Avant-propos : Ce texte est un journal rédigé au jour le jour durant la dernière édition du FICA. Les textes en italique constituent des corrections, précisions, désaccords apportés a posteriori par Sao-Mai Petitjean.
Lundi 10 février
Nous traversons le brouillard hivernal de l’est de la France. Direction : Vesoul. Les vacances scolaires nous permettent d’assister au Festival International des Cinémas d’Asie. Du moins, aux premiers jours – notre emploi du temps est serré. Nous ne sommes pas des grands habitués de ces manifestations ; à vrai dire, nous réitérons l’expérience pour la seconde fois seulement, après l’édition rochelaise de l’été dernier. L’occasion de voir des films, sur un temps resserré, et d’écrire, peut-être. Être confronté à tant d’images, tant de modes, tant de dispositifs peut parfois faire accoucher d’inspirations inattendues. Pour le moment, nous en sommes à l’enivrante composition d’un calendrier de séances. Sera-t-il respecté ? Peu importe, c’est sa promesse qui compte : plus d’une vingtaine de films en trois jours, de quoi satisfaire notre satiété trop souvent frustrée par les obligations du quotidien. Mais déjà, un grincement. Festival International des Cinémas d’Asie. L’Asie la vraie, de la Méditerranée au Japon, de l’Oural au Pacifique et de Suez à l’Océan Indien. Certes. À ce titre, le programme apparaît, sinon équilibré, du moins soucieux de cette immensité géographique, et c’est à signaler. À bien y regarder, cependant, deux Asies. Celle que le continent du cinéma connaît, admet, admire : Japon, Chine(s), Corée, et quelques autres dans le coin. Des territoires qui ont fait leurs preuves, d’un point de vue artistique comme économique, et dont on peut projeter une diversité de longs métrages, du thriller politique engagé à la fresque historique romancée, en passant par la plus intimiste et inoffensive comédie familiale. En face, une autre Asie, moins aimable. Celle du « Proche Orient », du « Moyen Orient ». Celle qu’on invite à dessein, et la récurrence d’un sujet. Yémen, Afghanistan, Iran, Arabie Saoudite : la condition des femmes sous l’emprise islamiste. Sujet essentiel et cinématographiquement fécond – là n’est pas la question. Mais sujet exclusif et représentatif des cinémas nationaux ? Admettons nos limites et n’exagérons rien : nous ne connaissons pas ou presque ces industries cinématographiques, exception faite du septième art iranien qui profite d’une postérité particulière. Nous avons cependant une intuition – en réalité une certitude – : pour appréhender ces cinémas dans leurs complexités, leurs diversités, leurs ambiguïtés, il faudra contourner les sélections politico-économiques des institutions occidentales, décidément toujours alertes pour conjurer les démons des Suds.
