Le souvenir au cinéma – #2

Partie 1 : https://clublumiere.fr/le-souvenir-au-cinema-1/


3. Réalité

Dans la première partie, nous avions laissé planer l’idée que le cinéma, c’était du souvenir. Matériel ou immatériel, tangible ou vaporeux, qu’il soit souvenir ou non, un film peut exprimer les deux espaces, physique et métaphysique, qui composent notre monde, et même l’entre. Dès qu’il est vu, le film devient un bout de mémoire. Pourtant, quoi qu’il souhaite montrer, il a dû filmer un moment réel, existant (du moins en ce qui concerne le cinéma en prises de vues réelles). Alors, quand un cinéaste décide de raconter un de ses propres souvenirs, il doit passer par une recréation véritable des scènes de son esprit, comme s’il devait composer de toutes pièces une scène dans du dur qui n’a jamais eu lieu. La mémoire se confond donc toujours dans la « réalité » du cinéma, si tant est qu’il y en ait une, puisque le souvenir liquide dans la tête de l’humain se doit d’être la matière tangible du médium filmique, une réalité rêvée qui concrétise ce même rêve par l’acte de le filmer véritablement. Au cinéma, où s’arrête le fantasme et où commence le vrai ?

Un Temps pour Vivre, un Temps pour Mourir, 1985
© CMPC

Chez les auteurs taïwanais modernes comme Hou Hsiao-hsien, appréhender le souvenir dans un style naturaliste est un moyen de réactiver la mémoire dans le présent, comme si celui-ci était si lié au passé que les deux temporalités ne faisaient qu’une. « Tout se joue pendant l’enfance, pendant le processus de croissance, quand on se façonne un regard vis-à-vis du monde », nous dit le cinéaste. Dans les films de sa tétralogie autobiographique, comme Poussières dans le Vent, Un été chez Grand-père et Un Temps pour Vivre, un Temps pour Mourir, raconter ses souvenirs est un acte très personnel qui s’inscrit dans une démarche générale, celle d’offrir un regard sur le monde très terre-à-terre, se refusant à trop de lyrisme, contre les démarches contemporaines du cinéma taïwanais. La différence de langue dans Un Temps pour Vivre, un Temps pour Mourir entre la voix off narratrice en mandarin et les dialogues en diverses langues locales (taiyu, hakka et mandarin pourvu d’un fort accent taïwanais) y renforce d’autant plus l’idée de simultanéité organisée arbitrairement des temporalités pourtant en essence opposées que représente les différentes langues et leur référencement dans l’Histoire de Taïwan. Le souvenir est en effet traité comme une réalité actuelle pour évoquer la vie des habitants de l’île à l’heure où les films sont vus autant qu’à l’époque qu’ils retranscrivent. Ils ne la « retranscrivent » même pas vraiment donc, puisqu’il n’est pas question de jouer avec l’illusion de la reconstitution.

L’enjeu est de chercher un nouveau rapport au présent. L’accomplir à travers la mémoire sert à se souvenir d’où l’on vient pour savoir où l’on est, de rendre compte d’un passé idéel dans la forme d’une captation filmique bien présente qui lie organiquement toutes les temporalités. Partant de cette forme, Kiyoshi Kurosawa trouve un fond auquel faire appartenir cette dualité. Dans son film License to Live, le protagoniste retourne au monde après un coma de dix ans, et doit donc réapprendre à vivre entre un passé qui n’est plus et un présent qu’il ne connaît pas. La narration du film se passe au présent, mais le motif du souvenir plane sur (ou plutôt sous) tout le film lorsque la mise au présent violente du mode de vie et de pensée du personnage le pousse au chaos tant le vide à combler entre ce qui est et ce qui a été est immense. Ce vide intertemporel nous rappelle aussi le sentiment du deuil, où la peine et la mélancolie tirent leur emprise de ce stade impossible qui est l’existence entre le passé et le futur. Dans La Chambre du Fils de Nanni Moretti et Maborosi de Hirokazu Kore-eda, c’est ce moment infime du présent qui est capté par les deux cinéastes, alors que le souvenir du passé hante les personnages comme une évocation pure de ce qu’est le temps, irrattrapable, inconcevable, mais toujours à tirer les ficelles du courant de la vie comme un marionnettiste. Ces films d’horizons et de sujets différents sont un constat qui rejoignent finalement la pensée de Tarkovski : on peut tout enlever à un film, le plan, le son, le montage, la lumière… mais on ne peut pas lui enlever le temps.

