Le Texte sous la terre : Introduction à l’œuvre de Straub & Huillet

Pour le spectateur du cinéma de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, il existe généralement un avant et un après. D’abord, il y a le temps de la confusion, où la mise en scène peu conventionnelle, le jeu d’acteur non-naturel, et le style délibérément aliénant de leurs films s’additionnent pour produire un effet un tant soit peu intimidant. Mais pour celui ou celle qui prend goût au charme austère du cinéma des Straubs et persévère dans son exploration de leur œuvre, vient l’instant où cette description jusqu’alors impénétrable du philosophe Gilles Deleuze, énoncée lors de son cours présenté à la Fémis en 1987, prend tout son sens : 

“Une voix parle de quelque chose. En même temps, on nous fait voir autre chose. Et enfin, ce dont on nous parle est sous ce qu’on nous fait voir. […] La voix s’élève en même temps que ce dont parle la voix s’enfouie sous la terre. […] Il y a perpétuellement disjonction de ce qu’on voit. Puisque ce qu’on voit c’est uniquement la terre déserte. Mais cette terre déserte elle est comme lourde de ce qu’il y a en dessous. Et vous me direz : “Mais ce qu’il y a en dessous, qu’est-ce qu’on en sait ?” C’est justement ce dont la voix nous parle. Et c’est comme si la terre se gondolait de ce que la voix nous dit, et qui vient prendre place sous la terre, à son heure et en son lieu.” (1)

Je m’impose ici la tâche de présenter l’œuvre de ces deux cinéastes afin, je l’espère, d’aider le cinéphile intimidé à passer de cet avant à cet après. Tentant, par le biais d’une introduction générale à certaines des techniques fondamentales de leur filmographie, de clarifier les intentions esthétiques et politiques de ces deux grands auteurs.

Geschichtsunterricht, Jean-Marie Straub & Danièle Huillet, 1972 ©

L’Anti-Diégèse

Pour comprendre le cinéma des Straub, il me semble tout d’abord essentiel de concevoir leur filmographie comme une exploration du rapport entre le texte parlé et la réalité filmée, ou plus généralement, comme une exploration de ce qu’implique exactement l’acte d’adapter un texte littéraire au cinéma.

Je dirais tout d’abord que l’adaptation chez Straub & Huillet tend vers l’anti-diégétique. C’est à dire que là où une adaptation cinématographique plus conventionnelle, disons d’un roman ou d’une pièce de théâtre, tentera généralement de recréer le monde fictif du texte d’origine – en d’autres termes, sa diégèse – à travers les décors, costumes, effets spéciaux si nécessaires, toutes ces choses qui permettent aux spectateurs de s’immerger dans ce monde fictif – le cinéma des Straubs a plutôt tendance à réduire ces procédés illusoires, cherchant à mettre en avant le texte adapté, et le fait même de son adaptation, plutôt que de faire oublier au spectateur ce processus d’adaptation. 

Ce procédé est poussé à l’extrême dans des films comme Corneille-Brecht (2009) et L’Aquarium et la Nation (2015), où figurent des acteurs tenant leur texte à la main, le récitant devant la caméra dans un cadre documentaire. Mais il existe aussi sous des formes plus ambiguës. C’est le cas, par exemple, dans leur adaptation d’Othon.

Corneille-Brecht, Jean-Marie Straub, 2009 ©

Alors que les acteurs sont vêtus en costume d’époque, plutôt que de tenter de recréer le monde antique dans lequel se déroule l’action, Straub & Huillet placent le récit dans une Rome contemporaine – au cœur des ruines – avec les bruits divers du monde moderne dominant la bande sonore. Il n’y aucune tentative de recouvrir cette modernité afin d’établir une représentation illusoire de la diégèse originale. Plutôt, le contraste entre le récit du 17ème siècle et le monde présent produit une interprétation nouvelle de ce texte classique.