Nous profitons du confort des TER du Grand Est pour poursuivre notre exploration. Comme nous nous enfonçons dans cette région que nous connaissons bien – l’auteur de ces lignes en est originaire –, nous décortiquons les combinaisons optimales à même de satisfaire notre boulimie et avançons dans la programmation ; le grincement n’a pas disparu. Une petite place pour le cinéma palestinien – un Suleiman, incontournable, et un documentaire prometteur sur la Nakba et l’exil. Équilibre oblige : des films israéliens. Asymétrie : le cinéma palestinien est un cinéma qui subit, qui souffre, qui résiste – mais toujours en relation avec le colon sioniste – ; le cinéma israélien est un cinéma « normal », civilisé : comédies de mœurs, drames familiaux – c’est du moins l’impression sinistre que nous renvoie cette sélection. Quoi qu’il en soit : pas de boycott des films israéliens – c’est un choix, mais nous ne l’approuvons pas, et nous n’irons pas voir ces œuvres. Hâtons-nous de fermer la parenthèse. Pourquoi cette longue litanie ? Rien n’entame notre enthousiasme, et nous répudions tout cynisme ; soyons cependant prévenus et gageons qu’un festival international est aussi – surtout ? – un festival régional, au sens géopolitique du terme. Concentrons-nous davantage sur les raisons d’être impatients – elles sont nombreuses. Un cycle Jia Zhangke, d’ailleurs au jury de la compétition – que nous ne couvrirons que très partiellement. Dans la foulée du film somme que fut Les feux sauvages, voilà de quoi enthousiasmer. Xiao Wu (1997), Plaisirs Inconnus (2002), Still Life (2006) et I Wish I Knew (2010) viendront parfaire notre exploration d’une filmographie documentaro-fictionnelle parmi les plus abouties du xxie siècle. Des séances intrigantes, comme ces « documentaires birmans », compilations de courts et de moyens métrages. Des curiosités : ce 14 pommes (Midi Z, 2018), qui semble retranscrire la vie d’un entrepreneur soumis à la vie monastique ; une fiction kazakh sur le démantèlement et la privatisation des kolkhozes aux commencements de l’ère post-soviétique (Abel, Elzat Eskendir, 2024) ; deux films palestiniens, nous l’avons dit : Le temps qu’il reste (Elia Suleiman, 2009) et Bye Bye Tibériade (Lina Soualem, 2023). Et plein d’autres. Notre tropisme documentaire a joué dans le choix des séances, mais nous avons aussi relâché le contrôle et accepté d’être surpris. Ne boudons pas notre plaisir et profitons de ce que l’évènement a à nous accorder. Nous franchissons la frontière entre les régions Grand Est et Bourgogne-Franche-Comté ; la gare de Vesoul est annoncée : concluons ainsi pour cette journée d’attente, de découverte, d’agacement et de hâte.

Mardi 11 février
Journée d’attente, avant la cérémonie d’ouverture. 18h. On peste contre la billetterie en ligne dont le bon fonctionnement fait défaut – faut-il préciser une fois de plus que nous ne sommes pas des habitués des festivals ? – mais on parvient à obtenir les billets qu’il nous faut. La journée du mercredi sera sauvée. Nous achetons rapidement de quoi manger pendant la semaine : sandwichs le midi, pâtes le soir. 20h. Cérémonie d’ouverture. Des discours, des jurys qui se succèdent, des problèmes de timing et de traduction. Tout cela est bien pittoresque, mais nous nous rappelons que nous manquons le choc entre Manchester et Madrid en Ligue des Champions – non pas que l’auteur entretienne une particulière sympathie pour l’un de ces clubs. Un œil sur l’écran du téléphone – City vient d’ouvrir le score – et nous suivons sans grande conviction les différentes prises de parole. Allons bon, les organisateurs du festival remercient l’État français et comprennent que la culture soit sacrifiée sur l’autel des sacro-saintes économies. Il aurait simplement fallu – voyez-vous – prévenir plus en avant pour cette histoire de gel du pass culture. C’est vrai que foutre en l’air le peu d’accès à la culture des jeunes des classes populaires de ce pays s’annonce, il faut pouvoir l’anticiper. Dans le cas présent, et après action de la ministre – celle de l’éducation, pas de la culture –, le FICA fut épargné. Quelle chance, même si nous n’oublions pas – nous assure-t-on – de penser aux nombreux projets éducatifs et culturels avortés. Merci à l’État, donc – je m’enferme un peu plus dans ce barrage aller de la coupe aux grandes oreilles. Je relève en fait très vite les yeux : Jia Zhangke et Zhao Tao montent sur scène. Inutile de m’étendre sur mon admiration. Je suis conquis par ces lunettes de soleil et par les quelques banalités poliment déclamées par les deux intéressés. Car voyez-vous, derrière cette banalité, il y a l’une des filmographies les plus importantes de ce début de siècle, et je me sens privilégié de comprendre ce secret.
