Ciné-Journal : Ciné-Cartographie

Individuation, résistance•s, travail : si l’introduction de ce ciné-journal adoptait humblement la forme d’un manifeste esthétique (https://clublumiere.fr/cine-journal-introduction/), fournissant quelques hypothèses propres à son auteur, nous nous efforcerons dans ce nouveau chapitre de « tirer les plans » (dixit Deleuze en conclusion de Qu’est-ce que la Philosophie ?) de ce que nous nous proposons d’appeler : ciné-cartographie.

La tentative d’élaboration d’une pensée structurelle à propos du cinéma et des formes de discours à son sujet n’est pas nouvelle. Seuls les individus évoluent, avec eux la culture cinéphilique et, nous le verrons, des écoles. Mais si certains débats sémantiques peuvent s’avérer stériles, il est néanmoins vivifiant de se pencher à nouveau sur quelques termes.

Partons donc du plan fondamental : la cinéphilie.
Étymologiquement, la cinéphilie ne se rapporte à rien d’autre que l’amour du cinéma. Considérons cependant la question dans une perspective plus systémique.
Dans son acception relationnelle, l’amour (mais réduisons notre étude à la passion), pour un quelconque domaine, se caractérise par une forme d’engagement (alors relatif à chacun•e). Il ne s’agit donc pas ici d’une dimension quantitative, mais d’une intensité (qualitative) orientée vers le cinéma, ses formes, son Histoire, en un mot : son monde.

Dans Itinéraire d’un Ciné-fils (1992), Serge Daney proposait de différencier l’art de la culture. Le premier se rapportant à un monde (et au monde) en tant qu’ensemble sensible, la suivante à la société en tant qu’organisation collective.
Afin de dessiner les contours de ce monde, et d’en déterminer le contenu, seul un principe est en mesure de nous accompagner : le lien.
Pris comme doctrine révélatrice à la fois de toutes les forces à l’oeuvre au sein des objets considérés (films, économies, histoires…), mais aussi des effets de ces forces sur nos corps et sur les objets entre eux : le lien est à l’origine de toute vision (a fortiori, vision•s d’un monde).

Et c’est ici que fait sens l’idée d’une (ciné)-cartographie comme organisation et agrégat de liens.
Schématiquement, on peut représenter la cinéphilie (et à plus forte raison ses prolongements topographiques), comme un vaste champ de vecteurs au sein duquel notre regard peut naviguer. L’agent clef assurant la poursuite de cette navigation pourrait alors être la curiosité. Car c’est précisément derrière elle que nous pouvons déceler deux tendances fondamentales : le désir et le sentiment d’urgence (autrement dit, la nécessité).
En effet, que l’on soit d’un côté ou de l’autre de l’écran, ce qui est montré résulte d’un double désir et d’une double nécessité. D’une part, désir et nécessité d’enregistrer et de montrer des images, qu’elles soient fictives (école Méliès), documentaires (école Lumière) ou abstraites (école expérimentale). D’autre part, désir et nécessité d’aller à leur rencontre, en jouant notre rôle de spectateur•ice.

« Si ton œil était plus aigu, tu verrais tout en mouvement » disait Nietzsche. À quoi l’on pourrait rattacher un appendice de Daney (toujours dans Itinéraire) : « Comment voir ce qui n’est pas montré ? ».
Car si le cinéma se rattache à ce couple montrer-voir, il faut alors que se croisent le regard d’un•e cinéaste qui montre, et celui d’un•e spectateur•ice qui voit.
La cinéphilie n’existe sans doute pas en dehors de cette relation.

Once Upon a Time… in Hollywood (2019 – Quentin Tarantino)
Peut-on imaginer film plus intensément cinéphile ?

Seulement, si l’on s’attarde sur la notion d’engagement et donc d’intensité, on comprend que la quantité d’images visionnées ne dit rien de la qualité du regard qui, sur elles, sera posé. Le nombre n’assurant rien d’autre qu’une démultiplication (salutaire !) des occasions de percer à jour les images, mais aussi, nous y revenons, de créer du lien entre elles.
Notre problème se porte donc sur l’élévation certes d’une vision, mais d’une vision dynamique (d’où l’importance de la notion de mouvement pointée par Nietzsche). Et c’est cette nuance qui suppose une forme d’éducation, de passage. Cette éducation qui, précisément, permet de situer le point de jonction du plan (primitif) de la cinéphilie avec les suivants.
Car afin d’aiguiser son regard (pour reprendre Nietzsche à nouveau), il sera incontournable de laisser un•e passeur•euse nous accompagner, nous sensibiliser, élargir nos perceptions, façonner une armature intellectuelle, bref nous éduquer pour que se révèle, dans la durée, notre cartographie (précision permettant de recouper, par ailleurs, avec notre idée d’individuation, largement étayée en introduction).

