Une autre histoire du cinéma français

« En Europe occidentale l’exploitation capitaliste de l’industrie cinématographique refuse de tenir compte de la revendication légitime de l’homme d’aujourd’hui de voir son image reproduite. […] Dans ces conditions, l’industrie cinématographique a tout intérêt à stimuler l’attention des masses par des représentations illusoires et des spéculations équivoques. […] Tout cela pour fausser l’intérêt originel et légitime des masses pour le cinéma, intérêt dont l’objet est la connaissance de soi et donc aussi la connaissance de classe. Ce qui est vrai pour le fascisme en général l’est aussi pour le capital cinématographique en particulier : il exploite secrètement le besoin impérieux de nouvelles structures sociales, dans l’intérêt d’une minorité possédante. Ne serait-ce que pour cette raison, l’expropriation du capital cinématographique est une exigence pressante du prolétariat1. »

Il est des moments où un pas de côté s’impose. Si la cinéphilie suppose une relation privilégiée aux films, « achèvement[s] dans le temps de l’objectivité photographique »2, elle ne peut se réduire à une approche internaliste de son objet et brille lorsqu’elle assume une forme d’éclectisme. Esthétique, histoire, sociologie, psychologie – et tant d’autres – forment autant de disciplines vectrices de discours plus ou moins concurrentiels et animés par des acteurs avides de légitimité au sein de champs eux-mêmes souvent antagonistes. La critique, ou l’université ? La psychologie, ou la sociologie ? L’histoire, ou la philosophie ? L’émulation s’avère féconde autant que stérile, lorsqu’elle ne conduit pas franchement à un enfermement disciplinaire et dogmatique que la spécialisation croissante des activités n’aide pas à dépasser. Et après tout, inutile de nier l’évidence : nous sommes tous, nous qui écrivons sur ce même objet, tributaires de nos formations et de nos parcours – plus ou moins autodidactes, là n’est pas la question – et il serait bienvenu d’exalter ces trajectoires qui sont autant d’approches, de les mettre en commun, à la disposition de, bref, d’assumer des regards pluriels, souvent contradictoires ; de faire vivre ces contradictions plutôt que de les reléguer dans le domaine de l’inconciliabilité naturelle et pratique. L’auteur de ces lignes, le lecteur l’aura compris, est avant tout historien en formation. Si l’histoire au cinéma, sous toute ses coutures – les temps, l’historicité, l’évènement historique et son enregistrement par la caméra – aura animé nos précédents articles, il convient à présent d’assumer nos préoccupations premières et de traiter de l’histoire du cinéma. Que le lecteur se rassure : il ne s’agit pas ici de se livrer à l’exercice périlleux de la synthèse ou de découper dans une chronologie longue des fragments qui, bout à bout, formeraient un tout cohérent et linéaire – n’oublions pas Kracauer. Plus modestement, et avec les outils et les soucis qui sont les nôtres, nous proposons de revenir dans ce texte sur l’histoire passionnante des différentes relations entre le mouvement ouvrier et l’industrie cinématographique des années 1930 en France. Cette histoire charrie un ensemble de thématiques dont le lecteur peut déjà être familier : syndicalisme au cinéma, studios français des années 1930, choc du cinéma sonore et parlant, utilisation du septième art par des mouvements politiques et syndicaux, presse spécialisée sont autant de protagonistes qui jalonnent les lignes qui suivent et qui invitent à un pas de côté. Mieux caractériser les rapports de force qui se matérialisent au sein et en dehors de la production des films permet une entrée sans doute moins romantique mais toujours nécessaire et capable de contribuer à l’écriture d’une autre histoire du cinéma français3.

Grèves d’occupations, Ciné-liberté, 1936.

