La Belle Noiseuse : Un Labyrinthe de regards

 

J’ai longtemps pensé que le contenu du chef d’œuvre inconnu du peintre Edouard Frenhofer avait toujours été et resterait toujours un mystère – que nous, spectateurs, n’étions pas censés savoir ce qui était représenté dans ce tableau. Ce n’est que lors d’un revisionnage récent de La Belle Noiseuse de Jacques Rivette que j’ai enfin compris ce qu’il recelait. Et si la réponse à ce mystère m’a paru si évidente cette fois-ci, c’est parce que dès le début du film j’ai cerné ce qui me semble être son schéma visuel principal : la dynamique des regards.

© Potemkine Films, La Belle Noiseuse (Jacques Rivette, 1991)

 

Les adeptes du cinéma de Jacques Rivette auront sans doute remarqué son penchant pour une mise en scène centrée autour des corps de ses acteurs. Dans des films comme Duelle et Noroît notamment, où c’est l’inscription du corps de l’acteur dans l’image, ses mouvements et ses gestes, qui racontent l’histoire. En fait, on pourrait même dire qu’il n’y a pas d’autre histoire que cette exquise chorégraphie. C’est également le cas dans La Belle Noiseuse, bien sûr, mais ici, le principal vecteur de mouvement au sein de l’image est le regard des acteurs. Et le regard du spectateur, quant à lui, est amené à parcourir un réseau complexe de relations interpersonnelles par le biais des yeux des personnages qui nous guident.

Cela prend tout son sens lorsqu’on écoute ce que Rivette a à nous dire sur la différence entre le cinéma et le théâtre. Il dit que ce qui distingue le cinéma du théâtre est d’une part la voix, et d’autre part le regard de l’acteur. C’est le regard qui confère à l’acteur sa présence.¹

Pas surprenant, donc, qu’une grande partie des dynamiques interpersonnelles de La Belle Noiseuse et des tensions qui régissent chaque scène est créée et communiquée par de nombreux regards furtifs. D’ailleurs, ils peuvent facilement passer inaperçus de par le fait que Rivette, comme à son habitude, privilégie majoritairement les plans larges où ses personnages sont regroupés tous ensemble, et où leurs expressions et gestes individuels peuvent facilement se fondre dans le décor. Mais, une fois qu’on les remarque, on comprend que ces regards constituent un élément essentiel de la mise en scène du film. C’est un véritable labyrinthe de regards que Rivette nous a construit. Et c’est en naviguant ce labyrinthe qu’on découvre enfin son centre : la belle noiseuse, la vraie.


© Potemkine Films, La Belle Noiseuse (Jacques Rivette, 1991)

 

Le récit de La Belle Noiseuse peut être perçu comme une succession d’anticipations, de satisfactions, et de frustrations du regard – celui des personnages, mais aussi celui du spectateur. Tout d’abord, Marianne et Nicolas arrivent chez Frenhofer, impatients de rencontrer enfin ce maître de la peinture. Ils doivent patienter un moment, car Frenhofer avait visiblement oublié leur venue.Vient ensuite le suspens qui précède la visite de son atelier et la découverte de ses œuvres récentes. Enfin, après l’évocation de La Belle Noiseuse, vient l’espoir de voir ce chef-d’œuvre inachevé – un espoir qui restera inassouvi assouvi. De fait, même après avoir attendu si longtemps le fruit de la collaboration entre Frenhofer et Marianne – une collaboration qui, bien-sûr, a aussi procuré à l’oeil artistique de Frenhofer de nombreuses frustrations – on ne voit jamais la véritable Noiseuse, seulement un faux, un substitut.

Ironiquement, ce substitut ne représente que le dos de Marianne, comme si elle détournait le regard, cachant quelque chose, dissimulant sa véritable apparence, ou plutôt son être véritable. Ce secret, dont l’excavation est peut-être le sujet-même du film, retourne au néant lorsque Frenhofer décide de cacher le tableau dans un mur de son atelier.

Ainsi, le film s’achève sur une ultime frustration du regard pourrait-on dire. Et pourtant, sans le montrer explicitement, le film indique clairement ce que Frenhofer a choisi de représenter dans son tableau. La réponse se trouve dans l’un des nombreux regards qui jalonnent le film, le plus significatif de tous.

© Potemkine Films, La Belle Noiseuse (Jacques Rivette, 1991)

 

Dans cette scène, qui se trouve à peu près aux trois quarts du film, la compagne de Frenhofer, Liz, tente de mettre un pendentif autour du cou de Marianne, mais celle-ci la rejette et dit : “J’ai dit non. J’en ai marre que vous me tourniez autour. Je ne suis pas une poupée”. La réaction semble disproportionnée, mais on devine que c’est le résultat d’une frustration montante, causée par son travail de modèle pour Frenhofer – en effet, ses propos pourraient tout aussi bien lui être destinés.

