Qu’est-ce que j’appelle ultraréalisme au cinéma ?

Pourquoi est-ce que je considère que Jacques Tati est un des plus grand réalisateur français ? J’ai revu Mon oncle (1958) il y a de cela 1 semaine pour en être sûr, mais en réalité c’est une conviction que j’avais déjà 2 ans auparavant, lorsque pour mettre au clair mes sentiments d’amour ou de haine que j’avais eu au cinéma devant le même film en séance scolaire, j’avais demandé le coffret intégral de sa filmographie en coffret à noël, celui tout noir. Je me languissais de (re)lancer Playtime (1967) dont je n’avais vu que la première heure. L’important surtout c’est qu’un sentiment tout particulier habitais tous ces films que j’ai regardé en quelques jours (pas un stakhanoviste Tati, 6 longs métrages), celui de voir la « vérité du quotidien » sans naturalisme. Ça devenait évident pour moi en sommes, de mieux voir quelque chose qui n’étais pas montré comme tel. On voit ce qu’on ne nous montre pas. J’étais sur le cul, ça me faisait jubiler franchement. Je m’amusais à décrypter un message codé basé sur un principe comique vieux comme le cinéma et même avant : la mimesis. Là est le brio du burlesque : la recréation du réel dans sa forme absolue, de sorte que sa radicalité soi telle qu’elle s’extirpe du flux neutre du quotidien pour être vue. La finalité, c’est qu’elle devienne étrange et qu’on en rit. La réalité devenue une étrangeté, c’est tout Tati ça, on rigole mais finalement on est pas bien différent et même, surprise, on « s’apparait ». Dans cet article je vais essayer de développer sur ce sentiment de réalité ++, le gros mot dans le titre quoi.

Jacques Tati dans Playtime (1967), grand représentant du burlesque français.

C’est comme cela que l’on pourrait définir l’ultraréalisme, comme l’hyperbole de la réalité. Mais la réalité en fait ça ne veut pas dire grand-chose. La vérité, qu’aiment célébrer certains esthètes comme le plaisir esthétique de l’identification (pas forcément à tort, mais pas spécialement une fin en soi), est un terme un peu fourretout hélas. Quelle réalité on nous présente et comment ? Le film ultraréaliste se fait le surligneur d’une société, de ses structures ou leur négation et leurs influences directe sur les individus. De sorte que les individus ne sont qu’objet par rapport à la société, donc d’elle. A partir de là, l’être du film dont il est le sujet devient absolument la forme de ce qu’il est socialement. Sa finalité est sa fonction d’objet dans le corps social, il n’est que cette forme et l’est absolument jusqu’à l’absurde, base de l’humour burlesque comme mentionné avant. L’individu au sens de l’idéologie capitaliste est désintégré, rompant avec l’idée de la « psychologie complexe et nuancée » qu’on nous sert comme ultime et unique manifestation possible de « l’humain » dans l’art par soucis bourgeois d’identification et pour retranscrire une réalité qui n’appartient qu’à lui et son marché cinématographique. Cet individu finalement, il n’est que la conséquence d’un système : la bourgeoisie patriarcale donne, dans Mon oncle (1958), cette mère-ménagère qui astique avec son chiffon jusqu’à sa propre famille.

Pour un essentialisme de l’esprit plus sérieux, plus mature, on se tournera plutôt vers le sublimement flatulent Persona, et ses histoires de vampires dans le pays du père noël. Ici la « psychologie » (dans le sens de l’étude de l’esprit au cinéma) n’existe que pour montrer une possibilité de réaction au dérèglement du système d’aliénation des individus, qui tout d’un coup, suite à l’inertie dans l’achèvement automatique des taches de leur forme sociale, heurtent ce qui les entourent, et se détruisent : c’est dans Playtime (1967), l’extrême sophistication du restaurant bourgeois qui finit dans un balais de destruction par devenir un espace de libération des individus s’étant réappropriés les lieux, sortant de leur système mental en détruisant le système architectural qui en était l’engrais. C’est tout l’enjeu du cinéma de Tati, la sociabilisation des individus dans un système qui fait d’eux des objets isolés dans des rituels. La destruction de l’environnement prouve le non naturel dans ces constructions (point important de l’ultraréalisme), et de se fait la capacité de les changer. Si à travers l’exemple de Tati j’ai tenté (avec toute la confusion du monde) de vous décrire l’ultraréalisme, qui est son essence, ce type de film a forcément eu d’autres applications, qui à défaut d’être pleinement approfondies ici (pour Tati et pour les autres, il faudrait bien plus qu’un article), permettront d’observer les variation de cette méthode selon les sociétés et les sujets d’étude.

