La question de la marchandisation de l’art est toujours épineuse, surtout quand on parle de cinéma. Le médium éternellement coincé dans cette conception que le cinéma est d’un côté un art mais que, pour citer la fameuse formule de Malraux, « par ailleurs le cinéma est une industrie. » Mais qu’en est-il des autres arts ? Ce rapport monétaire, industriel est surtout énoncé quand on parle du cinéma, ce qui se comprend puisque la plupart des films sont produits “grâce” à une mise future du film sur le marché des salles de cinéma, afin de rembourser les coûts engendrés par sa production. Mais la peinture alors ? C’est ici ce qu’explore Copyright Van Gogh, un film documentaire co-réalisé par Yu Tianqi Kiki et Yu Haibo centré sur des peintres-ouvriers dont le travail est de peindre des copies de célèbres peintres européens (Van Gogh en particulier), destinées à être vendues dans des boutiques de souvenirs en Occident. L’analogie entre le cinéma comme art industriel, intrinsèquement mercantile, commercial et cet atelier de copistes artisanaux permet de questionner conjointement la marchandisation de ces médiums.
L’esthétique du film joue d’abord sur des codes d’immersion proches du cinéaste documentariste chinois Wang Bing. Le spectateur est plongé dans l’atelier où vivent et dorment les peintres-ouvriers et la caméra n’en sort pas (ou simplement le temps d’une courte respiration). La complexité du travail, qui se joue dans les détails, qui est usant mentalement est ainsi rendu palpable pour tous.
Ce qui se joue ensuite, et là où le film se complexifie, ce sont les réflexions profondes des peintres-ouvriers sur l’ambivalence de leur travail. D’un côté, un travail d’ouvrier, fatiguant, pris dans un rapport d’exploitation capitaliste. De l’autre, une activité malgré tout artistique, qui en font se passionner certains en particulier pour la figure de Van Gogh (pas anodine j’y reviendrai). Toute la dialectique du film réside dans le terme de « peintre-ouvrier ». Les travailleurs sont des peintres, ou des étudiants en art, et envisagent leur travail comme de la peinture. Mais en même temps, ils ont bien conscience du rapport purement monétaire et capitaliste que le monde entretient avec les œuvres qu’ils peignent. Exemplairement ce tableau Excel qui donne la valeur de chaque tableau. Ce qui se joue ici, c’est la monstration d’une activité artistique complètement prise dans les rapports monétaires du capitalisme qui aliène. L’art comme instrument d’exploitation capitaliste des corps des femmes et hommes.
Les rapports dialectiques dans le film sont multiples : la dialectique centrale autour du statut de peintre-ouvrier (travail/art) et donc marchandise-œuvre d’art, une dialectique passé-présent entre la figure de Van Gogh et les copistes dans leur atelier et enfin une dialectique entre ces ouvriers chinois et la vente de leurs copies dans un magasin de tourisme à Amsterdam. Ces dialectiques témoignent de la complexité théorique et matérielle d’un tel statut.
Le voyage de Zhao Xiaoyong, le peintre-ouvrier que les cinéastes suivent tout le film, à Amsterdam dans le but de marcher dans les pas de Van Gogh, le peintre qu’il admire, a tout d’un désenchantement, d’une mise en évidence d’une fabulation profonde du système. Il voue un culte au peintre hollandais et se trouve des points communs avec lui. Il étudie sa manière de peindre, sa vie, afin d’être le plus précis possible dans ses toiles. Ce que le peintre symbolise pour toutes les petites mains de l’atelier dans l’ombre est un rêve : de son vivant, il n’était connu de personne, n’a vendu aucune toile, n’a peint que ce qui l’entourait, des gens simples. Mythologie transmise par le cinéma, comme le montre la scène où tous regardent Lust for Life, le biopic de Minnelli sur Van Gogh dans leur atelier. La vision de Zhao des Pays-Bas est toute aussi idéalisée, en témoigne la scène où il visite un musée qui reproduit l’Europe en miniature (là aussi il est question de reproduction, de copies).