C’est ainsi qu’intervient un nouvel outil élémentaire : le verbe, seul canal possible d’une transmission à la fois d’une pensée et d’un sensible.
Le verbe, qui sera la matière première des 3 plans suivants :
CritiqueExégèseAnalyse.

Nous traiterons également en filigrane de l’Histoire du cinéma comme domaine d’étude, mais concentrons nous sur ces 3 pratiques qui sont (peut-être les seules) à même de fournir une orientation, des outils pour apprendre à voir. Car voir n’est pas donné, ou plus exactement, regarder (activement) un film n’est pas, stricto sensu, la même chose que, disons, l’avoir visionné (passivement).

Mais notre ergotage impose quelques notes avant de prolonger l’exploration.
En effet, le discours cinéphile (focalisons-nous sur le cas Français), peut aboutir à de grandes confusions, dès qu’un principe de nuance est invoqué pour élever un échange d’opinions vers un échange de visions ou, plus rarement encore, d’idées. Un simple principe d’humilité nous permet d’admettre en effet qu’il est très peu fréquent de formuler une idée, un temps soit peu novatrice ou singulière, à propos du cinéma tant celui-ci est analysé, décortiqué et redéfini depuis de longues décennies.
Nuançons donc d’abord quant à cette distinction entre visionnages actifs et passifs. Car il peut être pénible d’admettre une telle réalité (et nous en convenons), mais si le verbe ne vient parfois pas immédiatement suite au visionnage d’un film, c’est que, dans une écrasante majorité de cas, nous ne l’avons simplement pas regardé avec un degré d’attention ou de lucidité aussi élevées qu’au cours d’autres séances. Et s’il n’est (fort heureusement) jamais illégitime de partager une impression, l’attention la plus fine sera néanmoins requise dès l’instant que l’on souhaite se faire comprendre, proposer une lecture d’un film, intégrer et retranscrire sa matière, en somme : déposer sur lui des mots.
Mais un nouvel empêchement s’impose. Car l’attention, même la plus accrue, ne sera jamais suffisante pour passer du regard au verbe. En effet, nous nous confrontons de nouveau à notre doctrine initiale, soit la nécessité de dessiner des liens. La capacité d’articuler une idée et de déployer la vision dynamique que nous ambitionnons passe en effet, inévitablement, par la faculté de mettre en lien les images (du film lui-même mais aussi des films entre eux).
C’est pourquoi nos 3 plans vont se constituer autour de typologies distinctes de liens.
La critique, l’exégèse et l’analyse étant 3 attitudes témoignant d’affinités et de vocations particulières, il est nécessaire d’en venir à notre nuance finale et de préciser 3 points :
1- Les plans ne se confondent pas.
2- Ils ne sont pas hiérarchisables.
3- Ils ne s’excluent pas entre eux.

Fidèles à notre Deleuzisme, notre cartographie s’apparente donc à un rhizome. Soit une structure sans centre ni contours où dialoguent diverses zones observables, s’alimentant les unes les autres. Car si la critique, l’exégèse et l’analyse cinématographique ne se confondent pas, l’éducation de notre regard ne se fera néanmoins qu’en jonglant de l’une à l’autre, sans considérer qu’une d’elles serait, par essence, supérieure aux deux autres.

Ghost in the Shell (1995 – Mamoru Oshii)
Première scène : le major Kusanagi se fond dans le réseau à l’aide d’une combinaison thermo-optique.
Dans la dernière scène, son ghost ne fait plus qu’un avec la toile (rhizomique) du net.

Mais attardons nous sans plus attendre sur un deuxième plan : la critique.
Si l’on invoque de nouveau l’image d’un champ de vecteurs, au sein duquel se déplace de points en points notre regard, alors le critique de cinéma pourrait être le premier architecte d’une mise en mouvement.
Son geste se caractérise par 2 aspirations principales :
1- Retranscrire, par le verbe donc, la consistance et le contenu d’un film.
2- S’engager, en conséquence, dans une prescription concernant ledit film (à savoir d’inciter ou non au visionnage).

