Quelque part à Cannes, bien loin des paillettes, des nuées de photographes et des lumières incandescentes du tapis rouge, se trouve le Studio 13 situé à vingt-cinq bonnes minutes du palais du festival. C’est ici que le 15 mai à 11h00 se tenait la première diffusion du film documentaire Put your soul on your hand and walk, réalisé par Sepideh Farsi. Une séance qui dépasse donc le cadre cannois, ce festival de célébration du cinéma, où la beauté des films et des célébrités occupe les premières pages des magazines, les premiers titres des journaux télévisés, les premières publications des pages Instagram et Twitter du festival de Cannes et des personnes qui le suivent. La projection du film vient briser l’illusion magique dans laquelle le festival voudrait nous baigner pour une raison aussi simple que tragique. Fatima Hassouna, l’actrice principale de ce film documentaire a été assassinée par une frappe visée de l’armée israélienne, au lendemain de l’annonce de la sélection du film à Cannes, dans la section Acid. J’assiste à la projection. Je suis là, moi, Romain, avec mon pass cinéphile. C’est la troisième fois que je viens au festival. La réalisatrice Sepideh Farsi est là elle aussi, seule. Elle prend la parole avant la séance avec beaucoup d’émotions. Elle devait venir accompagnée de Fatima que je ne connais pas encore si ce n’est par son sourire qui illustre le visuel du film sur les sites du festival.

Le film se lance alors, avec son dispositif très simple : la réalisatrice filme avec un téléphone ses échanges par facetime avec Fatima sur un autre téléphone. Elle filme également des chaînes d’informations sur sa télévision avec des plans qui permettent de resituer le contexte des appels entre les deux femmes. Tout passe ainsi à travers des écrans qui se forment petit à petit comme une mise en images de la distance qui sépare la réalisatrice de son interlocutrice. Fatima Hassouna est photographe, elle vit à Gaza avec sa famille et durant les échanges ainsi que dans ses photographies, elle rend compte de la situation quotidienne de Gaza. Le film se construit alors dans le temps, comme un journal (un spectateur parle à l’issue du film d’une forme filmique qui se rapprocherait du Journal d’Anne Frank). Les nombreux problèmes de connexion qui coupent les échanges les rendent saccadés, enlèvent l’image, rendent compte de la difficulté d’un accès internet à Gaza, du contrôle de l’état israélien sur la ville et la volonté de couper les gazaouis du reste du monde. Fatima doit notamment passer les appels chez une amie pour avoir de la connexion et recharger ses batteries de téléphone et d’appareil photo. Le film montre des images d’occupation par le prisme du téléphone de Fatima, on aperçoit des bombardements, on entend des drones, des hélicoptères. L’omniprésence de ces bruits, des explosions des bâtiments les rend presque quotidiens, surtout pour Fatima qui ne s’en émeut que très peu. Toute la violence de l’armée israélienne transparaît dans les sourires courageux de Fatima, qui refuse de quitter Gaza en préférant résister, persuadée que la paix viendra. Pour elle la mort est quotidienne, les bombardements aussi. C’est cette quotidienneté que le film capte sûrement le mieux. Pas un jour sans bombardements, pas un jour sans nouvelles victimes. Dans ce quotidien où le chaos et la mort s’installent terriblement demeurent des liens de solidarité qui transparaissent ici et là dans les appels entre la cinéaste et Fatima, comme lorsque le frère de la photographe essaye timidement de parler avec Sepideh Farsi. La solidarité entre la cinéaste et la photographe aussi, qui se crée sous nos yeux durant le film, est très touchante. L’histoire personnelle de Sepideh Farsi, qui a fui le régime autoritaire iranien dans les années 1980 se reflète d’une certaine manière dans la résistance de Fatima Hassouna. Malgré le contexte différent de ces luttes, les deux femmes partagent un même combat contre un état qui les opprime, une même résistance, qui habitent leurs échanges dans un esprit de sororité. La réalisatrice nous représente également nous, les spectateurs, avec notre trop grande distance et notre impuissance totale face aux événements tragiques qui se déroulent quotidiennement en Palestine.
Le film se conclut par le dernier appel entre les deux femmes, le 15 avril 2025, lorsque la cinéaste annonce à Fatima que le film est sélectionné à Cannes et qu’elle lui propose de venir le présenter. Une douleur intense grandit alors en nous. La douleur d’une absence, d’une disparition, de la place vacante sur la scène aux côtés de la réalisatrice lorsque les lumières se rallument. Une émotion partagée par tous les spectateurs présents : nous sommes tous là, impuissants. Et nous devons continuer notre festival, reprendre le cours des projections, alternant entre grosses productions d’auteurs (The Phoenician Scene de Wes Anderson avec son esprit colonialiste à peine dissimulé, Highest 2 Lowest de Spike Lee ou plus exemplairement encore le dernier volet de Mission Impossible qui passait dans le grand théâtre Lumière au moment de la séance de Put your soul on your hand and walk) et petits films plus militants comme La Ola de Sebastian Lelio, Le rire et le couteau de Pedro Pinho. Mais comment continuer après avoir vécu une séance aussi particulière ? Faire comme si de rien était ? Le pire c’est que malgré tout, j’ai repris le cours du festival, j’ai continué à participer à ce grand bal d’hypocrisie où on rend hommage à Fatima à la cérémonie d’ouverture tout en passant le film dans l’une des plus petites salles. Où l’on prétend défendre la condition des femmes en invitant Judith Godrèche l’an dernier pour présenter son court métrage tout en demandant à une salle comble d’applaudir James Franco présent comme spectateur dans le public de Météores en salle Debussy.