Maborosi, 1995
© TV Man Union

4. Acte de mémoire

La mémoire comme action. L’autre intérêt de refilmer les souvenirs chez Hou Hsiao-hsien et a fortiori chez son compatriote Edward Yang, repose sur l’importance de se réapproprier une version de l’Histoire bafouée par la force (colonisatrice, totalitaire, militaire…) dominante jusqu’alors. Dans son ouvrage Le cinéma taïwanais : fictions d’une nation (2024), Wafa Ghermani pose la question : “Peut-il exister un cinéma national pour une nation qui n’est pas reconnue comme telle ?”. La Cité des Douleurs de Hou et A Brighter Summer Day de Yang y apportent une certaine réponse, en présentant une vision aussi personnelle du passé taïwanais sous le drapeau du Japon qu’elle n’est d’utilité publique pour une population qui réapprend à se voir comme autre chose que des indigènes à civiliser. La mémoire revêt dès lors une vraie importance en tant que perception d’un moment du quotidien au sein d’une culture, quand celui-ci est menacé de destruction par un intérêt politique. Se souvenir, et filmer ce souvenir, c’est aussi préserver le passé, son héritage et la vérité.

Chez le chinois Jia Zhangke, le temps présent, le monde contemporain est l’évocateur le plus efficace des tourments de l’individu face à l’image de son pays qui se broie dans sa propre chimère passée. Dans Still Life c’est comme si chaque pierre, chaque trace de construction et de destruction se réunifiaient pour exprimer la décadence d’une industrie mortifère. La réminiscence est plus matérielle que jamais, elle est plus environnante et concrète qu’elle n’a jamais pu l’être dans l’esprit seul. Scrutant l’espace liminal du documentaire et de la fiction, le réalisateur fait acte de montrer le vide du présent (on pensera aussi à Hu Bo et son An Elephant Sitting Still) pour mieux englober la sensation progressive du souvenir. Un épure visuelle qui laisse de la place au spectateur pour agir, ré-agir face aux images du néant pour y placer ses désespoirs et ses regrets.

Still Life, 2006
© Xstream Pictures

Une certaine mélancolie de l’acte qui peut aussi se retrouver dans une œuvre suivante de Jia Zhangke, Au-delà des Montagnes, qui en trois espaces chronologiques distincts évoque d’une autre façon ce que serait un souvenir canalisant à la fois le passé, le présent, et le futur. D’une histoire à l’autre, le cinéaste filme l’image fantasmée d’un avenir sur lequel notre emprise ne peut être considérée comme vraiment objectivement (tel un rêve), le présent qui nous échappe sous les doigts et surtout ces deux temporalités corrélées au passé enterré, transformé en relique au sein même du film alors qu’il se tient comme témoin ultime d’une période révolue. Un endroit dans le temps dont le cinéaste se souvient parce qu’il faut s’en souvenir, filmer l’Histoire à travers le bouleversement des destins individuels qui l’ont traversée. Le passé est réactualisé dans le regard du spectateur et dans le même temps retourné dans sa tombe par le flux continu du temps qui ne s’arrête donc jamais. Même si un film paraît réussir une manœuvre exceptionnelle dans la reproduction d’un passé historique.

La Commune (Paris, 1871) de Peter Watkins, aussi brut et brechtien que son titre ne le laisse penser. Un bloc filmique de 5h45 qui sert à décortiquer les dynamiques et rapports de force d’une période de l’Histoire de France passée sous silence dans les livres d’école. Watkins fait acte de mémoire en filmant le passé comme un passé qui se sait passé, rompant l’illusion de la reproduction vériste pour mieux mettre en lien les répercussions de cet événement sur le monde d’aujourd’hui. Ce qui est recherché n’est pas le sentiment ou la sensation du souvenir, mais le noyau réel de ce que celui-ci peut avoir fait perdurer dans le présent. En laissant ses acteurs échanger pendant le film sur ce qu’ils ont (ou vont) jouer, le metteur en scène ouvre la voie à une réunion inédite du récit raconté et du récit recréé, discourir sur le passé en même temps qu’on en fait l’expérience. Il n’y a plus de mémoire, plus de chimères, plus de reliques, plus de contemporanéité, il y a tout à la fois, dans le film.

La Commune (Paris, 1871), 2000
© La Sept-Arte

Samuel Dumas
Samuel Dumas
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