Comme le dira le cinéaste Luc Moullet, dans un hommage rendu à ses deux collègues, cette technique contribue à un effet de palimpseste, où plusieurs couches se superposent à l’intérieur du film. Il y a d’abord le texte de Corneille ; ensuite vient le décor, cette Rome moderne ; après, les costumes, qui correspondent à l’époque, contrastant donc avec le décor, poussant encore plus loin cette dialectique passé-présent ; et enfin, Straub & Huillet emploient des acteurs internationaux, dont les accents américains, argentins, allemands, et italiens, ajoutent une distance supplémentaire par rapport au texte originel. (2)

Othon, Jean-Marie Straub & Danièle Huillet, 1970 ©

Verfremdungseffekt

Ces notions de “distance” et de “dialectique” nous conduisent directement à une des références les plus importantes pour comprendre le cinéma des Straub : Bertolt Brecht. Dans son “théâtre épique”, le dramaturge allemand employait certaines techniques peu conventionnelles dans le but de produire un effet de “distanciation”, appelé le “Verfremdungseffekt”.

Ces techniques visaient à briser l’identification du spectateur avec l’action de la pièce. Selon Brecht, un spectateur émotionnellement investi dans l’illusion de la production est un spectateur qui ne réfléchit pas, un spectateur passif plutôt qu’un spectateur actif, critique. Dans son étude sur Brecht, l’auteur Martin Esslin écrit :

“Le public, [pour Brecht], ne devrait pas être amené à ressentir des émotions, il devrait être amené à réfléchir. Mais l’identification avec les personnages de la pièce rend l’acte de réflexion quasi-impossible : les spectateurs, dont les âmes se sont attachées au héros, verront l’action entièrement de son point de vue, et pendant qu’ils suivent de près le déroulé des évènements qui, en toute crédulité, ils acceptent comme se déroulant réellement sous leurs yeux, ils n’ont ni le temps ni le détachement nécessaire pour réfléchir de manière vraiment critique aux implications sociales ou morales de la pièce”. (3)

Une des techniques les plus connues de ce théâtre Brechtien est le jeu d’acteur non-naturel, faisant usage de gestes prononcés, un rythme très particulier dans les dialogues, et de cassures directes du quatrième mur. Bien évidemment, on retrouve cette approche dans le cinéma de Straub & Huillet, et ce dès leur premier film : Nicht Versöhnt, paru en 1965.

A propos de cette adaptation du roman de Heinrich Böll, Jean-Marie Straub a expliqué qu’il “n’avait pas demandé aux acteurs de “jouer” leur texte d’une manière quelconque, mais de le réciter tel une bande sonore très précise”. (4)

Nicht versöhnt, Jean-Marie Straub & Danièle Huillet, 1965 ©

On retrouve une musicalité similaire dans l’adaptation d’Othon précédemment évoquée. Dans son livre sur la filmographie du couple, Richard Roud évoque la matérialité du langage dans ce film :

“Straub traite une fois de plus le langage comme un “objet” – une chose à être manipulée aussi librement dans la composition de la bande sonore que les images le sont dans le montage. Nous ne sommes pas habitués à ce genre de procédure : aussi audacieux que le réalisateur puisse être dans le montage du film, le dialogue est généralement la seule chose avec laquelle on ne joue pas. Mais Straub traite le langage cavalièrement : souvent, comme dans les monologues d’Othon, les mots deviennent de simples notes dans un schéma rythmique et on comprend, non pas grâce aux mots, mais grâce aux tempos et aux rythmes”. (5)

Et l’un des effets de cette objectification du langage est que le spectateur ne voit plus un personnage dans un monde fictif, mais bel et bien un acteur jouant un rôle, récitant un texte. Dans ces films, la réalité de l’acteur est extraite de la diégèse illusoire. Walter Benjamin écrit que le “premier commandement du théâtre épique est que celui qui montre – c’est à dire l’acteur – sera montré”. (6) Cela rejoint bien évidemment cette fameuse remarque : “Tout film est un documentaire sur ses acteurs”.