Étrange aussi ce double standard du festival vis-à-vis des conflits en Palestine et en Ukraine. L’engagement sur le conflit ukrainien est tout à fait louable, marqué par exemple par la projection l’an dernier de The Invasion de Sergei Loznitsa qui documente le quotidien des habitants durant le conflit qui a suivi l’invasion russe en séance spéciale dans une salle importante du festival. Mais aussi cette année par la présence de militaires ukrainiens sur le tapis rouge du film documentaire sur Bono réalisé par Andrew Dominik. À Cannes comme dans la plupart des médias français, prendre position pour l’Ukraine semble plus facile que de prendre position pour la Palestine. Put your soul on your hand and walk a donc bien été diffusé grâce aux programmateurs de la section Acid, dans des salles bien modestes par rapport à son poids politique et humain. Une photographie bien symbolique de Fatima Hassouna a été accrochée dans le palais, quelque part autour du troisième étage, entre deux portes. Comme si cet hommage était forcé, nécessaire mais bien peureux, à l’image des prises de position du festival ces dernières années.

Cannes est un festival où l’illusion est maître et où il est nécessaire de garder une distance, autant que possible. Tout le monde a quelque chose à vendre ou à acheter, distributeurs, producteurs, spectateurs, critiques, journalistes, techniciens. L’engagement politique derrière le sujet des films ne dépassent que très rarement les fameuses standing ovation qui suivent chaque présentation. On se lève et on applaudit, un film féministe ici, un film qui défend un regard plus humain sur les livreurs Uber-eats là (L’histoire de Souleymane). On applaudit mais on ne condamne pas, applaudir suffit amplement, on se congratule, c’est super de faire des films sur ces sujets, c’est encore mieux de les montrer à Cannes. Ces films n’y sont pour rien, passer au festival de Cannes est crucial dans l’économie d’un film et produire des œuvres sur certains sujets peut s’avérer vraiment complexe. Cannes permet d’ajouter un logo sur une affiche et de ce fait des spectateurs dans les salles. Ce que je critique ici est moins la posture des cinéastes qui, pour certains, croient vraiment au potentiel politique, humaniste de leurs films, mais bien celle du festival. Quoi qu’il en soit il est nécessaire d’aller soutenir ces plus petits films, qui passent sous les radars et qui viennent briser l’illusion. Il y en a, malgré tout. Parmi eux Les graines du figuier, Le rire et le couteau, Jeunesse (Printemps), To a land unknown ou encore Yes! de Nadav Lapid présenté à la Quinzaine des cinéastes, un film israélien qui fait le bilan du 7 octobre et plus encore de l’horreur de l’après, du maintenant, en mettant en scène l’histoire d’un artiste qui se compromet volontiers avec la propagande du gouvernement à des fins monétaires. Un film qui se veut être un miroir tendu pour la société israélienne comme l’a présenté son auteur, dont l’absence en compétition officielle peut surprendre étant donné la richesse et la nécessité du film. Il avait pourtant reçu le prix du jury en 2021 pour Le Genou d’Ahed qui avait un propos similaire mais à une époque où la situation politique était moins tendue et une critique du gouvernement israélien moins risquée à défendre pour un festival de cette envergure, peut-être. Je ne veux pas crier au complot, le film était présenté à la Quinzaine, c’est déjà cela. Simplement la présence en compétition du film de Wes Anderson duquel pratiquement personne n’a soulevé le propos colonial en sous-texte, préférant s’attarder sur l’esthétique si particulière et unique du cinéaste, me pose quelques questions sur la dépolitisation du festival en ces temps pourtant si graves. En tout cas, des films sont là chaque année pour briser ne serait-ce qu’un peu l’illusion cannoise. Et parce qu’ils sont là, en tant que spectateur cannois, le minimum que l’on puisse faire, c’est déjà les regarder.
La situation à Gaza est aujourd’hui plus que préoccupante. Les massacres, les bombardements ne cessent pas, faisant près de cinq-cents morts en trois jours cette semaine [l’auteur a écrit ces lignes mi-mai]. La pression sur la population est extrêmement forte, la politique militaire de Netanyahu touche tristement bientôt à son but ce pourquoi il est plus que jamais nécessaire de soutenir autant que possible la cause palestinienne. Fatima Hassouna a vécu toute sa vie à Gaza et malgré toutes les horreurs et toutes les difficultés qu’elle a traversées elle gardait espoir qu’un jour Gaza serait libre. L’espoir de vivre dignement, d’avoir une vie quotidienne normale, sans risquer de mourir dans un bombardement à n’importe quel moment, sans perdre de proches quotidiennement. C’est cet espoir qu’il faut chérir, qui est transmis par l’autre film palestinien de ce festival Once upon a Time in Gaza des frères Nasser, qui se conclut par ces mots : It will end.
