Edward Yang, l’écart et l’entre

Parmi tous les mouvements de cinéma modernes puis postmodernes inaugurés à partir des années cinquante et connaissant divers essors internationaux encore aujourd’hui, ledit Nouveau Cinéma Taïwanais fait figure singulière. Tardif (années 80), soutenu (initiative de studio) et bien trop méconnu, ce mouvement a vu en son sein fleurir un cinéaste tout autant mésestimé. Peut-être est-ce dû à la plus grande popularité de son confrère Hou Hsiao-hsien, officiant à la même période que lui et concevant ses films de façon très similaire, bien qu’ils soient touchés par un exotisme probablement plus séduisant à l’œil occidental. Toujours est-il que si certains films de notre sujet ont connu le succès critique, l’homme peine encore à être reconnu pour l’œuvre globale dont il est l’auteur. Dans l’ombre d’un collègue lui-même assez méconnu, un cinéaste finalement excessivement méconnu d’un mouvement à peine considéré se doit d’être remis au centre des discussions. Il n’y a pas besoin d’occasion particulière pour parler d’Edward Yang.


Né en Chine, il a pourtant étudié aux États-Unis comme beaucoup de ses compères taïwanais. Il est nécessaire en mentionnant ceci de parler un peu de la situation politique de Taïwan, permettant de mieux comprendre les enjeux qui sous-tendent tout le cinéma de l’île et donc la filmographie d’Edward Yang. Si de nombreux jeunes taïwanais s’exilent en Amérique pour étudier, transgressant au passage la tradition asiatique qui ne pousse pas les enfants à quitter le domaine familial avant le mariage et donc un âge avancé, c’est bien que l’État, revendiqué par la Chine, est pourtant un pays copieusement américanisé. Après une longue période sous la tutelle du Japon, l’île est le refuge du régime autoritaire du Guomindang qui a perdu la guerre civile en Chine contre les communistes au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale. Le parti y instaure une loi martiale pendant près de quarante ans, et c’est dans ce contexte socio-politique que se développera le Nouveau Cinéma Taïwanais, en périphérie de la société taïwanaise plus généralement.

Edward Yang sur le plateau

Orienté à droite, le Guomindang ouvre donc ses portes au libéralisme et commerce avec l’occident (non pas que le Japon soit très communiste…), nouant un lien particulier avec les États-Unis, à l’évidence pays le plus influent dans le développement capitaliste de Taïwan car allié militaire du dictateur Tchang Kaï-chek. Ce qu’on appelle alors le néo-libéralisme taïwanais sera l’un des sujets de fond les plus importants de Yang, dont l’art s’adonne ouvertement à l’exercice de l’analyse d’une société qui ne ressemble désormais plus guère à un modèle de traditions chinoises, bien que les rites persistent sous la surface. Parler de la réalité quotidienne, inflexible et conditionnante, est quelque chose d’inouï dans le cinéma de Taïwan avant l’impulsion du CMPC (principal studio de l’île) pour des créations nouvelles, devant attirer l’attention des jeunes générations nées sur l’île, dans ce contexte troublant de loi martiale et en recherche d’identité. Si le cinéma taïwanais faisait plutôt de sa spécialité les films de genre (kung-fu ou wuxia), le développement du marché vidéo dans les années 70 et avec lui le cinéma hong-kongais, bien plus attrayant de par ses stars et son spectacle, fait vaciller le système des studios.

Le CMPC se met donc à employer de jeunes cinéastes qui adaptent la littérature taïwanaise de souche ou bien se basent sur leur propre vécu pour raconter des histoires, cas notables de Wu Nien-jen ou Chu Tien-wen (fidèle scénariste de Hou Hsiao-hsien). Le manque de budget contraint par ailleurs les réalisateurs à employer des acteurs amateurs et tourner en décor extérieur réel. Le cinéma qui résulte de cette embarcation de fortune est plus conscient de la réalité, du quotidien insulaire des jeunes habitants qui voient pour la première fois à l’écran une description de la vie taïwanaise plus ou moins contemporaine sans artifices. Le premier film produit lors de ce mouvement nommé a posteriori Nouvelle Vague est In Our Time, sorti en 1982 et rassemblant plusieurs courts-métrages, dont le premier d’Edward Yang, encore balbutiant.