Mais un travail critique conséquent ne saurait se limiter à l’accumulation de retours d’expériences, ou bien au suivi d’une opération de recensement.
Le mouvement au sein de la cartographie ne devient possible qu’à partir de la progressive constitution d’un système, lui-même constituant.
Que le critique en soit à l’origine ou bien s’y inscrive et l’alimente, qu’il en soit ou non conscient lors de son travail rédactionnel, le système transparaît dans ses mots. Précisons néanmoins que le geste pointé n’est pas réductible à la forme écrite, et que l’oralité tient, sensiblement, le même rôle.

C’était tout du moins le cas chez Jean Douchet (critique, enseignant, historien, passeur, un des derniers représentants phares de l’époque jaune des Cahiers du Cinéma).
Douchet qui, dans son manifeste L’Art d’Aimer, définissait la critique comme le fruit d’une passion qui ne se laisse pas dévorer par elle-même, mais aspire au contrôle d’une vigilante lucidité. Cette lucidité qui était alors assurée, dans un premier temps de son système, par un regard strictement orienté vers l’objet-film. La constitution matérielle de ce dernier étant le seul horizon, selon lui, digne d’être critiqué : images, sons, cadres, lumières, montage.
Seulement, si l’on s’attarde sur la méthode Douchet, c’est que celle-ci ne se limitait jamais à une stérile dissection de contenu. L’adoption du mouvement (nous y revenons) du film considéré,  ainsi que son inscription dans une perspective historique (la fameuse politique des auteurs), constituaient l’autre dimension inséparable de son dispositif.
La typologie de lien propre à cette école passe ainsi par l’hybridation du discours critique (aussi bien dans son contenu que son style) avec la forme du film. Il s’agit donc, à la lettre, d’un travail de retranscription du mouvement interne de l’œuvre, de son corps, puis de son appartenance dans une Histoire, celle du cinéma, elle-même éclairée, balisée, par les auteurs.

Notifions cependant que si l’on constate ici la force et la cohérence d’une telle vision, c’est que Douchet a toujours su faire preuve d’une honnêteté fondamentale : celle d’une subjectivité absolue et assumée.
Un passeur, un éducateur comme Douchet, ne pouvait effectivement délivrer la clarté de son discours qu’en embrassant pleinement cette subjectivité qui, au delà même des spécificités de sa traduction pratique dans le verbe, témoignait à la fois de la constitution d’une école donc, mais aussi d’une individuation accomplie et manifeste.

Notre cartographie est ainsi prise, du plan de la cinéphilie à celui de la critique (comme des prochains), dans la perspective d’une constante subjectivité.
C’est d’elle, et d’elle seulement, que l’on peut expliciter l’apparition d’écoles de pensées aussi diverses, quel que soit le plan considéré.

Mais passons justement aux spécificités des 2 plans suivants : l’exégèse et l’analyse.
Car, si la critique trouve l’origine de son fait dans le film, et ce de façon unifiée, l’exégèse et l’analyse quant à elles, partent le plus souvent d’une logique comparative.
L’exégèse, pour poursuivre de son côté, se rapporte à un travail d’interprétation de signes entrant en résonance. On s’attarde donc ici sur un processus d’intertextualité, d’un film à un autre, mais aussi d’un film vers diverses œuvres, celles-ci appartenant parfois à d’autres arts. Et l’on peut même imaginer, toujours dans ce plan, les ponts entre un film et tout un ensemble de prospectives extra-artistiques (politiques, historiques, éthiques, philosophiques, spirituelles…).
En un mot, il est question d’une quête de sens.
Mais si l’exégèse peut mener à une forme absurde d’herméneutique dégénérée (qu’on appellera fanatisme ou fascination morbide), elle est d’abord une pratique tout à fait rigoureuse d’émancipation (et donc, à nouveau, d’individuation), qui alimente avec grande intensité notre historicité personnelle (cf Introduction à nouveau), au travers d’un film, d’une oeuvre ou même du cinéma dans son ensemble.