J’éteins mon téléphone ; la séance du soir commence. Le roi des masques (Wu Tianming, 1995). Un drame sino-hongkongais assez classique, de ceux qui prennent place dans le milieu artistique d’avant-guerre. S’il ne me transcende pas, le long métrage possède l’immense mérite de soulever la question de la valeur du lien familial. Et d’y répondre dans le même geste : cinq pièces de bronze, ce que dépense Wang, artiste ambulant, pour acheter Gouwa, jeune garçon de huit ans chez qui le ‘roi des masques’ espère trouver le successeur de son art. Mais patatras, Gouwa s’avère être une fille, et ne peut donc pas bénéficier de cette transmission des savoirs. Quelques péripéties nous permettent de remettre en question le poids des traditions. Nous oserons même y voir une profonde charge contre le genre. Après tout, n’est-ce pas le modèle de subversion qu’est Lian, acteur d’opéra chinois se travestissant pour jouer des rôles féminins – une tradition tout à fait courante dans la Chine d’alors, et qu’on nomme ‘dan’ – qui, dans le film, réconcilie le patriarche et la fille tout en annihilant la dimension masculine de l’héritage ? Le film se termine, nous allumons notre téléphone. Pendant notre absence, Madrid s’est imposé trois buts à deux sur le terrain de City et a posé une sérieuse option sur la qualification. Nous suivons les spectateurs dans une salle de réception. Si nous nous destinions à faire carrière, nous pourrions nous lancer dans une chasse aux contacts. Il n’en est rien : nous nous servons de nouveau du pain-surprise. On dit souvent que le degré de civilisation d’une communauté s’observe lors des banquets. Vesoul n’échappe pas à la règle et nous jouons des coudes pour goûter à la quiche qui vient d’être servie. Nous rentrons nous coucher. Il n’y avait ni les lunettes de soleil de Jia Zhangke, ni Zhao Tao. Demain, cinq séances : il y aura un peu plus de cinéma.

Mercredi 12 février
Journée pleine : trois longs métrages, quatre courts ou moyens. Une coloration avant tout documentaire. Alors que nous entamons la première séance, reconnaissons que la bonne humeur et l’enthousiasme sincère de Jean-Marc Thérouanne nous font quelque peu oublier le panégyrique à l’État français déclamé la veille. Il me semble que nous nous laissons facilement aller à la douce ambiance des festivals, et c’est tant mieux. 9h45 : Stranger Eyes (Yeo Siew Hua, 2024). Une fiction maladroite sur l’éternelle pulsion scopique poussée à son paroxysme. Des premières minutes entre Lost Highway et Fenêtre sur cour. Puis un trop-plein : trop-plein scénaristique – des rebondissements, des effets de chronologie –, trop-plein thématique. Le regard sous toutes ses formes, comme une exploration. Regards physiques : filature, longue-vue, voisinage ; regards virtuels : caméras de surveillance, caméscopes, live internet. Restent la présence de Lee Kang-sheng, loin de Tsai ; et quelques flottements, comme lorsque Vera Chen singe James Stewart en explorant les fenêtres de l’immeuble d’en face.
En essayant de donner du sens à chaque élément, ce film se disperse et complexifie inutilement un propos qui aurait gagné à être plus épuré. Stranger Eyes souffre d’un manque flagrant de subtilité, principalement dû à la volonté du réalisateur de boucler les boucles. Dommage…
Midi : deux documentaires birmans. Black Lady Sings (Mi Ni Ni Aung, 2025) décrit l’activité de Masein, chanteuse môn, un groupe ethnique dominé du pays. Sa défense des traditions minoritaires prend tour à tour les contours d’une lutte contre l’effacement et d’un repli réactionnaire – évocation d’un retour attendu de la monarchie, rejet de la modernité culturelle des jeunes. Sans connaissance de cause, ne franchissons pas l’étape des spéculations que nous offrent les images. Les deux dimensions évoquées s’entremêlent et coexistent, mais gardons-nous d’y porter un jugement hâtif et peu renseigné. Profitons des scènes chantées et des regards amusés des enfants qui se prêtent au jeu. Ruby Hunters (May Myat Noe Aye, 2025), quant à lui, accompagne une équipe de mineurs à la recherche de métaux précieux. Les grandes compagnies ne sont plus, et l’extraction y suit un chemin anarchique mené par de petites équipes plus ou moins indépendantes, ce qui soulève là-aussi un certain nombre d’ambiguïtés. L’entreprise que nous suivons est familiale et répond à un fonctionnement supposément démocratique – c’est du moins ce qui nous est assuré. Pour autant, les conditions de travail n’y sont pas moins pénibles et dangereuses, et la concurrence que se livrent les mineurs peut prendre des tours criminels. En somme, Ruby Hunters filme un far west contemporain et birman, quoique l’accumulation précaire des richesses ne permettra ici aucune ascension, tout juste la survie. Une conquête désenchantée, de laquelle il ne reste que la prédation destructrice et les dangers de la mine.