Edward Yang au fond, aux côtés de Wu Nien-jen sur le bord gauche et Hou Hsiao-hsien entre les deux

Avant de faire des films, Yang était, à la sortie de ses études américaines, ingénieur informatique. Cela implique qu’il ait eu une vie avant le cinéma, chose importante dans un mouvement voulu plus réaliste, et aux accents même naturalistes. L’influence occidentale qu’a reçu l’homme est devenue partie intégrante du futur réalisateur, une variable d’équation déjà digérée par la vie qui n’a plus qu’à s’exprimer purement en images. En effet si des cinéastes comme Hou Hsiao-hsien ou Yasujirō Ozu pour parler outre-mer ont reçu le cinéma hollywoodien comme expression d’un ailleurs étranger, Yang a eu l’occasion de l’assimiler et de le placer déjà en face de la pensée chinoise qui irrigue l’art taïwanais. Par métaphore, Yang Dechang de son vrai nom a professionnellement anglicisé son prénom pour qu’il soit une part de lui, et de fait son Œuvre a pu s’intéresser plus exclusivement et en profondeur à l’esthétique chinoise, qu’il apprend donc à redécouvrir après une séparation avec celle-ci.

La dichotomie entre tradition chinoise et modernité du système économique trouve une représentation microcosmique dans Taipei Story, second long-métrage du réalisateur sorti en 1985. On y rencontre un couple dont la partie masculine est interprétée par Hou Hsiao-hsien (un de ses rares passages devant la caméra, et pourtant impressionnant), celui-ci est la partie traditionnelle de Taïwan, il revient d’un voyage aux États-Unis et cela exacerbe son appartenance à son pays d’origine (le lecteur fera la comparaison seul). L’autre moitié, Tsai Chin, est quant à elle tournée vers un présent socio-économique totalement bouleversé par rapport au Taïwan de son compagnon. À travers l’échec du mariage de deux individus, faces d’une même pièce et en tant que tels opposés l’un à l’autre, c’est la société d’une île de plus en plus éloignée de ses racines qui est mise en examen par le récit.

HHH dans Taipei Story (1985)

Visuellement, la construction géométrique des plans n’est pas sans rappeler le regard qu’Ozu portait à un décor urbain et le placement des personnages à l’intérieur semble provenir d’Antonioni. Cependant, la philosophie derrière le plan yangien (comme nous l’appellerons) est éminemment chinoise. Les scènes sont filmées en plan fixe (parfois plan-séquence) et distant par rapport aux sujets. Avec ses cadres larges, le cinéaste laisse vivre les personnages indépendamment de la caméra qui n’interfère pas ou peu avec l’action montrée. La place de l’objectif et donc du spectateur n’en est pas moins omnisciente, ubiquitaire. Seulement, les images sont liées entre elles par un montage lent et régulier, évoquant la conception chinoise du monde constitué de flux, mouvements et réifications continuelles agissant sous deux facteurs régulants : c’est la « théorie » ou plutôt la vision de l’horizontal et du vertical comme deux évènements équilibrés. Opposé à la philosophie occidentale pensant les formes comme arrêtées, concrètes, hypostasiées, le cinéma chinois que produit Yang n’est qu’une juxtaposition naturelle d’éléments et non pas une organisation conventionnelle. Autrement dit, ses films sont une succession de « il y a » et non pas de « regarde », induisant un tyrannique « c’est comme ça que tu dois ressentir ». Pour reprendre la formule de Jean-Michel Frodon, « le montage chinois n’existe pas ».

Dès son premier long-métrage That Day, on the Beach (1983), c’est un dialogue entre fond et forme qui s’opère, à savoir montrer un pays capitaliste à travers un prisme chinois qui chez Yang devient « démocratique » parce qu’il laisse chaque personnage occuper autant de place qu’un autre dans le champ et n’incline en rien les actions et décisions des uns des autres. C’est également dès ce premier long, tout en maîtrise, qu’Edward Yang expérimente avec la temporalité, construisant son film avec la liaison du présent d’énonciation et des flashbacks dans une forme empruntée au cinéma occidental mais délicatement orientée vers une exécution orientale. Comme ses compères de la Nouvelle Vague dont il est rapidement promu chef de file, notre cinéaste a en effet un attachement particulier au passé proche, qui s’intègre souvent dans le récit (ou bien est tout le récit) de façon parfaitement contemporaine, en tant qu’il n’est pas traité comme tout a fait révolu, le passé est en cours, il est actuel dans les esprits, illusion qui sera poussée encore plus loin par son ami Hou dans Millenium Mambo où la voix off semble se situer dix ans après la sortie du film.