S’il nous est difficile, en quelques lignes, de résumer l’ensemble des dynamiques qui caractérisent l’industrie française du cinéma des années 1930, nous pouvons en retenir les principales modalités. La décennie s’ouvre par un grand chamboulement. Entre 1926 et 1930, les recettes cinématographiques du territoire national sont multipliées par deux et le septième art devient le secteur majoritaire dans le champ du spectacle à Paris. Cette évolution n’est pas seulement quantitative et le développement, dès la seconde moitié des années 1920, d’un certain nombre de magazines spécialisés et grand public contribue à faire du cinéma un phénomène commun, approprié par une large frange de la population. Ces publications permettent, pour reprendre une expression consacrée, une véritable « acculturation des publics » et, en retour, une « domestication du cinéma4 ». Pour l’historien Fabrice Montebello, la dynamique intervient alors même que le cinéma parlant s’impose au sein de la production. Ainsi, « le film entre dans toutes les conversations et devient un sujet de discussion nationale pour l’ensemble des Français quelles que soient leurs conditions sociales ou leur lieu d’habitation » ; voilà de quoi parler d’une véritable « naissance des publics5 ». Bien sûr, la prise de pouvoir du parlant et du sonore au sein du cinéma français est moins le fruit d’une rupture nette et définitive que le résultat d’un processus lent et inégalement réparti. Si l’on se penche sur la distribution, les iniquités sont manifestes : dès le mois de mai 1930, 43% des 189 cinémas parisiens sont équipés pour le parlant lorsque seuls 6% des 3 922 salles de province peuvent offrir un tel spectacle à leurs publics6. Les contemporains, à commencer par les médiateurs culturels que sont les magazines susmentionnés, constatent ces disparités et en font le cœur d’une théorie des publics particulièrement vivace au sein des pages de Pour vous, l’un des hebdomadaires les plus en vue de la période. En s’appuyant sur un large éventail de correspondants « aux quatre coins de la France »7 ainsi que sur des textes aux tonalités franchement ethnographiques destinés à caractériser le déroulé des séances cinématographiques dans les salles populaires des quartiers urbains et des villes de la banlieue parisienne8, le magazine construit un regard pluriel sur les publics du septième art polarisés entre les palaces luxueux des boulevards des centres urbains et le « pittoresque » exotique des spectateurs ouvriers remuants, bruyants, moins sensibles à l’art cinématographique mais irrésistiblement sympathiques et attachants. Ce qui caractérise cette deuxième catégorie de public, dans les pages de Pour vous, ce sont à la fois les modalités techniques et spatiales des salles où ils se rendent – plus périphériques, à l’arrière-garde des avancées techniques et aux programmations moins riches et exigeantes – mais aussi, on l’aura compris, une attitude devant l’écran : moins attentifs, parfois franchement dérangeants, les spectateurs populaires et à plus forte raison ouvriers sont aussi paradoxalement plus politisés et exigeants quant à ce qui leur est montré. Ainsi, et pour ne prendre que deux exemples, citons les mots de ce directeur du Capitole, cinéma de Bagnolet interrogé par le magazine : « Pour les actualités, c’est ici comme dans le reste de la banlieue ouvrière. Les opinions extrémistes très répandues rendent le choix des images fort délicat, si l’on veut que la salle soit de bonne tenue9 » ; même tonalité dans le discours de ce gérant d’une salle de Villejuif : les spectateurs, « en majorité ouvrier[s] », y sont « fort avancés d’opinion » et « le film patriotique n’a aucune chance10 ». À ce titre, les craintes exprimées par les exploitants rappellent les « briseurs d’image » caractérisés par Tangui Perron, ces militants révolutionnaires du mouvement ouvrier qui perturbent les projections d’images jugées contraires aux aspirations de la classe11. Les initiatives peuvent être collectives – syndicales ou partisanes – comme individuelles, et les modalités d’action prennent des formes variées allant du chahut au sabotage d’installations cinématographiques. Aussi, et malgré un portrait paternaliste et méprisant, les reportages de Pour vous dessinent les contours d’une autre consommation du cinéma et trahissent un intérêt tout à fait actif des catégories populaires pour un divertissement déjà distingué selon ses attraits les plus politiques et émancipateurs.

Premières lignes d’Aline Bourgoin, « Promenade en banlieue. Dans les cinémas de Boulogne », Pour vous, no107, 4 décembre 1930.