Philip K.Dick, (immense) romancier de science-fiction (Le Temps Désarticulé, Ubik, SIVA, Total Recall, Minority Report, et bien sûr Les Androids Rêvent-ils de Moutons Électriques, adapté par Ridley Scott sous le titre Blade Runner), est à l’origine d’un ouvrage monumental : L’Exégèse.
Dans celui-ci, Dick s’attèle à un travail d’introspection et d’une mise en abyme de sa propre vie, à partir d’une expérience mystique autour de laquelle se dressent 2 questions fondamentales : Qu’est-ce que le réel ? et Qu’est-ce qu’un être humain ?
Si l’on considère par suite que le cinéma, de part sa triple casquette : méthode d’enregistrement du réel, fournisseur d’imaginaire et plateforme transitionnelle de sensations, est en mesure de forger notre regard sur 3 dimensions : intériorité – extériorité – métaphysique, alors la pratique de l’exégèse comme interprétation des signes laissés (volontairement ou non), par les cinéastes, est un engagement qui trahit certes la doctrine critique de Douchet, mais perce un film à la lumière d’une bifurcation non plus sensorielle ni mentale, mais intuitive, amoureuse, voire animique.

Blade Runner (1982 – Ridley Scott)
Machine à exégèse•s, en quête des âmes…

La liberté proposée par cet exercice est alors prometteuse (Dick met en exergue des questions aussi fondamentales qu’intemporelles) mais peut s’avérer dangereuse (toute proportion gardée), tant l’exercice d’interprétation ouvre potentiellement aussi la porte à toutes formes d’absurdités.
D’une poétique inspirante pour toute une vie, à l’éparpillement des fanatismes et de leurs enfermements, c’est tout un spectre de lectures qui s’offre à nous. Alors pour que soit rassérénante la traversée de notre regard au sein des champs de l’exégèse, il est nécessaire d’à nouveau rendre visite aux plans voisins : critique et, donc, analyse.

L’analyse, nous l’aurons deviné, constitue ainsi notre dernier plan du jour. Et si l’exégèse trahissait une dimension de la méthode Douchet (celle de partir non d’une retranscription mais d’une interprétation), l’analyse, elle, offre une trahison d’une toute autre nature : celle d’en rester à l’autopsie, là où la critique s’élevait en art – d’aimer – (ce qu’une analyse n’est pas), adoptant, nous l’avons vu, le mouvement de la forme d’un film.

L’analyse, nous y venons donc, était anciennement nommée filmologie, et se rapporte à la dimension la plus théorique concernant le cinéma. Mais au-delà de couvrir un champ d’études et de recherches, le plus souvent universitaires, l’analyse (désignons la comme filmique), s’avère être une formidable source d’éducation du regard, au travers du fameux et radical exercice de l’analyse de séquence, centre névralgique de ce plan-ci.
Car c’est bien d’elle que sont apparues toutes les grandes tendances intellectuelles au sujet du cinéma (ontologie, sémiologie, éthique, iconisme…). Et de ce plan nous pouvons ainsi tirer par suite les querelles intestines les plus discutées : le cinéma est-il un langage ? L’auteurisme et le genre sont-ils si distincts ? Un film est-il systématiquement une œuvre d’art ?
Toutes ces pistes que nous explorerons, à notre tour, dans de prochains chapitres.

Mais alors que retenir pour l’heure de tous ces plans tirés ?
Par exemple que le cinéma, pris sous sa forme cartographique, apparaît peut-être plus nettement comme un ensemble protéiforme, mouvant, brassant toutes les obsessions, témoignant à la fois d’un siècle (le XXème), mais s’inscrivant aujourd’hui dans des hybridations continuellement renouvelées, que les regards des cinéastes, spectateur•ices, critiques, exégètes, analystes ou historien•nes adoptent, réfutent, discutent, alimentent.
Toutes ces pratiques, tous ces plans, qui se répondent sans cesse et participent chacun à de grands cycles, invoquant les anciens tout en en révélant de nouveaux.
Car si à l’échelle de l’Histoire humaine, le cinéma est un art éminemment jeune, congénitalement mort comme le disait Thoret, ou bien essentiellement mélancolique comme le pensait Daney, c’est qu’il reste toujours à explorer.

Alors si ces propositions cartographies tiennent rôle de boussole, notre ciné-journal pourra s’y référer, et nos regards, peut-être, s’y perdre joyeusement.
Mais il est déjà temps de se laisser, alors citons une dernière fois Daney, éternel argonaute, qui pensait que la géographie et le cinéma avaient cela de commun : promettre un monde.
Nous pourrions ajouter qu’il s’agit alors sans doute du nôtre.

Serge Daney, toujours.
Paul Barrier
Paul Barrier
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