That Day, on the Beach (1983)

Le Terroriste, de 1986, joue encore plus avec cette temporalité déliée et glissante (au sens actif, pas passif). Le film est un véritable puzzle qui ne cherche pas tellement à être résolu tant il est une simple imbrication de moments, confondant avec douceur (une photographie aérée et chaleureuse accompagne tous les films de Yang) les manifestations d’individus au sein de leur environnement. C’est aussi cela que sous-entend le plan yangien, toujours replacer l’humain dans le contexte de son environnement, proche comme l’urbanité rigide et cadrante, mais aussi plus métaphysique comme les pensées et émotions des protagonistes, qui prend notamment forme dans Le Terroriste avec le personnage du photographe faisant le pont entre l’esprit et le matériel en imprimant un troublant visage sur plusieurs feuilles. Cette nature composite vient former un tout, comme dans la pensée chinoise, de par l’organisation rythmique des séquences venant se répondre l’une à l’autre dans un ballet inarrêtable qui évoque un certain déterminisme. La sidérante élégance avec laquelle nous apparaît cette sensation est non seulement le produit d’un maniement réfléchit des influences divergentes du metteur en scène, mais aussi une démonstration pure de l’expérimentation au service d’une esthétique culturelle.

Le Terroriste (1986)

A Brighter Summer Day (1991), son film suivant, est grand de par sa durée fleuve de 4h, mais également par son aspect synthétique de toutes les caractéristiques mentionnées précédemment. Avec pour protagoniste le jeune Xiao Si’r, sous les traits de Chang Chen, futur star des cinémas taïwanais et hong-kongais, cette fresque se déroulant dans les années 60 est d’abord un témoignage inspiré de la jeunesse d’Edward Yang qui arbore en toile de fond les remous du paysage social de l’île à l’époque. Pour se trouver une identité propre, les jeunes élèves, qu’ils soient issus de familles taïwanaises ou immigrés de la Chine continentale, forment des bandes et s’unissent contre un ennemi quasi-invisible dans le film (le régime militaire) qui fait se retourner le désir violent d’exister contre les différents clans de collégiens. Tourné et sorti peu de temps après la levée de la loi martiale en 1987, A Brighter Summer Day saupoudre de mélodrame un naturalisme plein de mouvances (meurtre, romance…), le plan yangien fort de sa vitalité ineffable se découvre la capacité d’évoquer une multitude d’émotions par le minimalisme, une grande Histoire par la petite. Encore une fois, l’esthétisme chinois des flux inspecte la quasi-exclusivement matérielle occidentalisation et de cet écart naît une beauté saisissante.

Entre ces deux pôles se cristallise de plus belle les élans de la stylistique orientale sous le pinceau de Yang. Le concept en peinture chinoise du « liu pai » pousse l’artiste à faire de l’intérieur de son cadre une ouverture vers l’extérieur. Ce que tente de représenter le peintre chinois, ce n’est pas la finalité de ce qui est esquissé, mais l’espace en constante transition processuelle des formes, donc un mouvement dans une durée indéfinie (même infinie), ainsi que le plus large tout qui contient l’univers présent à nos yeux (le vertical et l’horizontal, la montagne et l’eau pour parler paysage). Par l’amplitude des cadres, la présence importante du son et la volonté, un peu théorique accordons-le, de non-existence tangible du montage, le cinéma de Yang s’essaye 24 fois par seconde à l’exercice auparavant unique de l’artiste traditionnel chinois.

