En cette période de fêtes de fin d’année, La Vie est Belle (It’s a Wonderful Life) de Frank Capra est généralement projeté sur de nombreux écrans à travers le monde et son visionnage est devenu peu à peu un rituel ancré dans la mythologie moderne de Noël. Ce film met en scène la vie pleine de hauts et de bas de George Bailey (James Stewart), et la façon dont son ange gardien Clarence l’aide à retrouver goût à la vie alors qu’il est sur le point de se donner la mort un 25 décembre. Visionner pour la première fois ce grand classique en pleine période des fêtes m’a renvoyé à l’un de mes films préférés, un classique parfois oublié mais assurément important : Gens de Dublin (The Dead), ultime film de John Huston adapté d’une nouvelle de James Joyce. Le film de Huston ne se déroule pas exactement à Noël, ni même lors du réveillon de la Saint-Sylvestre, mais pendant l’Épiphanie de 1904. Cependant, l’esprit et l’esthétique des fêtes de fin d’année ne quittent jamais le film. Capra et Huston exploitent tous deux les motifs universels de cette période, riche en contrastes, et inscrivent leurs personnages dans un espace-temps folklorique et familier. Les films divergent radicalement sur plusieurs aspects, mais lorsqu’on y prête attention, des images se rejoignent et les mêmes spectres hantent ces deux chefs-d’œuvre.
© La Vie est Belle (1946) de Frank Capra – Paramount Pictures
© Gens de Dublin (1987) de John Huston – Lionsgate
Pour bien comprendre le lien que je fais entre ces deux films, commençons par leurs fins respectives. Le moment où ils se sont unis dans mon esprit intervient dans le dernier quart de La Vie est Belle, lors du tournant crucial où l’ange gardien Clarence transporte George dans un monde où, comme il l’a demandé auparavant, sa propre personne n’a jamais existé. Ce monde déneigé et désenchanté, presque fantomatique, rappelle la fin sublime de Gens de Dublin, où sous les mots de James Joyce se succèdent différentes vues de paysages irlandais, dont un cimetière, endroit où George Bailey retrouve la raison après avoir appris la mort de son frère dans l’univers où il ne serait jamais né. C’est là qu’on trouve les spectres des films : celui de George, impuissant face à une réalité alternative où tout le bien qu’il a commis dans sa vie est effacé, et celui de Gabriel (après les révélations de sa femme sur un amour de jeunesse dont elle ne s’est jamais remise, autre fantôme), qui n’a jamais pu avoir la vie qu’il désirait. Le temps a passé pour Gabriel, et il ne lui reste que l’acceptation d’une fin de vie sur laquelle il a encore un pouvoir limité, une source d’espoir. Les deux héros finissent bouleversés, et si un miracle était nécessaire pour que George Bailey comprenne l’importance de sa propre vie, Gabriel, lui, n’a droit qu’à la prise de conscience de ses regrets, constat amer mais apaisant pour un personnage dont l’instabilité a été palpable tout au long du film.
Si je m’arrêtais là, le lien entre les deux films pourrait paraître faible. Mais une question permet de relier définitivement La vie est belle et Gens de Dublin à mon sens : pourquoi inscrire les récits pendant les fêtes de fin d’année ? En effet, si ces films ont un point commun, c’est leur ancrage temporel et matériel dans ces festivités et leur folklore. Une première hypothèse est que cette période, qui semble à première vue joyeuse, est, pour beaucoup, une source d’angoisse et de désespoir, sentiment auquel nos deux héros n’échappent pas. Le contraste entre Gabriel, qui angoisse à l’idée de commettre la moindre faute pendant la soirée, et les décorations, les tenues sorties uniquement pour les grandes occasions au début du XXe siècle, ne fait au final que rappeler au héros sa solitude et son spleen. Le même constat peut être fait pour George, lorsqu’il est au plus bas de sa dépression, tandis que toute la ville s’affaire aux préparatifs. Mais ce que cet ancrage temporel apporte fondamentalement aux deux films, c’est son aspect religieux. Que ce soit le miracle divin qui sauve George Bailey de son sort tragique dans La Vie est Belle ou la prise de conscience finale de Gabriel dans Gens de Dublin, les célébrations chrétiennes ancrent matériellement les films dans un décor et une atmosphère religieuse, infusant sans tout sur-symboliser dans sa mise en scène, une ambiance oscillant entre le macabre et l’espoir.
© La Vie est Belle (1946) de Frank Capra – Paramount Pictures
Capra a choisi de représenter George au plus bas pendant un temps relativement court, tandis que Huston étale tout au long du film la mélancolie discrète de Gabriel. Les deux personnages se rejoignent dans une prise de conscience finale. La différence entre les deux films vient en partie du moment où les deux réalisateurs ont réalisé leurs œuvres. Capra, inconscient du déclin de popularité que représentera pour lui La Vie est Belle, se permet de donner à son personnage une chance de changer concrètement les choses, tandis que Huston, au seuil de la mort, nous livre un film figé dans l’immobilité, la sobriété, où les regrets ne peuvent qu’être acceptés pour profiter du crépuscule inévitable de la vie.