On comprend que c’est cette scène que Frenhofer a choisi de représenter lorsqu’il tente de recréer la même pose plus tard dans l’atelier et que Marianne dit explicitement : “Vous cherchez quelque chose. Quelque chose que vous avez vu ?”

En réalité, il n’y a pas de doute possible : c’est bien la scène du pendentif qu’il a choisi. Mais pourquoi ce moment précis ? Pourquoi Frenhofer a-t-il choisi cette pose comme sujet de son chef-d’œuvre ? Pour répondre à cette question, il faut d’abord saisir le personnage de Marianne et sa relation avec Frenhofer tout au long du film.

© Potemkine Films, La Belle Noiseuse (Jacques Rivette, 1991)

 

La première fois que l’on voit Marianne dans le film, elle porte volontairement un masque. Elle joue le rôle d’une paparazzi qui photographie un jeune homme, qui est en réalité son amant, Nicolas. Cette petite performance semble être faite pour les deux touristes sur la terrasse, mais aussi le spectateur qui, à ce stade du film, ignore la nature exacte de sa relation avec le jeune homme. On ne peut donc pas être certain qu’ils jouent la comédie. Plus tard, c’est au regard de Frenhofer qu’elle se soumettra. Une fois de plus, sa véritable identité se perd, alors même que c’est précisément ce que Frenhofer prétend vouloir saisir. L’artiste lui dit même à plusieurs reprises qu’elle doit se défendre.

Le film est construit autour de cette tension constante entre Marianne et Frenhofer. Néanmoins, il ne s’agit pas d’une simple tension entre artiste et modèle. Le jeu thématique de Rivette est bien plus profond. À l’instar du conflit implicite entre théâtre et cinéma dans La Bande des Quatre, Rivette construit ici son film autour de deux pôles, deux formes artistiques opposées. Cette fois, c’est le cinéma et la peinture. Un art du mouvement dans le temps, et un art de l’immobilité, de l’instant figé.

Si le film peut se lire comme une sorte de dialogue allégorique entre l’artiste et le monde ou l’objet qu’il représente par mimétisme, et entre l’artiste et la muse malgré elle, il peut aussi se lire, peut-être plus profondément encore, comme un dialogue allégorique entre peinture et cinéma. Entre mouvement et fixité.

© Potemkine Films, La Belle Noiseuse (Jacques Rivette, 1991)

 

Cette idée se trouve explicitement verbalisée dans la scène où Marianne prend pour la première fois les reines dans l’atelier, disant à Frenhofer : “Laissez-moi trouver ma place, mon mouvement, mon temps.”

Cette réplique est intéressante car elle suggère que sa forme de libération à elle, sa manière d’imposer sa propre liberté, se trouve dans le mouvement, dans le temps – c’est-à-dire dans le cinéma, plutôt que dans la peinture. S’ensuit un plan long où Frenhofer tente de saisir l’essence de ce qu’il voit, tandis que Marianne refuse de rester immobile. La scène culmine en une inversion de rôles comique : Frenhofer tombe de son tabouret et demande frénétiquement à Marianne de lui rappeler où il se situait exactement avant sa chute, car il avait trouvé un angle parfait. Cette situation crée une dynamique nouvelle où c’est maintenant la modèle qui indique la pose à l’artiste.

Dans un cas où l’essence même de ce qui doit être peint est le mouvement, le refus de rester figé dans le temps, le peintre perd pied. Il n’est plus dans son domaine, il entre dans un nouveau monde, un nouveau médium. L’artiste aussi doit participer à cette dialectique, lui aussi doit se découvrir dans l’œuvre.

© Potemkine Films, La Belle Noiseuse (Jacques Rivette, 1991)

 

Le processus de Frenhofer consiste à découvrir la Noiseuse en Marianne, une œuvre d’art qu’il n’a apparemment pas trouvée chez sa compagne et précédente muse, Liz. C’est assez étrange quand on y pense. Pourquoi deux portraits si différents, de deux personnes si différentes, porteraient-ils le même nom ? Pourquoi a-t-il envisagé ceci comme une continuation de son ancien projet ? C’est presque comme si Frenhofer croyait que La Belle Noiseuse existait réellement quelque part, qu’elle était une sorte d’essence ou d’idéal platonique indépendant du modèle, du sujet particulier. Il est saisi d’une sorte de monomanie : la noiseuse est son obsession, et c’est pourquoi son regard est si intense et persistant. Son atelier devient un lieu de rituel où La Belle Noiseuse peut être invoquée à travers son médium, Marianne.

