Corps burlesques et espaces filmés: Génie de Jacques Tati

C’est dans les années 60 qu’une émergence de cinéastes proposant de nouvelles formes cinématographiques a donné naissance à ce que l’on appelle communément le “cinéma moderne”. La modernité dans le cinéma se veut opposé à ce que l’on appelle alors “cinéma classique” en se détachant des schémas narratifs basée sur le principe d’une situation initiale à résoudre et d’un film nous faisant suivre à travers un ou des protagonistes cette résolution, ce que Gilles Deleuze théorisa dans L’Image Mouvement en le nommant le “schéma sensori-moteur”. Les cinéastes modernes ont alors su créer une radicalité formelle questionnant le rapport que le spectateur entretient avec les images qu’il contemple. C’est à travers des cinéastes comme Michelangelo Antonioni ou Jean-Luc Godard que se popularise une nouvelle approche du cinéma, une approche qui parviendrait à s’émanciper des schémas préétablis dans le cinéma populaire, se détachant de cette forme narrative éculée. Parmi cette émergence de cinéastes modernes, on retrouve l’un des cinéastes majeurs du cinéma burlesque: Jacques Tati.

Jacques Tati sur le tournage de PlayTime (1967)

Jacques Tati parvient à réinterpréter le cinéma burlesque dans une nouvelle approche, plus lente, cherchant à susciter un rapport plus contemplatif à son dispositif pour saisir le discours que ce dernier cherche à soutenir par l’émotion transmise dans l’image et non dans l’intellectualisation d’une série linéaire d’événements. Dans un monde où la technologie évolue dans des objectifs très fonctionnalistes, Tati génère une hyperbole de cette nouvelle société afin de créer une dialectique des corps opposant une foule constituée de corps aliénés dans un système et un corps singulier en son sein. se révèle ainsi le personnage de Mr Hulot interprété par le cinéaste lui-même, qui lui ne parvient pas à communiquer avec ce monde et peine à s’y mouvoir. Dans Mon Oncle (1958), Tati tourne en dérision le rationalisme architectural et technologique par la création de décors détournant l’identité de l’architecture moderne, dont l’un des décors les plus importants du film, La Villa Arpel, cette dernière caricaturant notamment l’architecture de Le Corbusier. Dans le film, les propriétaires de cette villa Arpel sont filmés avec un détachement moqueur de la part du cinéaste dans la façon dont ils utilisent leur habitat. Tati dépeint à travers ces derniers l’absurdité de certains traits de l’architecture moderne en les filmant dans des circulations contre-intuitives que dessine le jardin de la maison et en faisant durer la séquence de ce déplacement pour faire ressentir au spectateur cette absurdité. Ces personnages sont alors montrés comme aliénés par la modernité du monde qui les entoure car ils utilisent des espaces volontairement mal pensés de manière spontanée, comme si ce qui se révèle pour le spectateur ridicule était pour eux devenu une banalité acquise. Cette séquence est alors totalement révélatrice du burlesque chez Tati, cette durée dans le plan pour manier le corps dans un espace absurde mais à travers une harmonie du mouvement qui véhicule l’idée que ces personnages ont acquis l’absurdité de leurs espaces par habitude et sont incapables de questionner leurs usages.

Image extraite de Mon Oncle
Réplique du Pavillon de l’esprit nouveau de Le Corbusier par Glauco Gresleri, 1977, Bologne, Italie

Dans PlayTime, Tati radicalise son discours sur l’architecture moderne déjà présent dans Mon Oncle car là où ce dernier étudiait cette modernité architecturale par le prisme de l’habitat individuel et donc l’interaction de cette modernité dans la domesticité, dans PlayTime il étudie des lieux de travail. Mr Hulot est alors pris dans un flux de personnages aliénés par le monde du travail et qui utilise les espaces qui leurs sont dédiés à des buts purement fonctionnels sans jamais prendre le temps d’interroger la pertinence de ces derniers. Ainsi le protagoniste parvient à réellement se distinguer dans le cadre car dans cette suractivité qui l’entoure, il est patient, et prend le temps d’observer les gens, les bâtiments et les espaces. Mais au-delà de cette dissonance que génère le personnage de Mr Hulot dans le plan, Tati interroge encore une fois par la scénographie et les décors de son film l’architecture moderne en créant cette fois une caricature des grands ensembles de l’architecture post seconde guerre mondiale. Içi c’est par la duplication d’un modèle que se met en scène ce questionnement et que l’on pourrait rapprocher la démarche esthétique de Tati à l’essai du philosophe allemand Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique.