Les cinéphilies ordinaires sont aussi, plus tardivement, exprimées par l’intermédiaire d’un courrier des lecteurs particulièrement riche ouvert à partir de septembre 1934. Au sein de Pour vous, la médiation plus directe que doit fournir cette rubrique remplace alors les grandes enquêtes que nous avons évoquées. Paradoxalement, la parole populaire s’en retrouve réduite. Inutile de nous attarder sur les différentes sélections qui relèvent autant de l’autocensure des lecteurs que du choix des lettres publiées par le magazine pour constater qu’une telle rubrique est rarement l’outil de médiation adapté à l’émergence d’une parole singulière et diversifiée tel qu’il en a l’ambition. Malgré tout, ce courrier est d’un grand intérêt pour quiconque souhaite approcher une histoire plus individuelle des lecteurs d’un magazine tel que Pour vous. Progressivement, en effet, émergent des profils particuliers qui polarisent peu à peu la rubrique. Celle-ci devient alors le théâtre au sein duquel se mettent en scènes ces individualités qui, de cinéphiles ordinaires, deviennent de véritables célébrités. Mentionnons le plus fameux de tous, qui nous est avant tout connu par un pseudonyme. Le « cochon du payant », tel qu’il se nomme, envoie de très nombreuses lettres à Pour vous et beaucoup d’entre elles sont publiées dans ses pages. S’il se caractérise par un ton outrancier et de nombreuses grossièretés, mais aussi par une propension certaine à se mettre en scène dans son intimité, reléguant souvent les commentaires esthétiques au profit d’anecdotes diverses sur sa vie parfois très éloignées des questions cinématographiques, ce curieux personnage acquiert une notoriété auprès des autres lecteurs qui se divisent rapidement entre ses partisans et ceux qui condamnent ses excès et son mauvais goût consternant. Très vite, le « cochon du payant » est invité à rencontrer la rédaction, mais la consécration n’intervient que le 22 avril 1938 lorsque des lecteurs écrivent au magazine pour demander la publication d’un portrait de ce curieux personnage – précisons que Pour vous est de ces hebdomadaires qui s’appuient sur une esthétique du vedettariat inspirée de la presse états-unienne et que la photographie y joue un rôle central. Notre « cochon du payant » s’exécute évidemment, et, la semaine suivante, sa photographie est mise en évidence dans le courrier des lecteurs ; le spectateur ordinaire est devenu vedette. Au-delà de sa singularité, l’évènement suit en fait la dynamique que nous avions précédemment soulignée. Le « cochon du payant » est une occasion, pour les journalistes de Pour vous, de personnifier un « type » populaire que le magazine avait déjà caractérisé dans ses enquêtes en en neutralisant les dimensions subversives. Quand éclate une grève du personnel des salles parisiennes qui entraîne une fermeture temporaire de certains cinémas, le magazine, d’orientation conservatrice, s’appuie sur son fidèle lecteur : « On me répondra, je le sais bien, que ce sont seulement les directeurs qui étaient visés. La belle avance ! Ce sont tout de même les spectateurs qui ont été le plus punis. Et véritablement tous les braves cochons de payants ne méritaient pas cela12 ! ». Notre spectateur-vedette est devenu malgré lui cette figure du bon public importuné par une agitation sociale malvenue ; cet individu un peu vulgaire, franchement populaire, inévitablement pénalisé par les actions collectives – on ne connaît que trop la manœuvre. Malgré tout, il ne faut pas s’arrêter au cynisme politique d’une rédaction éloignée des aspirations de la classe ouvrière et examiner la trajectoire épistolaire du « cochon du payant » pour ce qu’elle est : l’irruption improbable et précieuse d’un espace au sein duquel un spectateur ordinaire et populaire peut témoigner de son rapport au cinéma autant que de ses conditions d’existence, comme lorsqu’il confie au magazine les problèmes d’argent qui le font s’installer à Montrouge et diminuer sa consommation de films.

Photographie du « cochon de payant » publiée dans le courrier des lecteurs de Pour vous, no493, 27 avril 1938, p. 12.