Lisa Yang et Chang Chen dans A Brighter Summer Day (1991)

On pourrait comparer cette approche filmique à celle d’un cinéaste qui s’en situe aux antipodes : Shin’ya Tsukamoto. Le plan d’Edward Yang, à distance de ses visages et centrifuge, suppose un envers, un au-dehors du cadre tout aussi intéressant que le dedans, pas seulement parce qu’il est large, mais également parce qu’il est fixe (ou mobile en quelques instances pour accompagner ses personnages). Il ne s’évertue donc pas à présenter dans une illusion d’exhaustivité les différentes composantes du pro-filmique. En clair, une seule image statique montre bien plus qu’un enchaînement de plusieurs images plus rapprochées, plus caractéristiques de Tsukamoto. L’espèce de pointillisme cinématographique qui découle des nombreux gros plans du japonais montés frénétiquement est intéressant de son côté mais n’a rien à voir avec ce que crée Yang : un seul cadrage qui accepte de laisser vivre le hors-champ montre bien plus qu’une multitude de gros plans qui veulent se suffirent à eux-mêmes.

Les deux films suivant du réalisateur forment une sorte de diptyque, en cela qu’ils se ressemblent et sont en outre plutôt singuliers dans l’Œuvre du monsieur. Edward Yang aborde la crise identitaire des taïwanais en entrant dans une phase plus cynique, moins accueillante. Jamais ses films n’ont été monocordes et uniquement axés sur le drame, laissant souvent des moments de légèreté et d’humour, mais dans Confusion chez Confucius (1994) et Mahjong (1996), il aborde le comique de manière bien plus frontale. S’intéressant aux complexités d’allier art et industrie, dualité que connaît bien le cinéma et qui peut se voir ici comme une autre variation des confrontations tradition/modernité ou Chine/États-Unis, Yang montre dans le premier des deux films des personnages de nouveaux riches en constante recherche de quelque chose, jamais rassasiés (individus à leur échelle de « victime » dans la société). L’ironie qui touche tout conflit du film se rapportant à l’argent est celle de l’aliénation inexorable qui en provient, il se trouve tout autour, dans les buildings et arrière-plans, ou au centre des conversations, entre les personnages. La construction spatiale des images et la mise en scène deviennent plus que de simples outils esthétiques, ils sont une figure rhétorique mettant en relief l’autonomie souveraine des humains (la caméra ne s’interpose pas) perdus au milieu de l’immensité du néo-libéralisme. À travers ce nouvel écartement magnétique qu’il tend à unifier, le cinéaste montre qu’il n’est en fait pas aussi nihiliste qu’il n’en a l’air.

Confusion chez Confucius (1994)

Ce sentiment d’espoir se cache probablement dans le fait que les deux films font triompher tragiquement l’amour, les émotions humaines. Ils sont d’ailleurs ceux dans la filmographie de Yang à se rapprocher le plus d’un véritable climax. That Day, on the Beach avait une résolution, mais pas d’apothéose, Taipei Story une apothéose sans véritable résolution, mais Confusion chez Confucius et Mahjong réunissent l’un et l’autre dans une scène finale puissante qui voit deux personnages s’embrasser. Pour le second film, le cynisme est encore plus palpable et se déguise presque en grand-guignol. Chaque relation dans Mahjong est une transaction, personne ne vit vraiment autrement que par sa fonction dans un système rempli de sous-mondes, et le film montre les rouages superficiels qui les relient tous entre eux en suivant ses sujets assidûment mais toujours d’assez loin. Au milieu du petit gangstérisme et des conflits ridicules, c’est bien le personnage de la touriste française interprétée par Virgine Ledoyen qui au début n’est reléguée qu’au stade de valeur, comme les autres, mais qui va progressivement faire de la mosaïque de séquences un dessin humaniste. En effet, le ton sardonique ne déviant jamais trop du réalisme peut être placé à côté des histoires d’amour qui revêtent une sensation de vrai et de ce fait créer l’émotion en délicieux contre-point de l’aspect pessimiste du monde microcosmique filmé.