Image extraite de PlayTime illustrant le côté observateur de Mr Hulot

Dans son essai, ce dernier remonte l’histoire des arts pour étudier les techniques de reproduction de l’œuvre jusqu’à parvenir au cinéma et à la photographie qui représentent le quintessence de la reproductibilité technique d’une œuvre d’art. Benjamin utilise le terme de “hinc et de nunc” représentant le ici et le maintenant. L’œuvre d’art est décrite comme indissociable de son époque et de son lieu de production. Cela détermine alors l’authenticité de l’œuvre qui échappe alors à la reproductibilité technique. L’objectif de cette dernière, dans le sens où elle détache l’œuvre originale de son cadre de production, va être de la reproduire en conservant ce que Benjamin appelle “l’aura de l’œuvre d’art”. Le cinéma, par le fait qu’il est un des champs esthétiques les plus concernés par la reproductibilité technique, est alors grandement soumis à cet enjeu de conserver l’aura de l’œuvre à travers sa reproduction et sa diffusion. D’ailleurs Benjamin explique en comparant l’acteur de théâtre à l’acteur de cinéma que ce dernier, par l’essence même du cinéma, est automatiquement détaché de son aura lorsqu’on regarde un film. Au théâtre l’acteur performe sans intermédiaire entre lui et son spectateur, l’émotion est alors suscité immédiatement par lui et son aura et il est ainsi au cœur du dispositif théâtrale de mise en scène car il représente le stimulus émotionnel majeur. Dans le cinéma l’acteur performe pour une machine afin que cette dernière reproduit et performe le dispositif cinématographique dans lequel est prise la performance de l’acteur, au spectateur. La caméra devient alors un intermédiaire entre acteur et spectateur.

Cette idée de reproductibilité technique est alors au coeur du film de Tati car cette sensation de reproduction de la performance de l’acteur est recherchée par tati, les corps d’une foule aliéné reproduisant des gestes dans un flux d’action afin de pointer le côté mécanique du monde du travail, sont alors eux-même pris dans un dispositif de reproduction. C’est également le cas des décors du film, crées sur un terrain vague afin d’isoler cette architecture, jusqu’à générer “Tativille” une ville de décors caricaturant l’architecture moderne où l’expression matérielle des bâtiments est uniformisés, sans identité et transmet alors cette impression de reproductibilité technique cette fois-ci des bâtiments au sein du film. On a alors la perte d’aura des gestes humains des acteurs mais également des décors du film qui cherchent à générer un sentiment de platitude mais également de surdimensionnement, par ces bâtiments hors échelle où le corps humain peine à trouver sa place dans une mesure qui lui serait adaptée.

Image extraite de PlayTime illustrant les décors caricaturant l’architectures des grands ensemble post seconde guerre mondiale

Le geste fort de Tati se révèle alors dans la façon dont ce dernier introduit son propre personnage comme sa vision du monde qu’il illustre. Le personnage de Mr Hulot dans les films de Tati est volontairement un symbole d’émancipation par rapport au monde qui l’entoure car ce dernier signifie par son corps son incompréhension face à l’absurdité des espaces modernes, il se met en scène avec un jeu d’acteur basée sur une difficulté motrice dans sa façon d’utiliser les espaces qui l’entourent. Par exemple, lorsque Mr Hulot arrive dans la villa Arpel, il peine à utiliser le mobilier et y trouve le confort que les autres personnages ont acquis. L’aspect comique du film vient alors donner une ambivalence au discours car si la position du cinéaste se veut réactionnaire, Mr Hulot dans sa difficulté à interagir avec le monde, n’est pas filmé en souffrance mais plutôt de façon curieuse, par une attitude très observatrice et errante dans l’espace, comme si ce dernier cherchait à comprendre cet espace. Ainsi, c’est Jacques Tati qui témoigne à travers ses films de sa propre incompréhension et sa propre curiosité vis-à-vis de la modernité.

Kelsang Rastoldo
Kelsang Rastoldo
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