Ces dernières remarques nous permettent d’introduire le deuxième volet que ces lignes souhaitent aborder. Au début du mois de juin 1936, différentes usines de tirage et des studios de cinéma rejoignent le mouvement d’occupations qui se déploie déjà dans de nombreuses industries13. Intrinsèquement ouvrière, la grève révèle à la presse spécialisée, parfois décontenancée, l’évolution des rapports de forces au sein d’un secteur jusque-là relativement calme. Entre le début de la décennie et la victoire électorale du Front populaire, la structuration des corporations des studios varie sensiblement. Au tournant des années 1920 et 1930, il n’y a pour ainsi dire pas de syndicalisme organisé pour encadrer les emplois les plus pénibles. Entre 1930 et 1932, l’industrie se structure en imitant le modèle hollywoodien. Les équipes de tournage sont hiérarchisées et les travailleurs fidélisés par studio. Selon des dynamiques paternalistes qu’on retrouve dans d’autres secteurs et qui s’incarnent entre autres par l’encadrement des loisirs et l’organisation de fêtes corporatives, le patronat cherche à développer un sentiment d’appartenance au studio en favorisant les sociabilités professionnelles destinées à dépasser les appartenances spécifiques à des corps de métiers aux conditions très différentes – autrement dit à étouffer les contradictions de classes. La relance de l’industrie que l’adaptation au parlant suppose permet également une relative stabilité de l’emploi. Pour autant, et malgré cet éphémère âge d’or qui caractérise le début du sonore, le travail au studio demeure intermittent, ce qui précarise les ouvriers généralement embauchés à la semaine voire à la journée. Le chômage technique, lorsqu’un studio est fermé temporairement et qu’aucun film n’est produit, n’est pas indemnisé et, de manière générale, les conditions de travail comme les salaires ne sont que peu règlementés. La crise touche l’industrie de cinéma à partir de 1932 et complexifie encore la situation de ces travailleurs. Sa conséquence la plus immédiate est l’effondrement du « studio system à la française »14 : si l’activité n’est pas nécessairement réduite, l’industrie se restructure. Leurs propriétaires et exploitants ne produisent plus eux-mêmes les films et se contentent progressivement de louer leurs équipements. Dans ce contexte, l’arrivée de travailleurs, techniciens et artistes allemands et d’Europe de l’Est qui fuient notamment l’antisémitisme se heurte aux réactions xénophobes d’une large partie de l’industrie qui répond par la création de la Fédération Nationale des Syndicats d’Artisans Français du Film (FNSAFF), regroupement de différentes organisations corporatives au printemps 1934. Les magazines comme Pour vous relaient les revendications chauvines de la structure qui réclame un système de quota pour préserver l’emploi français – de fait, la préférence nationale. La Fédération est aussi le lieu d’une exacerbation du sentiment d’appartenance au monde du cinéma et d’une volonté de collaboration entre les différentes corporations qui travaillent dans les studios. Bien sûr, cette association des travailleurs entend étouffer les risques, pourtant faibles, de contestation ouvrière. Ainsi, lorsque le journaliste J.-G. Auriol fait la promotion de la FNSAFF dans les pages de Pour vous, il s’empresse de préciser qu’il y a là « une ébauche de ce que pourrait, de ce que pourra être cette corporation que nous souhaitons, ce groupement professionnel complet allant des patrons, des techniciens aux employés et ouvriers : groupement professionnel, fédération de syndicats dans le sein de laquelle une chambre patronale ne pourrait pas plus prendre de décisions servant seulement des intérêts particuliers que des syndicats ouvriers ne pourraient entraver le travail dont chacun, du plus grand au plus petit, doit tirer sa vie, sa dignité et sa satisfaction15 ». Or, justement, la crise exacerbe les contradictions au sein des studios, et les premiers syndicats de techniciens et d’ouvriers naissent progressivement, jusqu’à la formation du Syndicat Général des Travailleurs de l’Industrie du film (SGTIF) en juillet 1934. Pensée comme une « alternative progressiste et non xénophobe » à la FNSAFF16, la structure revendique une base franchement prolétarienne en s’associant à la Confédération Générale du Travail. En juin 1936, elle mène les grandes grèves d’occupation des studios et des usines de fabrication de pellicule qui témoignent d’un nouveau rapport de forces dans l’industrie cinématographique. Son secrétaire général, Robert Jarville, propose même, en 1937, la nationalisation des moyens de production cinématographique. Le tournant est entier. Si le rapport Jarville est largement ignoré par les parlementaires, les grèves de 1936 auront fourni aux ouvriers des studios leur première convention collective, signée dès le 23 juin, ainsi qu’une amélioration sensible de leurs conditions de travail par l’intermédiaire d’une régulation plus prononcée des activités. Conjointement, elles renouvelleront temporairement la place de l’ouvrier dans le studio. Car si le magazine qu’est Pour vous condamne sans équivoque le désordre provoqué par les grèves d’occupation, il ne peut taire ses conséquences. Ainsi, par exemple, de la réduction du temps de travail que l’acteur Pierre Fresnay qualifie dans les pages du magazine de « seule bonne loi sociale de ces derniers temps » en reconnaissant que les travailleurs du cinéma, toute catégorie confondue, « dev[aient] cela aux ouvriers17 ». Ainsi aussi de ce metteur en scène, Félix Gandera qui, accueillant la journaliste Marguerite Bussot pour une visite d’un studio et constatant l’heure avancée, annonce devoir cesser ses activités pour respecter le temps de pause consacré au déjeuner. C’est que, confie le cinéaste, « depuis la grève, on est devenus très stricts, on cesse le travail aux heures convenues18… ». Les exemples, dans le magazine, se multiplient. Dans les mois qui suivent juin 1936, les ouvriers sont parvenus à imposer un rapport de forces difficile à ignorer, même pour un titre de presse conservateur qui représente les intérêts du patronat.

