Pauvres Créatures : immature expérience

Pauvres Créatures est un film réalisé par Yórgos Lánthimos avec notamment Emma Stone et Jack Barton.

Synopsis : Bella est une jeune femme ramenée à la vie par le brillant et peu orthodoxe Dr Godwin Baxter. Sous sa protection, elle a soif d’apprendre.

Il fallait déjà qu’il arrive si tôt dans l’année, le film d’auteur familial plébiscité par tous les êtres vivants se situant approximativement entre 15 et 80 ans. En effet, Yórgos Lánthimos emboîte avec sa Barbie bizarre un film aussi désarticulé que ses tentatives de morales qui se retrouvent noyées par des effets de style exubérants – le jeu de mot entre noyer et poisson étant très tentant au vu du nombre incalculable de fisheyes lourdement utilisés.

Pourtant, l’expérience pouvait se tenir à première vue. Une réécriture du classique de Mary Shelley dans le sens inverse de la couture : Frankenstein n’est autre qu’un Willem Dafoe au visage de latex agrafé et créateur prométhéen – littéralement nommé Godwin – d’une expérience montée à l’envers. Bella est déjà née auparavant, mais doit de nouveau tout apprendre de la dure vie qu’est la nôtre, enfin à peu de choses près. Car si l’idée de donner une seconde vie à cette Barbie afin de se plonger dans sa perception du monde est alléchante, l’exécution, elle, déroute, voire dérange à de trop nombreux moments.

Image d’un lecteur anonyme qui me suppliera d’arrêter cette critique
Pauvres Créatures de Yórgos Lánthimos – © 2024 Searchlight Pictures

Bien évidement que l’on pouvait s’attendre à un résultat clivant et volontairement sournois de la part de l’auteur de La Favorite ou de The Lobster, mais le défaut de fabrication semble ici plus évident. En effet, conscient de son propre cynisme, le film déroule le tapis rouge des scènes de mauvais goût pour parfois arracher un rire complice (qui ne sait d’ailleurs pas s’il doit rire avec le film ou non) et d’autres fois nous fait grincer de la craie sur le tableau. Bien que disposant d’un corps d’adulte, le personnage de Bella se voit pourvu d’un cerveau de nouveau-né.

Ainsi, elle apprend peu à peu à marcher, à parler comme elle le peut grâce à une Emma Stone réellement investie et qui peut déployer à la manière de Robbie chez Gerwig un personnage aux traits uniques et propres. Seulement, Bella est belle. Contrairement à son créateur, elle séduit. La découverte du sexe et du désir se fait de manière précoce, presque vulgaire. Bella, naïve et désarmée, est l’attention d’hommes tous plus affamés les uns des autres. On peut en comprendre l’intention (trop) évidente, mais le film se passera curieusement bien de travailler une quelconque dynamique de pouvoir.

L’excuse est toute trouvée pour éviter l’agression et la soumission, puisqu’il présente déjà Bella comme une héroïne alors qu’elle n’a même pas encore conscience de son propre rôle. La morale qui s’en dégage, une fois humée, irrite les narines. Elle agace au fur et à mesure de scènes de sexe répétitives, qui montrent juste ce qu’il faut sans tout dévoiler au risque de trop bousculer. Cet acharnement incessant finit par questionner : scènes d’émancipations ou réelle perversité complaisante ? L’intention vacille. Bella fait de sa sexualité un jeu dangereux, toujours présenté loin de toutes émotions, tandis que le plaisir est jouvence – permettant peut-être à Lanthimos d’en profiter pour réaliser du coin de l’œil ses pires fantasmes d’adolescent prépubère (mention particulière à cet interminable plan fixe des plantes de Stone à la limite du fétichisme, comme si celui-ci venait de découvrir Pulp Fiction).

Bien évidemment qu’il est plaisant de voir une femme jouir de sa liberté sexuelle et d’utiliser son corps comme elle seule l’entend. Mais malgré tout, la légitimité de l’acte n’atteindrait pas ses limites s’il ne venait pas à tourner à vide. Sans rapport de force, il finit par en découler une pseudo-domination si peu réaliste et si peu convaincante que seul le réalisateur semble en tirer du plaisir. La mise en scène embrasse les corps et les formes, mais en défaveur de toute substance psychique et dramatique.

Bella finit par devenir l’antithèse de la démonstration, assouvissant ses désirs comme des besoins insatiables et créant ainsi l’inverse de ce que le long métrage semblait vouloir transmettre. Le corps nu d’Emma Stone finit par devenir une habitude, filmé et enlacé par une caméra complice d’une obsession à peine dissimulée. Aucun autre corps ne sera d’ailleurs autant sexualisé que le sien. Même si ce n’est peut-être pas le sujet central du long métrage, il est évident que son martelage tout du long n’aide pas à penser à autre chose à la fin du film.

Il serait temps de prendre l’air
Pauvres Créatures de Yórgos Lánthimos – © 2024 Searchlight Pictures

Au-delà de la question du corps, c’est aussi la question de l’esprit dans sa façon générale qui dérange. Avec maximum quatre ans d’âge mental décrit, la Belle est déjà promise à sa Bête : l’assistant de recherche de son créateur. Alors qu’il grandit et passe des jours entiers avec elle, il éprouve des désirs pour cette (rappelons le) enfant au corps d’adulte. La facilité déconcertante avec laquelle tout semble pardonné est effarante, le propos tiendrait peut-être un tant soit peu si le mariage promis n’avait pas véritablement lieu plus tard. Le pacte est signé, la Belle ne peut s’échapper de son château cadenassé.