Virginie Ledoyen dans Mahjong (1996)

En l’an 2000 sort l’ultime film d’Edward Yang, pièce suprême et malheureusement la première à avoir réellement pesé à l’international lors de sa sortie. Yi Yi est assorti en anglais d’un sous-titre « A One and a Two… », ce que les musiciens de jazz se disent avant de commencer un morceau, soit le moyen pour le réalisateur de nous accompagner délicatement dans le récit, de nous prévenir qu’il sera à l’image d’un morceau de jazz, doux, confortable et familier. Aux dires de l’auteur, le film doit se percevoir comme un moment passé avec un ami simple, « si le spectateur a l’impression de rencontrer un réalisateur, alors ce serait un échec ». Voilà peut-être ce qui érige Yi Yi en tant qu’œuvre la plus accomplie de son cinéaste, un abandon de la volonté très discursive et analytique de ses précédents films pour se livrer plus personnellement et plus frontalement dans les fluctuations du quotidien. Le film n’est pour autant pas le portrait inconséquent d’une « vie de tous les jours » idéalisée. Comme dans A Brighter Summer Day le spectateur voit bien qu’on lui raconte des romances farfelues, des faits divers extravagants, mais c’est bien là la force d’un film qui n’a pas besoin de se noyer dans l’immensité de ce qu’il voudrait appeler réel. Se détachant progressivement des velléités du naturalisme, Yang abouti peut-être à son œuvre la plus réaliste (la plus touchante ?).

Avec comme acteur principal son ami de longue date Wu Nien-jen (coscénariste de That Day, on the Beach), Yang sublime tout son cinéma, celui de l’urbanité, où tout le monde peut se croiser dans l’immense capitale Taipei, celui du développement personnel (dans le contexte taïwanais), à travers le petit Yang Yang, celui du temps, dans lequel tout se retrouve et se bouleverse. Plusieurs fois les mêmes endroits sont repris d’un bout à l’autre du film, mais ce n’est pas un jeu de question-réponse, il n’y a pas la nécessité de faire particulièrement évoluer nos personnages (il ne faudrait pas forcer une grille de lecture occidentale). Ces plans identiques n’évoluent que par rapport à la temporalité, diégétique et extra-diégétique, il s’agit de rendre compte d’un état, d’un ensemble. Yi Yi est son film où la caméra prend le plus de recul, où les personnages sont les plus mélancoliques, car mis au devant de ce qui fait leur individualité au sein d’un collectif, comme le concrétisent ces quelques plans réunissant figure humaine dans un intérieur et monde urbain dans le reflet de la vitre qu’ils regardent. Une ambiance spinoziste surplombe enfin le récit qui raconte une constante lutte pour leur liberté des personnages, illusoire et tragique, mais avec une vitalité retrouvée : celle de l’espoir de vivre sa vie.

Yi Yi (2000) – Edward Yang

Edward Yang quitte prématurément notre monde en 2007 des suites d’un cancer. Il laisse derrière lui une Œuvre exceptionnelle possédant une relation toute particulière au temps, ce qui n’est pas sans rappeler la coïncidente ressemblance que le taïwanais entretient avec un autre réalisateur d’un univers tout à fait différent, Andreï Tarkovski : 7 petits longs-métrages, autant de chef-d’œuvres, et un décès d’un cancer à la cinquantaine. L’expression qui donne le titre à cet article, volée au philosophe sinologue François Jullien, évoque parfaitement le parcours artistique du réalisateur. Comme défini par Jullien, « l’écart » pourrait être ce qui se distingue d’une culture à l’autre, qui fait que l’on pense à la base différemment, « l’entre » serait notre socle commun (« penser entre les pensées » ou plutôt ici filmer entre les pensées). Yang, par sa filmographie profondément chinoise mais hantée d’Amérique (et un peu de Japon), est peut-être l’un des cinéastes à avoir le plus pleinement réalisé cet entre. La volonté de cet article n’était pas de décortiquer en détail chaque petit bout de film, car ils mériteraient tous leur propre papier, mais de planer un peu au-dessus et partager ce qu’on peut y trouver. Il n’était pas question de chercher l’essence du cinéma de Yang, car la Chine ne pensant pas l' »être », il vaut mieux rester à son image dans le relativisme. L’idée était, à l’instar du plan yangien, d’essayer l’évocation du grand par la description de fragments, et en restant dans l’esprit d’une non-délimitation, comme dirait Ozu, « Le champ de la caméra n’est qu’une petite fenêtre sur le monde, il faut réfléchir deux fois avant d’appuyer sur le déclencheur » !

Samuel Dumas
Samuel Dumas
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