Photographies d’ouvriers et techniciens au travail dans les studios ; « Dans les coulisses des studios. Les travailleurs obscurs du cinéma », Pour vous, no173, 10 mars 1932, p. 8-9.

Non contentes de s’exprimer au sein des studios, les luttes sociales de la décennie se donnent aussi à voir à travers le cinéma. Afin de récompenser le lecteur patient et de recentrer notre propos sur un corpus de films, voilà donc la dernière dimension que nous souhaitions évoquer dans ce texte. Bien sûr, il y a Duvivier, Carné, Prévert ; le réalisme poétique accompagne les espoirs et déceptions d’un Front populaire rapidement trahi. Il y a encore Toni, rédemption d’un Jean Renoir versatile qui tourne la page de ses activités au sein de la FNSAFF ; À nous la liberté, avec lequel René Clair exacerbe, dès 1931, l’aliénation de l’homme par la machine et invente le gag de la chaîne à l’usine, repris par le Charlie Chaplin des Temps modernes. Surtout, les années 1930 sont celles du perfectionnement de la production cinématographique des organisations politiques et syndicales du mouvement ouvrier français. Celle-ci est multiforme. Le Parti communiste produit de nombreux films municipaux, généralement confiés au cinéaste montfermeillois Albert Mourlan. L’accent y est mis sur l’une des grandes réalisations du communisme municipal, les colonies de vacances, qui synthétisent l’esprit de ces « petites patries du communisme local19 ». Colombes, Gennevilliers, Malakoff, Clichy, Bagnolet, Villejuif… les mairies qui font de Paris une capitale « encerclé[e] par le prolétariat révolutionnaire »20 dès 1924 et plus encore en 1935 mettent en scène et documentent par le cinéma l’organisation et le déroulé de leurs colonies au sein desquelles les enfants d’ouvriers apprennent l’entraide, entonnent des chants révolutionnaires, s’adonnent au sport et sont pris en charge par des équipes médicales. Les dynamiques sur lesquelles ces films insistent s’inscrivent ainsi dans une tradition d’encadrement hygiéniste et idéologique de la jeunesse, que la chercheuse Laura Lee Downs caractérise par la formule « Repairing the body, restauring the soul21 ». En creux se joue une lutte souterraine qui oppose le parti à l’Église. Dans Colonies de vacances de Bagnolet (Albert Mourlan, 1932), la municipalité dénonce ses prédécesseurs, « partisantes du moindre effort » et adeptes du placement individuel confié à des acteurs privés. Les enfants y étaient alors envoyés « sous la contrainte de familles bien pensantes » qui les obligeaient à suivre la messe. En privilégiant les colonies collectives au sein de luxueuses propriétés achetées par le parti, le modèle communiste s’oppose alors à ce système dénoncé comme archaïque.