13h45 : après un sandwich avalé rapidement, retour en salle avec la séance de la journée. Elle tint toutes ses promesses. Dans I wish I knew (2010), Jia Zhangke filme Shanghai et scrute son histoire. Son dispositif alterne entre déambulations, témoignages et archives – en fait des extraits d’œuvres ayant posé leurs caméras dans la ville chinoise, de Suzhou River (Lou Ye, 2000) aux Fleurs de Shanghai (Hou Hsiao-hsien, 1998) en passant par La Chine (Michelangelo Antonioni, 1972). Devant ce long métrage, on ne peut que regretter que chaque ville ne possède pas son I wish I knew, mais c’est aussi ce qui rend ce film aussi précieux.
Jia Zangke nous propose avec I wish I knew un portrait de Shanghai tout en mouvement. Les parcours de vie partagés témoignent des déplacements humains que cette ville a connus. Des récits que le réalisateur ancre dans la topographie à travers des scènes explorant la ville, par l’intermédiaire d’images tournées par de nombreux cinéastes chinois ou produites pour le long métrage. La ville, son architecture, ses rues sont parcourues par l’actrice Zhao Tao qui progresse telle une âme errante. L’ensemble forme une confrontation des temps dans le lieu, offrant un portrait multidimensionnel et diachronique de Shanghai.
Un des films qui m’a le plus marquée après mon passage au FICA.

16h : 14 pommes (Midi Z, 2018), documentaire birman – c’en est décidément la journée – suit le passage d’un entrepreneur antipathique dans un monastère bouddhiste. Décidément encore, le geste est ambigu. Le cinéaste filme son ami, dont il se désintéresse assez rapidement. Aucune rédemption ne l’accompagne, et la spiritualité n’occupe qu’une portion réduite à l’écran. Midi Z dépeint un territoire en réalité tout à fait terre-à-terre. Les moines y discutent de l’argent qu’ils engagent au loto ; ils se comportent en agent de cohésion au sein du village et la caméra dilate le temps pour rendre compte des importantes donations dont ils profitent. Les clercs conseillent bien les laïcs lorsque ceux-ci souhaitent travailler illégalement en Chine, mais on apprend lors de la scène suivante que ce travail temporaire constitue surtout un moyen d’enrichir la communauté monastique par une augmentation des dons. Si l’intention du cinéaste demeurait opaque au spectateur le moins attentif, la longue marche de femmes porteuses d’eau, filmée en plan séquence pendant une dizaine de minutes, contraste avec les quelques secondes qu’il faut au moine pour épuiser cette précieuse ressource en se lavant dans le plan suivant. Oui, tout est filmé pour nous montrer la vampirisation d’un village par son clergé, sans jamais nous offrir la contrepartie attendue – une spiritualité et un accompagnement désintéressé.
Rien à ajouter.