C’est un des grands plaisirs du cinéma des Straub – lorsqu’on réalise que ces réalisateurs mettent l’emphase sur la primauté des acteurs par-dessus le texte. Non pas que le texte n’est pas respecté, au contraire, mais ce qui compte plus que tout c’est la réalité de ces êtres qui apparaissent à l’écran et ne sont pas réductibles aux personnages qu’ils incarnent. En fait, ce qui est capturé à l’écran c’est le conflit inévitable qui émerge entre l’acteur et son texte, entre l’acteur et le monde physique qui l’entoure, le monde réel. Ce conflit n’est pas dissimulé, il devient le centre du film. C’est ce que dira Jean-Marie Straub ici :

“Mais le texte parlé, les mots, ne sont pas ici plus importants que les rythmes et les temps très différents des acteurs, et leurs accents (plusieurs accents italiens et français, un anglais, un argentin) ; pas plus importants que leurs voix particulières, saisies dans l’instant, qui luttent contre le bruit, l’air, l’espace, le soleil et le vent ; pas plus importants que leurs soupirs poussés involontairement ou que toutes autres petites surprises de la vie enregistrées en même temps, comme des bruits particuliers qui tout à coup prennent un sens ; pas plus importants que l’effort, le travail que font les acteurs, et le risque qu’ils courent, comme des danseurs de corde ou des somnambules, d’un bout à l’autre de longs fragments d’un texte difficile ; pas plus importants que le cadre dans lequel les acteurs sont enfermés ; ou que leurs mouvements ou leurs positions à l’intérieur de ce cadre ou que le fond devant lequel ils se trouvent ; ou que les changements et les sauts de lumière et de couleurs, pas plus importants en tout cas que les coupures, les changements d’images, de plans.

Si l’on garde pour tout ceci à chaque instant des yeux ouverts et des oreilles ouvertes, on pourra même trouver le film captivant, et remarquer qu’ici tout est information – même la réalité purement sensuelle de l’espace, que les acteurs laissent vide à la fin de chaque acte. Comme elle serait douce sans la tragédie du cynisme, de l’oppression, de l’impérialisme, de l’exploitation, notre terre : libérons-la !” (7)

Le cinéma de Straub & Huillet démontre comment un texte se trouve incarné dans le moment présent capturé par la caméra. Cependant, il est important de rappeler que ce n’est pas juste l’image, mais le son aussi. Ils enregistrent toujours en son direct, ce qui produit souvent des coupures audibles entre les différents plans, accentuant encore une fois que chaque plan est un bloc, chaque plan est un matériau à part entière qui sera assemblé avec chaque autre bloc dans le construction du film.

Moses und Aron, Jean-Marie Straub & Danièle Huillet, 1975 ©

Un monde qui n’est plus

Le conflit auquel Jean-Marie Straub fait référence – entre l’acteur et le soleil, le vent, les mots du texte – ce conflit en révèle un autre, plus essentiel encore, qui se déploie dans ces films. C’est le conflit entre deux mondes : le monde passé du texte, et le monde présent des acteurs, de la réalité présente à l’écran.

C’est à ce sujet que je voudrais me tourner vers un texte très pertinent de Gilberto Perez. Dans son livre, The Material Ghost, dans lequel il dédie un chapitre entier aux Straub, il écrit :

“Qu’est-ce qui est passé, nous demande Heidegger dans L’Être et le temps, dans les choses du passé ? Certainement pas les choses elle-mêmes, puisqu’on les retrouve dans le présent. Si elles ne sont plus ce qu’elles étaient autrefois, ce n’est pas parce qu’elles sont passées, mais parce que leur monde est passé. C’est le monde auquel elles appartenaient autrefois qui est passé, le tout dont elles faisaient partie, le contexte dans lequel elles existaient. […] Ce qui est passé dans les choses du passé, c’est un monde qui n’est plus.” (8)