Albert Mourlan, La colonie de Fulvy, municipalité communiste de Malakoff, 1934.

Ces productions locales s’accompagnent de documents plus ponctuels et nationaux, réalisés à l’occasion d’élections et de campagnes politiques. Le plus fameux d’entre eux, La Vie est à Nous, bénéficie du concours de Jean Renoir à la réalisation. Tourné à l’occasion des élections de 1936, il sanctionne l’inflexion stratégique du parti à l’heure du Front populaire. Le film décloisonne ainsi l’usine et la considère dans les relations qu’elle tisse avec d’autres terrains perçus comme favorables à l’implantation de l’antifascisme et de la lutte des classes. En son cœur, La Vie est à Nous présente trois scénettes successives construites à partir de lettres prétendument lues par Marcel Cachin et centralisées au siège de L’Humanité. Ces trois fictions présentent autant de situations qui caractérisent l’action des communistes telle que le parti souhaite la mettre en scène. La première montre la riposte d’ouvriers communistes contre le licenciement abusif d’un camarade. La seconde met en scène la solidarité de classe d’une cellule rurale du parti qui intimide la bourgeoisie locale pour saboter la vente aux enchères des biens saisis d’une famille de paysans endettée. La dernière raconte l’errance d’un jeune ingénieur au chômage dans les rues de Paris : la faim, le désespoir, la soupe populaire saturée, la tentation fasciste, le déclassement, la rapacité du petit patronat ; puis la fraternité d’une goguette communiste qui accueille et nourrit le jeune homme, et enfin l’espoir, la conscience révolutionnaire réveillée. Loin de l’ouvriérisme des années précédentes, ces trois scènes révèlent les ambitions électorales du parti. En conclusion, et pour brosser le portrait du contre discours national des communistes, le film s’achève sur une Internationale entonnée en montage parallèle qui présente la diversité des paysages français : un champ de blé, un panorama à la campagne, une usine, une forêt de conifères, un littoral, la mer. L’usine est devenue patrimoine national. Bien sûr, cette construction de la nation comprend ses zones d’ombres, ses oublis manifestes et stratégiques ; ses trahisons. La question coloniale est abandonnée, et l’antifascisme du Front populaire s’arrête aux frontières métropolitaines. En fait, et comme le résume l’historien Claude Liauzu, « de l’activisme du Rif à la quasi-liquidation du travail colonial […] la brutalité des changements d’orientation et la faiblesse des oppositions qu’ils suscitent posent le problème de la réalité de l’anticolonialisme dans le Parti communiste22 ».

Dernière séquence de Jean Renoir, La Vie est à Nous, Ciné-Liberté, 1936.

Le panorama serait incomplet sans ajouter à ces films des productions commandées par diverses fédérations de la Confédération Générale du Travail qui, forte de la réunification de 1936 et de l’augmentation sans précédent de ses effectifs, entend porter à l’écran l’histoire et les luttes syndicales du mouvement ouvrier. De cette dynamique naît notamment trois films, parfois réalisés par des cinéastes fameux et tournés en 1938 : Sur les routes d’acier de Boris Peskine, Les bâtisseurs de Jean Epstein et Les métallos de Jacques Lemare. Ces œuvres oscillent entre représentation documentaire du travail ouvrier et propagande militante. Elles ont le soucis de mettre en scène la grande diversité des professions et des savoir-faire des membres du syndicat. Ainsi, dans Sur les routes d’acier, Boris Peskine filme le transit d’un train de marchandise en gare qui nécessite les compétences de pas moins de cinq métiers différents : pointeurs, annonceur, aiguilleur, freineur et caleurs se succèdent à l’écran et bénéficient chacun de plans spécifiques qui, ensembles, réhabilitent la réalité complexe du travail nécessaire à l’exécution d’une opération anodine. Dans le film, le montage unifie l’ensemble des travailleurs du rail que la caméra segmente : tous sont indispensables à l’œuvre commune, tous méritent de voir leurs images reproduites au-delà des spéculations illusoires et équivoques du cinéma bourgeois, pour conserver notre terminologie benjaminienne23. Le caractère documentaire de Sur les routes d’acier rappelle indéniablement l’ouverture formidable de La Bête Humaine de Jean Renoir, sorti au cinéma la même année : le travail est retourné, sa rédemption achevée. Ces films participent aussi de la construction d’un ordre du temps particulier qui place au centre de l’histoire nationale les luttes syndicales. Ainsi des Bâtisseurs, dont l’introduction propose une relecture ouvrière de l’histoire de France et assimile les ouvriers du bâtiment aux anonymes qui ont fait le pays, ses cathédrales et ses châteaux. La lutte des classes est permanente : à l’image des propriétaires contemporains, Louis XIV, Napoléon et le baron Haussmann accaparaient le dur labeur d’une classe volontaire et appliquée. Ainsi, les films syndicaux documentent autant le travail ouvrier que sa mise en récit historique par la Confédération Générale du Travail au moment précis où la ruée syndicale lui assurait la légitimité pour le faire.