18h : deux moyens métrages. A Move (Elahe Esmaili, 2025), documente un refus : celui d’une jeune iranienne, de retour à Mashhad, qui ne porte plus de hijab depuis le mouvement Femme-Vie-Liberté. Au courage de la cinéaste répond la complexité d’une société lorsqu’elle n’est pas amalgamée à son appareil d’État. Il y a celles qui acceptent, encouragent, saluent, tout en portant leur propre hijab pour des raisons culturelles et religieuses. Il y a ceux – et parfois celles – qui, pétris de conservatisme – et parfois de peur –, s’opposent, puis cèdent. Essaient de négocier, aussi. Mais jamais, dans cette famille, la violence des mollahs. De l’amour, un amour sincère au-delà des positions. Et pourtant, il ne faut pas céder. C’est même la condition sine qua non de l’émancipation de Elahe Esmaili. Au dehors, il y a ce jeune inconnu qui prévient notre cinéaste dé-couverte que la police religieuse la suit peut-être, il y a ces vieilles femmes qui ne semblent jamais porter de jugement négatif. A Move est un beau film parce qu’il montre le chemin d’une émancipation non pas contre la tyrannie absolue, bien réelle, qui s’est abattue et s’abat encore contre les femmes iraniennes mais parce qu’il inscrit cette obstination libératrice dans un cadre familier, intime, doux. En documentant son combat, précisément situé dans l’espace et le temps, Elahe Esmaili fait preuve d’une universalité dans le sens le plus pur du terme, celle du regard d’un père, d’une sœur, d’un oncle ; de la confrontation de ce regard avec des idéaux.
A Move est un documentaire empreint de justesse. La complexité des relations humaines et sociales, à toutes les échelles, est communiquée par la caméra de la réalisatrice en seulement 26 minutes. Elahe Esmaili nous permet d’entrer au cœur de sa famille, dans l’intimité de celle-ci. Sa caméra témoigne d’un profond respect pour ses proches, la culture et la religion dans lesquelles elle a grandi. Sans se contenter d’exposer son combat dans un cercle restreint, la cinéaste élargit son propos à travers plusieurs sphères de sociabilité : famille élargie, puis les rues de Téhéran. Si un mot devait résumer ce court-métrage selon moi, ce serait : amour.
Herbe flottante (Mohamed Ghanem, 2024) conclut cette belle journée. Le cinéaste français et ancien étudiant de l’INALCO y filme une troupe japonaise de théâtre ambulant. Le titre annonce le dispositif : un documentaire érudit – faut-il seulement rappeler la référence aux deux films de Yasujirō Ozu ? –, à connotation ethnographique sans omettre un certain degré de poésie. Parfois, et même souvent, le spectateur doit apprécier qu’un cinéaste décide de filmer quelque chose qui lui plaît, sans vraiment le problématiser, sans vraiment l’analyser ; c’est indéniablement ce qu’a réussi à réaliser Mohamed Ghanem.
On regretta que le réalisateur se limite à s’entretenir avec Tachibana Daigorô, chef de la troupe de Taishû Engeki (théâtre populaire japonais) sans donner la parole au reste de ses membres. Mohamed Ghanem aurait pu s’intéresser à la dynamique de groupe ainsi qu’aux différentes individualités qui la compose.
20h30 : pas de séance du soir pour aujourd’hui. Le dernier derby du Merseyside à Goodison Park mérite plus qu’un œil dissipé sur un smartphone. Nous en profitons pour écrire les lignes du jour, et digérer notre première déconvenue : la séance de Bye Bye Tibériade est complète, nous devrons nous contenter d’un Stanley Kwan.

Jeudi 13 février
10h : comme prévu, nous n’avons pas été séduits par Women (Stanley Kwan, 1985), mais je ne développerai pas cet euphémisme pour ne pas subir l’accusation d’œuvrer pour le P.C.C. contre le Hong Kong des années 1980.
Pour ma part, je vais me permettre d’en dire deux mots.