Sauf que lorsque le voyage s’accomplit, sa vision de son travail et de sa condition se bouleverse. Lui qui se croyait malgré tout peintre, très bon copiste, se rend d’abord compte que ses copies sont vendues dans une toute petite boutique de souvenirs, à un prix près de dix fois plus cher que celui auquel il les vend à son revendeur. Puis, il se rend au Musée Van Gogh d’Amsterdam et c’est la troisième vexation : malgré ses vingt années de pratique, il n’égale pas le maître. Et plus frappant encore, il en rend compte dans une discussion plus tard dans le film, il souligne le fait que les copies n’ont rien de l’aura des vraies toiles, que rien ne remplace le inc et le hunc théorisés par Walter Benjamin dans L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique.
Zhao qui se voyait artiste-copiste, contribuant au succès des toiles de Van Gogh se voit ramener à ses conditions réelles de vie : un travail faussement artistique qui en réalité ne nourrit que le capitalisme, ne lui apporte aucune satisfaction personnelle (si ce n’est un moyen de subsistance économique) et l’aliène (Zhao a jusqu’alors passé sa vie à copier des tableaux sans n’en peindre un seul dont il soit l’auteur).
De ce désenchantement naît une remise en question profonde chez le peintre-ouvrier, qui, après vingt ans de copie sans aucune création, décide enfin de se lancer dans la peinture de ses propres tableaux. Et le film, dans sa structure, accompagne cette prise de conscience et met à mal la croyance idéaliste que son travail de copie serait reconnu comme art. Il met en lumière que l’absence de lutte contre son statut socio-économique était dû à cette croyance alors qu’il n’était qu’un boulon dans l’engrenage du capital.
Une prise de conscience du statut de l’artiste dans le système capitaliste tel que le commentait Adorno dans Théorie Esthétique. L’artiste moderne, en tant que travailleur de l’industrie culturelle, est privé de l’autonomie nécessaire à une expression authentique. Il devient, malgré lui, un producteur de biens de consommation. Le pacte initial qui lie les peintres-ouvriers à leur travail est assez clair, ils savent qu’ils produisent des biens de consommation. Mais la finalité de la vente étant abstraite, à des milliers de kilomètres, et étant pris dans l’idéalisme de la figure de Van Gogh par les films, par leurs recherches sur lui, il y a malgré tout ce choc. Ce retour à la réalité. Comme le dit encore Adorno, dans le contexte industriel de l’art, les artistes deviennent des rouages d’un système qui cherche non seulement à produire de l’art consommable, mais aussi à renforcer des valeurs conservatrices et conformistes, participant ainsi indirectement à leur propre aliénation.
Zhao, l’homme qui voulait être Van Gogh, sort alors de son atelier de travail et comme le néerlandais avant lui, part peindre ce qui l’entoure : sa grand-mère, une rue, et enfin son atelier dans lequel il continue de travailler mais cette fois ci en prenant cette tâche comme elle est : un travail.
Le tableau de Zhao de son atelier est au final à l’image du film, une réflexion sur “l’art” de la copie, sur la reproduction capitaliste de la peinture mais qui se retrouve transcendé ici dans un geste artistique. Le film comme le tableau font ainsi le constat de l’aliénation possible d’un travail à première vue artistique et du besoin profond de trouver une expression qui nous soit propre, qui devient presque une extension de notre identité profonde. L’expression artistique comme moyen d’exister, et donc de résister contre le capital, contre l’oubli, pour ces artistes de l’ombre que le système se plaît à dissimuler.
De son art de la copie, qui tombe sous le joug de la reproduction capitaliste des œuvres, il passe à une pratique artistique plus personnelle. D’une reproduction d’un tableau de Van Gogh parmi des millions vendues chaque année, il passe à la création d’un tableau unique, le sien, qui ressort malgré tout enrichit de ces vingt années de copie rien que par le style et le thème de cette scène de genre de l’artiste au travail. Un autoportrait qui marque son rapport au monde et aux autres, ainsi que la dimension collective de ce travail de copiste, loin des topos des figures de peintres idéalistes.