Alors que la Cinémathèque Française lui consacre une rétrospective le mois prochain, nous avons décidé de donner envie à nos lecteurs de (re)découvrir Marcel Pagnol pour le grand réalisateur qu’il est, ambassadeur de l’efficace simplicité, au-delà de ses faits d’arme littéraires qui ne sont plus à présenter. En effet, ce n’est pas d’hier, l’adaptation cinématographique a toujours été vue comme une discipline à risque, marquée par l’impureté, la trahison, le “moins bien”. Mais quand c’est un écrivain lui-même qui porte les mots en images, pouvons-nous être aussi aveuglément catégoriques dans l’appréhension d’une œuvre occultant l’appréhension du média ? Pagnol fut adaptateur de certains de ses propres textes (la trilogie marseillaise, Topaze…) mais collabora aussi avec Jean Giono qui lui confia quatre de ses écrits, incluant le film dont il est question ici.
Alors que reste-t-il de littéraire dans sa prose filmique, et qu’entretient-il de propre au cinéma entre ses jeux de langue ? Difficile de savoir par où commencer, non pas parce que le style de Pagnol semble cryptique mais parce qu’il est au contraire d’une telle évidence que l’impression qui s’en dégage fait appel à trop de nos sensations quotidiennes pour n’en retenir qu’une seule. La Femme du Boulanger est pour ainsi dire un film rural, et il ne mérite pas seulement son appellation pour son décor (visuel et narratif), mais aussi parce que c’est un film que l’on dirait activement rural, tant cet ancrage dans une petite bourgade du sud de la France se tient comme une racine de laquelle poussent les enjeux et les relations entre personnages.
Aimable Castanier est le nouveau boulanger d’un petit village provençal, mais sa jeune épouse volage part au bout de quelques jours avec un berger séducteur, provoquant chez notre aimable boulanger un refus inconsolable de pétrir à nouveau. La force de cette prémisse réside dans sa simplicité, dirait-on même sa petitesse, qui fait pourtant dérouler tout le récit de façon limpide entre ses problématiques et ses résolutions. D’abord parce que le film prend tout son temps dans la situation initiale pour nous présenter les personnages, leur parler, leurs habitudes, et par là tout l’enjeu causé par la perte d’une chose élémentaire qui ne pouvait revêtir d’importance que dans ces conditions rurales : du pain. Un sympathique boulanger du 15e arrondissement de Paris qui se fait voler sa femme et provoque une pénurie systématique de pain dans sa rue, ça ne fait qu’une sous-intrigue bien pauvre d’une comédie quelconque, mais dans un village qui n’a que ce brave homme pour s’approvisionner en cette denrée essentielle et qui appelle alors à des rapports tout de suite plus proches et urgents avec les villageois, c’est toute une histoire.
Pagnol use des spécificités de l’audiovisuel pour nous raconter les personnages, un cadrage devenant l’équivalent d’un paragraphe descriptif. Ainsi, ce qui apparaît comme étant d’une technicité rudimentaire (des plans moyens à hauteur d’homme comme tout bon film des années 30 qui se respecte) se révèle berceau d’un espace filmique grisant. C’est un délicieux travelling sur un ivrogne qui isole le bougre des quolibets de ses voisins de terrasse, ou bien une caméra pudique montrant de dos le fantôme du boulanger au milieu de ses fourneaux, comme si ce qui conditionnait le quotidien des villageois était un acte tout à fait naturel et inné chez lui, si bien qu’il ne pouvait que tourner le dos aux aventures de sa femme. Bref, quelque chose de l’ordre du commentaire se dégage des images de Pagnol. Mais ce n’est pas un commentaire détaché de l’histoire, car les deux dialoguent. Si une image vaut autant qu’un mot, alors la manière dont nous sont exposées les interactions entre personnages sont constamment élevées à un rang tout autre. Tantôt appuyé, contredit ou nuancé par le plan, le dialogue ne vaut plus seulement pour sa mélodie, mais s’offre aussi à la médiation de la caméra, avant d’arriver entre les mains du spectateur : le mot devient image, l’image devient mots.
Remises dans le contexte structurel du récit, ces scènes que l’on dirait typiques de leur terroir ont comme un air ironique, celui du théâtre classique actualisé et affiné. Dit grossièrement, c’est Shakespeare au Castellet. L’effet est sublimant, car l’air universel et atemporel de ces grandes tragédies, comédies etc. se transforme par cette (dé)localisation en un genre tout autre qui a les mêmes propriétés que ce dont il s’inspire, mais qui a la vertu en plus de s’abaisser au rang du spectateur en adoptant des manies et un langage qu’il emploie lui-même : le réalisme. Disons que si le naturalisme consiste en la description précise et détaillée d’une situation particulière dans le but de parler du général, le réalisme est une présentation générale d’une situation reprenant divers éléments vraisemblables dans le but de parler du particulier. La Femme du Boulanger se range plutôt dans la seconde catégorie, car le parler populaire est synonyme de commun, de ce qui est en grand nombre donc indéterminé, et les divers nœuds dramatiques sont applicables à bien d’autres choses que ce à quoi ils sont assignés dans le scénario du film.