C’était Women ou Totto-chan (Shinnosuke Yakuwa, 2023). Nous aurions dû choisir Totto-chan. La seule présentation du film, en amont de la projection, ne présageait rien de bon. Un homme qui veut montrer “le coeur de femmes” d’après la traduction littérale du titre. Pour votre information, selon Stanley Kwan, le cœur des femmes c’est la volonté plus forte que tout d’être en ménage avec homme et enfant.s. Volonté qui passe au-dessus de la violence physique et verbale – violence montrée mais invisibilisée, au-dessus de la tromperie – situation de départ, qui se révèlera être à répétition. Après tout, qu’est-ce que que la tromperie dans un couple si votre mari vous rend heureuse ? Quant à la tromperie féminine, la femme reste dans son rôle tout désigné de discrétion, celle ci ne pose pas problème tant que le mari n’est pas mis au fait. Le cœur des femmes, c’est aussi se rassembler entre femmes veuves ou divorcées pour pleurer sur le célibat et tenter de retrouver un homme. Moments de solidarité féminine entrecoupés d’une tentative de suicide et de blagues de cul. Je n’aurais pu imaginer un portrait de femmes aussi faux, et consternant.
Midi : trois courts métrages de Na Gyi, dissident birman contre le coup d’État de 2021. Avec très peu de moyens et une production clandestine – dont le nombre d’anonymes aux génériques témoigne –, le cinéaste produit une œuvre particulièrement sombre, qui fait office de témoin autant que d’interpellation. Forcément, on entre dans un autre régime de l’image, au sein duquel la posture critique n’a que peu d’importance.
On peut aussi souligner la part importante de symbolisme qui appuie les propos du réalisateur. Un symbolisme qui donne de l’ampleur à ses courts métrages réalisés avec peu de moyens. Discuter chaque soir avec la figure fantomatique de son camarade tombé sous les bombardements figure bien l’isolement d’une résistance acculée.
14h : La mauvaise réputation (Hiram Haq, 2017). On aurait préféré une adaptation de la chanson de Brassens. La cinéaste s’appuie sur sa propre vie d’enfant d’immigrés pakistanais en Norvège pour émettre une charge contre le conservatisme particulièrement violent de sa structure familiale. C’est évidemment son droit le plus strict. Nous ferons simplement remarquer qu’un film devient film dans le regard d’un public, et nous nous questionnons sur l’effet que la mise en scène de tels stéréotypes sans concession peut contribuer à produire dans une Europe acquise au racisme. Bien sûr, cette réalité ne doit pas réduire au silence les femmes issues de l’immigration et victimes de patriarches réactionnaires. Sujet difficile, équilibre délicat à trouver ; heureusement pour nous, La mauvaise réputation se trouve très faible au-delà de cette problématique. Le jusqu’au-boutisme des descriptions, l’homogénéisation des cultures et des sociétés n’aboutissent que rarement à des œuvres émancipatrices.
La mauvaise réputation apparaît comme le journal intime d’une femme qui souhaite revenir sur un épisode particulier de sa vie. Sans être universel, ce témoignage reste important dans le parcours d’émancipation d’une femme. Chaque prise de parole dans sa particularité et son individualité participe à l’œuvre collective de libération.
16h-18h-20h : Trois séances sur lesquelles nous irons plus rapidement – l’appel du sommeil devient trop insistant. Un superbe Suleiman (Le temps qu’il reste, 2009), qui provoque un bête “ah, je ne comprends pas, il y a des chrétiens en Palestine ?” de la part de nos voisins de séance – sans commentaire.
Découverte de ce réalisateur pour ma part – avec pas mal de temps de sieste. Premier avis à chaud : Suleiman semble être un Wes Anderson politique et sans couleur pastel – donc en mieux.
