tâche pour échapper au chronométrage des contremaîtres et des blouses blanches. Dans Jeunesse (le printemps), cette standardisation de l’industrie est exacerbée, poussée à un rythme paroxystique, et l’émancipation par le travail n’est qu’un lointain rêve utopique. L’humanité vient alors du dehors de l’usine. L’objectif de ces jeunes travailleurs est d’ailleurs de la quitter. Les tâches mécaniques et répétées ont atteint une maîtrise rarement égalée et le spectateur reste sans voix face à la rapidité des gestes de ces mains au travail. Pour autant, il n’y plus cette dialectique de l’ouvrage ouvrier, définie par Yves Lequin comme « la volonté de conserver [sa] maîtrise et la menace de sa dépossession[5] ». Pour ces travailleurs chinois, il ne reste que la dépossession, c’est-à-dire l’aliénation. Il n’y a plus rien à négocier avec le temps. Entre Désordres et Jeunesse, il y a, au fond, cet extrait de L’établi, ce fameux texte de Robert Linhart adapté au cinéma, qui décrit la dépossession des temps au sein de son nouveau poste de travail : « L’inconvénient, c’est que c’est un poste enchaîné : le rythme de mes mouvements dépend strictement du système mécanique de circulation des balancelles. Au boni, je m’étais forgé une petite tactique individuelle pour ruser avec le temps : des accélérations, des ralentissements, un effort plus intensif le matin en commençant, un rythme plus paisible avant le repas et le temps de la digestion, des pointes de vitesse pour casser la monotonie. Malgré la dureté du travail aux sièges, je m’étais habitué à cette relative indépendance de l’ouvrier seul face à son établi. ‘Bon, j’en fais encore deux et je m’accorde une cigarette et une minute d’arrêt.’ Ici, ce n’est plus possible : l’allure de la chaîne commande sans concession[6] ». Et pourtant, ce que révèlent les images de Wang Bing, c’est que, malgré tout, il reste une forme de résistance du travailleur à l’usine. Des rires, des chants, des disputes, des séductions. De la même façon que Linhart s’adapte ensuite à la mécanisation de sa nouvelle tâche en y trouvant l’avantage de pouvoir porter son attention sur autre chose – l’observation de son environnement et la pensée –, les ouvriers de Jeunesse prouvent que le corps et l’esprit ne seront jamais totalement captifs des temps auxquels ils sont soumis.

Wang Bing, Jeunesse (le printemps), 2024.

[1] Eric Hobsbawm, L’ère des extrêmes. Histoire du court xxe siècle (1914-1991), Marseille, Agone, 2020, [1994 pour l’édition britannique].

[2] Dominique Kalifa (dir.), Les Noms d’époque. De « Restauration » à « années de plomb », Paris, Gallimard, 2020.

[3] Jacques Le Goff, Faut-il vraiment découper l’histoire en tranches ?, Paris, Éditions du Seuil, 2014.

[4] Sur la notion de régime d’historicité, c’est-à-dire la perception des temps par des acteurs historiques, voir François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps, Paris, Éditions du Seuil, 2003.

[5] Yves Lequin, « Jalons pour une histoire de la culture ouvrière en France », Milieux, no 7-8, 1981-1982, p. 70-79, repris dans Jean-Jacques Becker et al., Ouvriers, villes et société. Autour d’Yves Lequin et de l’histoire sociale, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2005, p. 55-71.

[6] Robert Linhart, L’établi, Paris, Les Éditions de Minuit, 1978, p. 49.

Baptiste Demairé
Baptiste Demairé
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