Que reste-t-il du rêve américain, si ce n’est le fascisme, l’impuissance, la désillusion et la vanité ? The Sweet East, premier film de Sean Price Williams en tant que réalisateur, propose une catabase surréaliste jusqu’au fin fond de l’Amérique pour le découvrir. Fuite haletante à la recherche de repères dans un monde vide de sens, le film de Williams prend ici le contrepied cynique de Pauvres Créatures en s’aventurant dans la laideur avec plus de courage, et moins d’espoir.
The Sweet East retrace les mésaventures de Lillian, une jeune adolescente que ses premières expériences amoureuses et sexuelles émeuvent peu, ayant pris la fuite lors d’un voyage scolaire à Washington. Alors qu’un braquage armé a lieu dans le restaurant dans lequel elle se trouve aux côtés de ses camarades de classe, elle s’engouffre dans un couloir sombre à la suite d’un jeune au look punk, veste cloutée et cheveux déteints et abandonne alors sa vie d’avant.
Cette référence évidente à la chute d’Alice dans le terrier du lapin dans l’œuvre de Lewis Caroll inaugure pour Lillian le début d’une épopée dans l’Est des États-Unis, rythmée par la rencontre d’une galerie éclectique de personnages archétypiques, s’agitant contre la vacuité de l’existence dans une Amérique où le capitalisme a défait tout tissu social. Entre reconstruction illusoire d’un sens de la communauté dans un squat misérable, rêves mortifères de fascisme et de suprématie blanche dans la solitude pourrissante d’une vieille maison familiale, grands espoirs artistiques voués à la médiocrité et religiosité orthodoxe sur fond de musique techno, Lillian se confronte avec indifférence et inconséquence à une fresque décadente où couvent frustration, ressentiment et désillusion.
À première vue, Pauvres Créatures et The Sweet East suivent un schéma similaire : un personnage féminin s’enfuit, mène une odyssée surréaliste à travers des contrées inconnues et se confronte à la rugosité d’un monde qui cherche à freiner la course de cet élan de liberté.
Pourtant, malgré cette filiation formelle, Lillian et Bella Baxter (personnage principal de Pauvres Créatures) sont des personnages diamétralement opposés et leur différence trahit en réalité la nature même des projets qu’elles incarnent. Bella est débordante, entêtée, naïve, fantasque, elle est, à proprement parler, taillée à la mesure d’un roman du XIXe siècle. Lillian pâlit en comparaison, elle se révèle nonchalante, inconséquente, parle peu et répète machinalement « that’s retarded » (« c’est débile »). Elle est le miroir sur lequel viennent prendre forme les désirs, les aspirations et les mensonges de ses interlocuteurs, tantôt jeune esprit à former ou force vive à capturer. Contrairement à Bella, elle ne lutte pas avec hargne contre l’enfermement, elle se laisse prendre, et ne s’en défait que par ennui. Mais c’est peut-être précisément en cette absence notoire d’identité substantielle que Lillian donne une épaisseur particulière au récit de ses mésaventures : il se joue autour d’elle et en elle un vide, un manque, une absence, que la société de consommation comble illusoirement d’étiquettes, d’objets et d’images.
Là où Pauvres Créatures cherche (et trouve) l’accomplissement par une culture de soi et de son écosystème, revendiquant l’identité comme un bien, un droit et une force, The Sweet East est en quête du jardin dans lequel Bella Baxter établit finalement son havre de paix, mais échoue. L’identité y est une place vide, façonnée par le monde, n’existant que dans celui-ci et au contact de celui-ci, sauf quand celui-ci disparaît ; faisant jouer ici le motif deleuzien de la perte du monde dans la modernité. L’imperméabilité d’un sujet face à son monde se retrouve réduite à néant dans le film de Williams, l’ambition étant de mettre au jour l’impuissance d’une résistance de l’identité face à un déchirement du tissu de l’existence. La force et l’efficacité de The Sweet East tiennent en cette compréhension de la complexité des rapports qui se jouent entre l’individu et son autre, rapport de vulnérabilité totale et non de parfaite altérité.
L’illustration la plus marquante de cet échec de l’émancipation comme processus individuel au sein duquel il faut « cultiver notre jardin », formule empruntée au Candide de Voltaire, et trouvant un écho littéral dans Pauvres Créatures, se déroule lors du passage de Lillian à New York. Elle y fait la rencontre de deux cinéastes amateurs (incarnés brillamment par Ayo Edebiri et Jeremy O. Harris) qui la convainquent d’incarner le personnage féminin du film qu’ils réalisent. Malgré la superbe métrosexuelle légèrement vaine et caricaturale qui caractérise leur duo, ils semblent, momentanément, parvenir à donner du sens à la quête de Lillian. Elle est, pour la première fois, happée par l’élan de la création artistique. Lors d’une scène durant le tournage du film, la caméra de Williams s’approche du moniteur vidéo sur lequel est diffusé la scène que Lillian et son partenaire de jeu, Ian (Jacob Elordi), interprètent, ce moment est silencieux, bref, contemplatif, religieux, et fait alors entrevoir l’espoir d’un lien sur le point de se renouer.
Le film ne tarde néanmoins pas à redoubler et à aiguiser son cynisme et rappelle brutalement l’impossibilité d’une salvation solitaire. La violence fasciste réprime cruellement ce qui croit pouvoir s’y dérober : le professeur néo-nazi auprès duquel Lillian a séjourné temporairement avant de lui dérober un sac de billets et de s’enfuir, retrouve sa trace à l’aide d’une photo publiée dans un tabloïd. Il se rend, accompagné de membres d’un groupuscule de suprémacistes blancs, sur le tournage du film dans lequel Lillian joue, ouvre le feu sur l’équipe du film, et met ainsi fin à l’idylle hollywoodien.
Là où Pauvres Créature trouve la beauté dans un refus de la fatalité, The Sweet East décore le tragique, les lambeaux de la désillusion et du désespoir qui parsèment le chemin de la jeune Lillian. C’est dans cette affirmation finale « tout finira par arriver » que se tient la tension du film de Williams : tout est là, tout sera là, mais comment continuer d’exister pour lui donner un sens ? Fuir, expérimenter, voir, croire, déchanter, rester, partir, rentrer, repartir, The Sweet East ne trouve pas sa réponse, mais laisse planer la question, et c’est peut-être cette question qui donne à elle seule le sens entier de la quête, au plus loin du jardin fleuri où, sous un rayon de soleil, Bella Baxter se choisit finalement une carrière dans la médecine.