Ce processus soulève toutes sortes de questions sur l’acte de création et l’origine de l’œuvre d’art. Frenhofer semble être de l’ordre de ces artistes qui pensent que l’œuvre achevée existe déjà dans la matière brute. Leur travail consiste simplement à la faire émerger. L’œuvre ne vient pas vraiment d’eux, elle vient du monde lui-même comme l’évoque cette citation attribuée à Michel-Ange : “La sculpture est déjà terminée dans le bloc de marbre, avant que je commence mon travail. Elle est déjà là, il ne me reste plus qu’à ciseler le matériau superflu”.

Au lieu de simplement contempler et reproduire la beauté qui se trouve devant ses yeux, Frenhofer semble toujours être en quête d’autre chose. Le modèle n’est qu’un intermédiaire à travers lequel il cherche la Noiseuse. Liz n’était pas le bon médium, ou du moins, Frenhofer ne voulait pas compromettre leur relation en l’utilisant comme tel. C’est seulement à travers sa collaboration avec Marianne que Frenhofer comprend enfin ce qu’est réellement La Belle Noiseuse. 

Naturellement, les premiers jours de travail avec Marianne ne sont pas productifs, car ce n’est pas en la forçant à prendre des poses qu’il découvrira sa vraie nature. Un dialogue doit s’imposer entre eux. Ce n’est donc que lorsque Marianne prend les rênes, lorsqu’elle “se défend” comme Frenhofer le lui avait demandé, qu’il commence enfin à la voir comme une personne à part entière et non comme un simple instrument. Et c’est alors que la toile prend vie et que Frenhofer décide de recouvrir l’ancienne version représentant Liz.

C’est ici qu’on comprend enfin la signification de la scène entre Marianne et Liz. Si c’est cette scène que Frenhofer choisit de représenter – ou plutôt, si c’est la seule scène que Frenhofer puisse représenter, la seule scène authentique, le seul moment qui appelle à être peint – c’est parce qu’elle est l’expression ultime du refus de Marianne d’être figée, modelée, en d’autres termes, son refus d’être peinte. Ce que ce grand maître de la peinture cherchait réellement à peindre depuis tout ce temps, c’était un sujet qui refuse d’être peint. Un modèle qui lui dit “non”.

© Potemkine Films, La Belle Noiseuse (Jacques Rivette, 1991)

 

Naturellement, Marianne est bouleversée en voyant le tableau, d’abord parce qu’il capture un moment authentique, un moment embarrassant pour elle et Liz, tiré de leur vie réelle, et non d’une de ces poses artificielles créées en atelier. Mais surtout, comme elle le confie plus tard à la sœur de Nicolas, c’est elle, tout simplement. « Je l’ai vu. Quelque chose de froid et de sec. C’était moi. » Frenhofer l’a vue sans masque. Et se voir sans masque, d’un point de vue extérieur, n’est jamais agréable.

À la fin, Marianne porte un nouveau masque car, même s’il est parfois nécessaire de cacher son vrai visage, elle ne pourra jamais redevenir celle qu’elle était avant de voir son vrai visage se refléter dans ce tableau. Bien que Frenhofer, dans ce qui pourrait être perçu comme un acte de bienveillance, décide de ne pas dévoiler son vrai visage à tous, Marianne a néanmoins été transformée par cette expérience.

Tout au long du film, nous suivons son cheminement pour se libérer du regard des autres et choisir sa propre voie. Ce cheminement culmine avec l’acte ultime de libération : celle du regard de la caméra. Sa dernière réplique est un simple : “Non.” Un refus catégorique de laisser entrevoir ce qu’elle fera après la fin du film. Elle retourne au secret, au néant, à elle-même. Et le plan final du film s’achève sur un mouvement, Marianne quittant le cadre. Le personnage refuse d’être figé dans l’image.

© Potemkine Films, La Belle Noiseuse (Jacques Rivette, 1991)

 

Ainsi, nous ne voyons jamais le tableau – et, à vrai dire, nous n’avons pas besoin de le voir – car nous avons été témoins du dialogue constant, du processus qui a mené à la libération de Marianne, ce qui est précisément ce que représente le tableau. Le film nous montre le contexte du tableau, nous montre ce qui fait une œuvre d’art. Il nous montre tout sauf l’œuvre elle-même. En regardant le film, nous avons vu le tableau. Nous avons regardé La Belle Noiseuse.

 

 

Citations :

¹ Wiles, Mary M., ‘An Interview with Jacques Rivette**’, Jacques Rivette (Champaign, IL, 2012; online edn, Illinois Scholarship Online, 20 Apr. 2017), https://doi.org/10.5406/illinois/9780252036651.003.0002

Bailey Fensom
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