1. Fort apache (1948), John Ford

Ford a à plusieurs reprises touchés à l’ultraréalisme, dans ses films qui évoquent en profondeur un microcosme-système et son fonction sur les individus. L’exemple de Fort Apache est surement, avec Wee Willie Winkie (1937), celui le plus à même d’exposer ce point. Chez Ford, l’objet que l’on est dans le système militaire enveloppe l’être de personnalité, et ces deux aspect des personnages interagissent en permanence. On est bel et bien uniquement sa propre forme dans le système, mais chaque fois un détail individuel constitue en lui-même une lutte (sergent alcoolique, sentimentalité) face à l’aliénation totale de l’individu dans sa fonction, et donc déconstruit ce système, le fait reculer. Chez Tati c’est un corps qui porte en lui la valeur de destruction, un corps antisystème. Ici, tout le monde a valeur à pouvoir déconstruire le système, et les personnages les plus « vils » sont ceux qui s’enferment dans leur propre fonction (Le colonel Thursday). Enfin avec ce film on aperçoit une composante de l’ultraréalisme que ne possède pas Tati à savoir l’environnement de projection, un décors abstrait car sans trace humaines autre que les personnages (en opposition à l’environnement sociologique qui reproduit un environnement social pour étudier l’évolution des personnages en son sein). Il permet de faire ressortir les personnages et ce qu’ils représentent (ici historiquement) de manière minimaliste car en discordance avec l’environnement (ici la troupe représentant la cavalerie américaine et reformant little big horn à petite échelle pour qu’on cerne sa représentation avec plus d’évidence). On peut observer ce procédé de manière plus approfondit dans L’Appat (1953, Anthony Mann), bien que ce dernier ne soit pas absolument un film ultraréaliste.

2. The crazy family (1984), Gakuryu Ishii

L’image parle d’elle-même. Tout y est fondamentalement ultraréaliste. L’intéret principal d’évoquer ce film réside dans le fait qu’il se situe dans une mouvance particulière du cinéma japonais relatif à la sociologie de la famille typique (observable dans The family game de Yoshimitsu Morita ou Visitor Q de Takashi Miike) de l’après-guerre, mais surtout de l’après Ozu (l’empereur est mort). La séparation claire des membres en clichés de leurs fonctions et de leurs représentations, et comment dans leur extrêmes expressions elles s’entrent choquent physiquement comme elles le feraient psychologiquement dans un quotidien naturaliste, amène une destruction de cette dite structure familiale dans un pugilat chaotique jouissif, d’où suit une nouvelle base en dehors du système (entre des voies d’autoroutes, tout un symbole).

3. Himatsuri (1985), Mitsuo Yanagimachi

Mitsuo Yanagimachi (auteur à découvrir au plus vite) réalise ici un film de double quotidiens idéologiques, le fascisme païen des traditions et l’installation du capitalisme industriel, dans une petite côté montagneuse. La vie des personnages ne consiste qu’à suivre le courant de leur vie dictée par l’aliénation des deux idéologies susmentionnées. La seule rupture survient lorsqu’une de ces idéologie prend le dessus, mais l’une comme l’autre comme les deux faces d’une même pièces écrasent les individus et les groupes dans la violence. Ici le rythme ruisselant, calqué sur le quotidien de la communauté plus que sur les individus, participe à la description hyperréaliste de la réalité, car ne montrant finalement les individus que comme les parcelles impersonnelles de groupes sociaux précis avec leurs code. Ils suivent le rythme et non l’inverse, donnant l’impression d’une évolution mécanique et impuissante de la radicalisation des deux pôles. Film indispensable.

Les environnements ultraréalistes se retrouvent dans nombre d’autres films et filmographies, et il est à mon avis primordial de s’approprier ses outils de retranscription, car permettant d’exposer la réalité sociale avec l’abstraction nécessaire à sa révélation tout en montrant dans le même temps l’artificialité de cette dite société, du système dont elle est le produit, et ainsi la possibilité de s’en affranchir.

Nino Guerassimoff
Nino Guerassimoff
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