Un très grand Jia Zhangke (Still Life, 2006) dont les images de l’évacuation du site du barrage des Trois-Gorges figurent encore dans Les feux sauvages. Enfin, Abel (Elzat Eskendir, 2024) met en scène le délitement des kolkhozes kazakhs après 1991. Une indépendance amère, dans laquelle on évoque l’intransigeance du camarade Staline qui aurait jeté en prison les administrateurs corrompus, anciens bureaucrates chargés d’accompagner la libéralisation du pays – et qui acceptent d’autant plus facilement qu’ils en sont les grands gagnants. Ce que le film documente, c’est l’ultime reconfiguration de l’évolution rapide du système agricole des steppes qui connurent, en moins d’un siècle, féodalisme, socialisme, capitalisme, et autant de changements dans la hiérarchie sociale, d’élévations et de déchéances.

Vendredi 14 février
Pas de séance matinale – on préfère dormir.
En toute honnêteté, nous avions déjà choisi la séance et acheté les billets – rassurez-vous, la salle n’était pas pleine. Considérons cela comme une petite contribution au Fica.
Midi : nous commençons par une compilation d’une grosse dizaine de courts métrages birmans d’animation. Le fil rouge de ces trois journées de cinéma : la guerre civile au Myanmar, et ses horreurs. Dans l’ensemble, les courts métrages projetés sont des témoignages illustrés. Ce projet de la Yangon Film School – certains sont disponibles sur la chaîne YouTube de l’établissement – sonne surtout comme une parenthèse optimiste de la démocratisation possible du pays avant le coup d’État de 2021. Spots féministes, courts-métrages promouvant l’entente interethnique, témoignages de réfugiés, c’est comme si une société empruntait progressivement le chemin de la justice. Le contraste avec les films de Na Gyi visionnés la veille, qui documentent la plongée soudaine dans l’horreur de nombreux jeunes contraints, presque du jour au lendemain, de basculer dans la clandestinité et d’entrer dans les Forces de défense du peuple – branche armée de l’opposition à la junte militaire – n’en est que glaçant. Cette brèche s’est refermée. Solidarité avec les peuples qui luttent pour la rouvrir !
L’après-midi se poursuit et les images commencent à se mélanger. Encore deux Jia Zhangke (Xiao Wu, artisan pickpocket, 1997, son premier ; Plaisirs inconnus, 2002), et un selfie avec le cinéaste, pour mon plus grand plaisir. Norah (Tawfik Alzaidi, 2023), sympathique long métrage saoudien ; deux moyens métrages documentaires – Habibullah (Adnaan Zandi, 2025), sur un chanteur iranien qui refuse de céder au harcèlement de fondamentalistes ; Bittersweet Honey (Freddy Aung, 2025), qui mêle l’actualité de la guerre civile birmane aux conditions des apiculteurs du pays – ; et un mauvais Wong Kar-wai (The Hand, dans sa version ‘longue’ de 2023).
The Hand que dire… On reconnaît bien là le cinéma de Wong Kar-wai par son esthétique, le détail et la somptuosité des tenues de son actrice Gong Li. Cependant, ce qui se veut comme un film à l’érotisme latent entre un tailleur et une de ses clientes courtisane n’a rien d’un travail d’orfèvrerie et se révèle grossier. Une heure qui m’a paru très longue.

Après un détour à la soirée des festivaliers, durant laquelle nous prenons des photos avec l’équipe d’Abel, nous rentrons définitivement. Demain, le train. Quels enseignements tirer de ce festival ? Trois principaux : nous confirmons notre immense intérêt pour la filmographie de Jia Zhangke ; nous explorons toujours plus en avant le continent du cinéma documentaire ; nous portons notre regard sur la lutte des rebelles birmans. Trois raisons de considérer ces quelques jours passés au Festival International des Cinémas d’Asie de Vesoul avec affection et satisfaction. Et puis, au-delà, il y a le grand atout de ces manifestations : la pratique d’un loisir, généralement relégué au second plan de la vie, au cœur du jour. Occuper le temps, tout le temps d’une journée, de plusieurs journées, à ce loisir. Le faire, par ailleurs, sans être pris dans une activité professionnelle de critique : sortir, pendant un bref instant, de la structuration quotidienne qu’impose le travail.