Boris Peskine, Sur les routes d’acier, Fédération Nationale des Travailleurs des Chemins de Fer/Fédération des Cadres des Chemins de Fer/Ciné-Liberté, 1938.

Que retenir ? Le lecteur aura sans doute compris que nous avons ouvert les portes d’histoires plurielles et de dynamiques entremêlées sur une chronologie conjointe. S’il serait imprudent de tirer de ces jalons une totalité uniforme, nous pouvons clarifier notre démarche. Il s’agit ici de considérer le cinéma comme un champ vaste qui dépasse les seuls objets audiovisuels qui occupent la part majeure des réflexions courantes. Faire l’histoire des relations entre mouvement ouvrier et cinéma, ce n’est pas seulement étudier les représentations de la classe au sein du « cinéma du sam’di soir24 ». Les publics et leur caractérisation par la presse, les cinéphilies ordinaires, les luttes de classes au sein de l’industrie, les modes alternatifs de production d’images constituent autant d’entrées possibles pour dessiner les contours d’une histoire large du cinéma qui enrichit notre rapport aux images. Les outils sont multiples. Le lecteur est par ailleurs invité à visionner les films mentionnés dans ce texte et à en découvrir toutes les richesses. Il dispose du travail de Ciné-archives, organisation qui collecte, numérise et valorise la production cinématographique du mouvement ouvrier sur l’ensemble du siècle dernier, et dont le site internet permet à tout un chacun de se plonger dans cette œuvre particulièrement vaste. Le cinéma devient, dans ce cadre, un art qui matérialise et révèle les contradictions qui traversent la société. Encore faut-il accepter de les regarder.