Un des principaux intérêts de La Femme du Boulanger réside donc dans ce balancier paradoxal entre l’empirique et le métaphysique, entre ces scènes que l’on imagine parfaitement se dérouler au coin de la rue et leur précision d’exécution qui rend tout cela presque trop bien huilé et didactique. Les dialogues sont l’endroit où se ressent le mieux cette cohabitation, tant ils atteignent cette justesse axiomatique qui ne les empêche pas de rester étrangement familiers, il ne servirait donc à rien d’essayer de les décrire ici. Il est bien plus ludique de se pencher vers les personnages qui les récitent, même s’il y a dans cette récitation un air d’évidence qui porte à croire que si les acteurs avaient écrit eux-mêmes leurs paroles, elles n’auraient pas été bien différentes. Le chasseur matinal, le curé sermonneur et l’instituteur profane forment alors cette palette de plusieurs absolus que l’on vient distiller çà et là au cours des séquences pour créer des couleurs nuancées.
On reconnaît plusieurs bobines habituelles chez l’auteur qui peuvent titiller certains de nos souvenirs, mais le roi de la fête est assurément Raimu. D’une bonhommie immédiatement reconnaissable et avec un accent du sudeu qui régale les oreilles, l’interprète du boulanger est tout ce dont un film pareil a besoin. On rit à ses dépends, tout en pleurant avec lui, pitre qui ne perd jamais sa dignité et s’élève finalement dans l’honnêteté que lui confère l’auteur, il est corps et voix en parfaite adéquation avec ce qu’exigeait le rôle. Il a la même authenticité que tout le reste mais l’éloquence en plus qui permet le joli tour de force du film, qui parle à travers ses personnages en faisant donc des dialogues non pas la fin mais le moyen du long-métrage pour se déployer pleinement. Le cadrage est, nous l’avons évoqué, tout aussi éloquent que le texte, mais il est sobre, ne fait point d’éclat par souci de préserver l’intégrité de la parole énoncée en mettant toujours au centre la voix qui décide et en périphérie les conseils et commentaires.
Ce style en retrait qui caractérise le classicisme est comparable à ce que pouvait faire Chaplin dans son burlesque muet, qui faisait en sorte, avec des cadres larges et un montage discret, de laisser la place à la gestuelle des comédiens, tout comme ici l’espace est tout bien préparé par Pagnol pour mettre dans écrin les déblatérations de ses interprètes. Simpliste, facile, “de son époque” pourrait-on dire, pourtant à l’instar de Chaplin qui faisait de sa monstration comique un vrai acte social (plier un lampadaire pour taper un policier fait rire mais montre aussi l’utilisation forcenée d’un objet autrement que de la façon dont on l’assigne en société), Pagnol donne de l’importance et surtout le dernier mot à une classe populaire, que l’on n’écouterait peut-être pas autrement, à cause notamment de leur langage particulier. Il laisse les lois non-écrites et le bon sens d’hommes modestes parvenir aux décisions, ce qui n’empêche pas les communs accords parfaitement acceptables et acceptés entre villageois. Et à l’heure où ces gens sont dépossédés du langage politique et se retrouvent à voter contre eux-mêmes, la représentation semble autant idéaliste que nécessaire, au moins en tant que réappropriation culturelle d’une affaire de société.
Le réalisme ne sert plus tout à fait à recomposer des expériences qui se marieraient bien dans la forme mais à faire de la marge, pourtant masse, un nouveau modèle à développement dramaturgique qui ne proposerait de jugement vis-à-vis de ce qui est montré qu’en fonction des standards neufs dans l’histoire du cinéma, bien qu’anciens dans l’histoire de l’Homme, qu’instaure le contexte tacite du récit. L’institutionnalisation de ces archétypes n’a pas pour conséquence de reformer de nouveaux stéréotypes monolithiques et immuables, bien qu’implicitement ce qui nous apparaît ici comme le bon sens est ce qui s’est reproduit et confirmé pendant des siècles, soit des valeurs qui pour certaines seraient questionnées aujourd’hui. Pourtant, il n’y a qu’à voir à la fin l’humanité qui ressort du berger qui n’était pas si courageux, du marquis qui n’était pas si vil, et du curé qui n’était pas si frileux. Car si a la fin Pomponette revient au chaud chez Pompon boire son lait, on ne trouverait pas que la métaphore est la plus progressiste qui soit, mais qui oserait croire que Marcel Pagnol n’a jamais vu ça de ses propres yeux ?