Mais heureusement, elle peut compter sur un gentleman (Mark Ruffalo) très distingué qui éveillera son appétit sexuel avec un attouchement non consenti. Bella n’a pas conscience de la gravité des actes et, tout comme son auteur, n’a aucun sens du drame. Tout est facilement esquissé sous le ton de la plaisanterie grasse et jaunâtre alors qu’en embrassant le malaise qui aurait dû nécessairement se distiller de ses situations, on pouvait tenir un vrai propos cruel sur l’emprise du patriarcat. Tout un épisode se déroule dans une maison close, mais vous pouvez dire adieu à la précarité, aux violences et à toute notion de consentement – au cas où ce n’était déjà pas clair avant. Aucune dialectique dans les choix de mise en scène, puisque l’on retrouve cette manière spectaculaire de filmer l’abus comme le consenti.

Les agressions finissent par exciter ses partenaires, le rythme comique s’installe en conséquence. On essaie de faire preuve de drôlerie, on oublie, on passe à la scène suivante – le voyage ne doit pas trop tarder quand même. Comment pourrait-on sortir une leçon alors que le professeur ne peut pas s’empêcher de tourner son cours à la plus basse des plaisanteries pour dédramatiser et, ainsi, convenir au plus grand nombre. Le comique est par ailleurs à l’image de la plastique du film. Le rire agit comme une forme de condamnation, la mise en scène en fera tout autant. Tout parait calibré, travaillé pour donner à la rétine de quoi se nourrir quelques instants pour mieux cligner des yeux deux secondes plus tard. Tout est fait pour plaire et pour convenir les attentes préétablies d’un spectateur insouciant.

Si cela ne suffit pas ? Une pirouette acrobatique avec la caméra, qui ne sait d’ailleurs que trop rarement se poser. Là-dessus, il serait mentir de dire que Poor Things ne gère pas bien son rythme, le temps file vite, car tout est justement conçu pour nous amuser, pour nous divertir. Difficile donc aussi de croire à tous ses décors numériques générés aléatoirement, desquels on se demande comment les acteurs eux-mêmes peuvent y croire. Certaines trouvailles visuelles restent cependant intéressantes, oscillant entre conte merveilleux et gothique, notamment ce Lisbonne aux machines steampunk-o-gothique. Mais les fonds verts à peine cachés gâchent tout et débordent comme un coloriage d’enfant. La plastique avant la cervelle, la forme avant le fond.

C’est bientôt fini, promis
Pauvres Créatures de Yórgos Lánthimos – © 2024 Searchlight Pictures

Que dire aussi du misérabilisme sidérant du film qu’on oublierait alors presque avec toutes ces palettes de couleurs. En haut de l’échelle : l’immonde scène de la fosse et de ses cadavres de pouilleux. Vous comprenez, il ne faudrait pas trop choquer et approfondir la critique. L’aventure doit rester plaisante, contentons-nous de rester spectateur. Alors, on rajoute un petit filtre pour rendre le tout visuellement agréable, et on passera sur le côté misérable d’une scène infecte sous couverts de fausse critique de la société bourgeoise – alors que Bella, propre bourgeoise, restera d’ailleurs elle-même dans un cercle de confort bourgeois normé malgré ses efforts – pour en desservir une morale égoïste presque réac. Ne pas se mêler des conflits du monde, car on ne peut rien faire, mais quand même, quelles pauvres créatures.

La dramaturgie absente, Lanthimos semble contraint de négliger chaque approche thématique pour faire consensus et pour rentrer dans les frais. Malgré sa superbe composition – à laquelle la mise en scène n’arrive presque jamais à véritablement rendre hommage – tout est effleuré, calculé. Tout enjeu disparait sous le prétexte du « après tout, pourquoi pas, qui vivra verra » caractérisant la spontanéité curieuse de Bella. Un personnage qui manquerait de substance sans une sublime Emma Stone qui semble échapper miraculeusement à toute équation, l’évolution physique et spirituelle de Bella reste malgré tout étonnement cohérente. Les démarches et mimiques apprises en font une figure réussie et étonnement unique.

Le numéro de mime ne suffira malheureusement pas, chaque étape traversée par la pauvre créature est enjambée et vite balayée. Tout ce voyage pour que cette tentative de portrait de femme libre sans orientation sexuelle définie se replace finalement à son point de départ initial : dans une vie conformiste au possible. La comparaison avec le Barbie de Gerwig n’est peut-être pas vaine finalement. Sans être sous le joux d’une grande firme internationale (si l’on excepte la Searchlight appartenant à la souris aux grandes oreilles), Lanthimos se complait à son tour dans un délire assumé pour plaire et véhiculer de supposées bonnes intentions. Les images fabriquées du cinéaste dominent un spectateur aux valeurs préétablies avec des morales d’époque déjà naturellement assimilées et balancées à la petite cuillère. Mais bon, eh, on aura bien ricané au moins. C’était suffisant, non ?

Pauvres Créatures de Yórgos Lánthimos – © 2024 Searchlight Pictures

La Note

4/10

Note : 4 sur 10.
Pauvres Créatures de Yórgos Lánthimos – © 2024 Searchlight Pictures

Tristan Misiewicz
Tristan Misiewicz
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