  1. Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique » [première version, 1935], Œuvres. III, Paris, Gallimard, 2000, p. 66-113. ↩︎
  2. André Bazin, « Ontologie de l’image photographique [1945] », dans Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Les Éditions du Cerf, 2011, p. 9-17. ↩︎
  3. Ce texte s’appuie sur une large bibliographie dont nous nous efforcerons d’en présenter des textes majeurs, mais aussi sur nos propres recherches effectuées dans le cadre d’un master d’histoire. Si le format de l’article ne permet pas une approche aussi rigoureuse et sourcée que celle que le travail universitaire suppose, nous introduirons au lecteur un ensemble documentaire qui lui permettra d’explorer plus en avant les thématiques abordées. ↩︎
  4. Delphine Chedaleux, « La presse de cinéma, au cœur des cinéphilies ordinaires », dans Claire Blandin (dir.), Manuel d’analyse de la presse magazine, Paris, Armand Colin, 2018, p. 191-201. ↩︎
  5. Fabrice Montebello, Le cinéma en France depuis les années 30, Paris, Armand Colin, 2005, p. 10-11. ↩︎
  6. Jean-Jacques Meusy, Écrans français de l’entre-deux-guerres. ii. Les années sonores et parlantes, Paris, Association Française de Recherche sur l’Histoire du Cinéma, 2017, p. 208. ↩︎
  7. Tel est le nom d’une rubrique hebdomadaire documentant l’actualité de la distribution dans les principales villes du territoire nationale. ↩︎
  8. Les numéros de Pour vous sont tous disponibles en ligne sur le site de la Cinémathèque de Toulouse. Nous en avons réalisé le dépouillage systématique entre 1930 et 1939 et invitons le lecteur à consulter certains articles savoureux consacrés à cette exploration des salles dites périphériques : « Cinéma : plaisir des enfants petits et grands », Pour vous, no 86, 10 juillet 1930, p. 7 ; Aline Bourgoin, « Promenade en banlieue. Dans les cinémas de Boulogne », Pour vous, no 107, 4 décembre 1930, p. 14 ; M. M. Mauchamp, « Au cinéma, loin des Boulevards », Pour vous, no 135, 18 juin 1931, p. 6. ↩︎
  9. G.-L. George, « Expédition cinématographique dans la banlieue Est de Paris », Pour vous, no 301, 23 août 1934, p. 14. ↩︎
  10. G.-L. George, « Le cinéma dans la banlieue Sud de Paris », Pour vous, no 292, 21 juin 1934, p. 14. ↩︎
  11. Tangui Perron, « La CGT, des fauteuils aux écrans (1928-1938) », dans Tangui Perron (dir), L’écran rouge. Syndicalisme et cinéma de Gabin à Belmondo, Ivry-sur-Seine, Les Éditions de l’Atelier, 2018, p. 13-23. ↩︎
  12. Serge Veber, « Le cinéma et la vie. Paname, grèves et cinéma », Pour vous, no 440, 22 avril 1937, p. 2. ↩︎
  13. Morgan Lefeuvre, « Les grèves d’occupation de juin 1936 dans les studios : un tournant dans l’histoire sociale des travailleurs du film », Théorème, no 27, 2017, p. 35-46. Pour ce paragraphe, nous mobilisons également son ouvrage, Les manufactures de nos rêves. Les studios de cinéma français des années 1930, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2021, issu de sa thèse ainsi qu’un article, « les travailleurs des studios : modalités d’embauches et conditions de travail (1930-1939) », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, no 65, 2011, p. 122-149. ↩︎
  14. Morgan Lefeuvre, « les travailleurs des studios : modalités d’embauches et conditions de travail (1930-1939) », op. cit. ↩︎
  15. Jean-George Auriol, « Le mouvement corporatif dans le cinéma français », Pour vous, no 288, 24 mai 1934, p. 2. ↩︎
  16. Morgan Lefeuvre, Les manufactures de nos rêves…, op. cit., p. 412. ↩︎
  17. Serge Veber, « Un jour au studio… avec Pierre Fresnay », Pour vous, no 456, 12 août 1937, p. 3. ↩︎
  18. Marguerite Bussot, « Gaby Morlay et Vanel ont une grave explication », Pour vous, no 398, 2 juillet 1936, p. 10. ↩︎
  19. Emmanuel Bellanger, « Les colonies municipales de banlieue. Entre héritage paternaliste, empreinte communiste et diffusion d’un modèle 1880-1960 », dans Samuel Boussion, Mathias Gardet (dir.), Les châteaux du social. XIXe-XXe siècles, Paris, Beauchesne, 2010, p. 91-102. ↩︎
  20. Paul Vaillant-Couturier, « Notre Victoire. Paris encerclé par le prolétariat révolutionnaire », L’Humanité, 21e année, no 7741, 13 mai 1924, Une. ↩︎
  21. Laura Lee Downs, Childhood in the Promised Land. Working-class movements and the colonies de vacances in France, 1880-1960, Durham/London, Duke University Press, 2002, p. 15. ↩︎
  22. Claude Liauzu, Aux origines des tiers-mondismes. Colonisés et anticolonialistes en France. 1919-1939, Paris, L’Harmattan, 1982, p. 45. ↩︎
  23. Cf. citation en accroche. ↩︎
  24. Michel Marie, « ‘Choc en retour’, le Front populaire et le cinéma du sam’di soir », Théorème, no 27, 2017, p. 133-148. Sur ces représentations, voir l’ouvrage essentiel de Michel Cadé, L’écran bleu. La représentation des ouvriers dans le cinéma français, Perpignan, Presses Universitaires de Perpignan, 2000. ↩︎
Baptiste Demairé
Baptiste Demairé
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