Selon Perez, le cinéma narratif de manière générale se conçoit comme une sorte de collage, prenant des fragments provenant de divers lieux et époques et cherchant à masquer le passé des choses filmées par la caméra afin de les intégrer dans un nouveau monde, un nouveau contexte, les soumettant donc à cette fiction :

“Ce n’est pas que leur ancien monde n’est plus, c’est comme s’il n’avait jamais été, maintenant qu’elles trouvent leur place dans ce nouveau monde qui apparaît à l’écran. La fiction construite à l’écran règne sur les fragments documentaires rassemblés au sein du film, ces choses qui étaient là dans le monde réel devant la caméra.” (9)

Mais les Straub n’opèrent pas sur la matière filmée de cette manière. Perez écrit :

“Les détails documentaires capturés par la caméra et le microphone de Straub & Huillet ne deviennent pas ce qui est, elles demeurent ce qui a été. Elles retiennent la marque de leur provenance dans un monde antérieur au film. Ce sont des choses du passé et doivent être reconnues comme telles, reconnues comme les pièces de différents lieux et différentes époques, […] différents mondes qui ne sont plus.” (10)

Ce cinéma est donc fondamentalement un cinéma du respect de la réalité des choses qu’il illumine. Dans le collage des Straub, les divers éléments trouvent une cohabitation productrice de sens, une cohabitation dialectique qui révèle les différences, les écarts, plutôt que de les masquer.

Geschichtsunterricht, Jean-Marie Straub & Danièle Huillet, 1972 ©

Sous la terre

Pour conclure, on peut dire que Straub & Huillet déconstruisent l’acte d’adapter un texte. Prenant à part tous les éléments nécessaires, afin que chacun de ces éléments trouve sa place dans l’image cinématographique. Que ce soit le texte récité, le corps de l’acteur, le vent dans les arbres, l’époque décrite ainsi que l’époque réelle – chacune des strates est matérialisée, illuminée.

Une des notions clefs de l’art moderne est la spécificité des médias. L’idée qu’un artiste se doit de faire usage des aspects et caractéristiques propres à son médium s’il veut en déceler le potentiel réel. C’est pourquoi certains cinéastes, cherchant les modes d’expression et potentialités nouvelles du cinéma, ont voulu se distancer des formes littéraires préexistantes comme le roman ou le théâtre. Mais Jean-Marie Straub et Danièle Huillet ont refusé ce refus. L’ironie est que c’est précisément en insistant sur des textes préexistants, leur existence historique et matérielle, que le couple réussit à révéler des dimensions nouvelles du cinéma.

Les adaptations des Straub ne sont pas de simples translations. Plutôt, ces films démontrent ce qui arrive au texte lorsqu’il s’extrait de son contexte originel, son monde originel, et se trouve incarné dans le présent – mais sans jamais renier le passé. Voilà le processus que ces cinéastes traduisent à l’écran. Un processus qui est à la fois une récupération et une renaissance du passé dans le présent – un présent où le texte s’élève et ce dont parle le texte s’enfonce sous la terre.

Schwarze Sünde, Jean-Marie Straub & Danièle Huillet, 1989 ©

Citations :

(1) Gilles Deleuze, “Qu’est-ce que l’acte de création ?” (https://youtu.be/2OyuMJMrCRw)

(2) Luc Moullet (https://mubi.com/notebook/posts/the-reader-collaborates-with-the-author-in-every-book-some-words-about-straub-huillet)

(3) Martin Esslin, Brecht: A Choice of Evils

(4) Jean-Marie Straub & Danièle Huillet, Ecrits

(5) Richard Roud, Straub

(6) Walter Benjamin, Understanding Bertolt Brecht

(7) Jean-Marie Straub, “Comment j’ai tourné Othon” (https://www.lemonde.fr/archives/article/1971/01/14/comment-j-ai-tourne-othon_2457338_1819218.html)

(8) Gilberto Perez, The Material Ghost: Films and Their Medium

(9) Idem

(10) Idem

Bailey Fensom
Bailey Fensom
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