À la mi-septembre, le Club Lumière s’est rendu à Deauville pour assister aux projections des films qui constituent l’actualité du cinéma américain. Nous vous proposons ici de revenir sur une sélection de quatre films qui ont marqué ce week-end sur la côte normande.
Speak no evil
Speak no evil est un film réalisé par James Watkins sorti en salles en France le 18 septembre, et reprenant son scénario au film du même nom réalisé par le danois Christian Tafdrup en 2022. Ce remake s’inscrit dans le paysage prestigieux des thrillers psychologiques, inscrivant son récit dans le cadre familier et pourtant légèrement troublant de la campagne anglaise, chez ces gens chaleureux que l’on croit connaître et qui nous ressemblent presque. Le scénario suit l’un des formats classiques du monstre dans la maison, un schéma narratif impliquant un cadre domestique, les péchés d’un couple malheureux à la recherche d’absolution, et la sensation que dans l’ombre, quand la nuit tombe, quelque chose se cache. Les nombreuses interprétations contemporaines s’approprient ce trope en instillant chez les spectateurs une sensation de malaise, toujours balayée d’un revers de la main par des raisons politiques, sociales, économiques (on pense notamment à Get Out de Jordan Peele paru en 2017) ou, en l’occurrence chez Watkins, en le rangeant du côté des différences culturelles entre anglais et américains. Sont ici mis en symétrie deux couples anglophones, respectivement parents d’un unique enfant, pour les uns trop francs et impudiques, pour les autres hypocrites et tourmentés par la peur de déplaire.
Le film souligne avec efficacité et humour ce décalage, tout en offrant quelques scènes fortes où ressentiment et détresse sont la recette parfaite pour une intimité inattendue, compliquée mais profondément touchante. Néanmoins, le film perd en amplitude à l’approche de son climax, la narration se fait quelque peu familière, prévisible et peine à se rendre mémorable, avec un fusil de Tchekhov laissant particulièrement à désirer. Il faut malgré tout souligner les quelques éclairs de génie émiettés dans les scènes d’affrontements, brisant effectivement certains codes du genre au profit de ses personnages féminins. In fine, Speak no evil interroge sur sa capacité à répondre aux contraintes qu’il s’impose alors même que les éléments qu’il semble considérer comme des arguments faibles sont ceux qui font briller par éclats ponctuels le travail de Watkins.
The School Duel
Premier film de Todd Wiseman Jr, The School Duel est une odyssée politique dystopique qui puise son inspiration dans les rouages de la violence, de la haine, de l’idéologie et de la propagande. C’est le portrait réussi d’un paysage politique en déflagration, en proie à l’ignorance et aux intérêts économiques des pouvoirs privés dans l’industrie des armes à feu. Avec un concept par certains aspects familier, et par d’autres original, The School Duel frappe fort et propose une expérience visuelle marquante, étourdissante, et très réussie. Le choix du noir et blanc, parfois risqué, est ici cohérent, et prend tout son sens grâce à un très bref passage par la couleur. Le jeu, notamment celui de Kue Lawrence, à qui revient le rôle principal à l’âge de 13 ans, ne manque pas de surprendre par sa qualité et sa justesse.
La sensibilité du jeu est contrastée par la violence extrême représentée à l’écran, ce qui permet à la mise en scène de trouver un équilibre froid mais saisissant. Le film interroge, par tous les moyens qui lui sont donnés, qu’il s’agisse du son, de l’image, de la mise en scène, du jeu, la profondeur des racines de l’idéologie, et ses ramifications dans la chair de ses personnages. Avec The School Duel, Todd Wiseman Jr signe avec brio un morceau de bravoure du cinéma d’auteur américain.
Exhibiting forgiveness
Ce film signe pour le peintre américain Titus Kaphar une entrée dans le monde du cinéma, après plus de vingt ans à travailler la toile et à tenter de briser son cadre rigide au nom d’une réappropriation audacieuse des beaux-arts. C’est en ce sens qu’il faut comprendre le projet de Exhibiting forgiveness, un film à caractère autobiographique sur la relation d’un père et d’un fils qui fonctionne, en grande partie, comme une peinture. Ce qui fait l’originalité de ce film est parfois ce qui le dessert.
Confinée à une exigence picturale d’esthétisme, la mise en scène semble parfois plate, peinant à effectuer une transition compréhensive vers le médium cinématographique. De longues et fréquentes transitions au ralenti sur de la musique soul font même parfois basculer le film vers une sorte d’objet audiovisuel qui imite ce qu’il croit être un film. Un écueil décevant quand on prend en compte le projet, le jeu, et l’écriture qui se révèle parfois brillante. Cette dernière est elle aussi à la recherche d’un équilibre, entre subtilité très appréciable et touchante par moments et répétitions et explications parfois lourdes et légèrement verbeuses qui sous-estiment les capacités de compréhension de son public par d’autres. S’attaquer à la relation d’un père et de son fils, une relation intime et politique, à la recherche d’une économie du pardon subvertissant l’hégémonie chrétienne du “pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensé” est un projet ambitieux, louable et, par certains aspects, original. Il est dommage que cette ambition ne se déploie pas entièrement dans ce film qui aurait plus être plus, mais qui semble s’étrangler sur ses propres mots, et subséquemment sur son besoin de mettre des mots.
Il faut néanmoins saluer l’excellence de certaines scènes, notamment les flashbacks qui ponctuent le récit et qui, par leur capacité à aller droit au matériau brut du souvenir, atteignent une qualité scénaristique et visuelle admirable. Pour trente minutes d’hésitation, le film livre systématiquement à son spectateur 30 secondes percutantes, profondément douloureuses et pertinentes, sur Jésus, la drogue et le traumatisme intergénérationnel.
Sing Sing
Sing Sing réalisé par Greg Kwedar et dont la sortie en salle française est prévue pour janvier 2025 est sans aucun doute l’un des monuments de cette édition du festival. Ce film poignant est pourtant d’une simplicité scénaristique étonnante : retracer la vie quotidienne des prisonniers dans le complexe carcéral de Sing Sing, situé dans l’État de New York, notamment à travers l’activité d’un programme de réhabilitation par le théâtre.
Ce film approche l’univers carcéral à contre-courant des représentations traditionnelles et sensationnalistes. Il se fait sensible et juste, face au rouleau compresseur des établissements correctionnels, qui sont en vérité des complexes industriels au sein desquels des hommes sont placés et oubliés, parfois pour le restant de leur vie. Sing sing comprend cette néantisation, cet oubli, cette violence, et ne cherche pas le romantisme ou le mélodrame de cette situation, il ne néglige jamais le fait qu’il traite de l’existence réelle de personnes réelles, qui jouent par ailleurs, pour beaucoup leur propre rôle dans le film. Cette profonde dignité accordée aux personnages ne faillit jamais, et s’honore au contraire en mêlant humour et compassion avec une humanité qui lui est propre.
Le film est un rappel fracassant et touchant des mécanismes d’aliénation profonde à l’œuvre dans un système ayant abandonné la réhabilitation véritable au profit d’une justice qui punit en privant, jusqu’à parfois nier la possibilité d’être (ou de ne pas être…) Il s’agit pour Sing Sing et ses acteurs-personnages d’ouvrir une lucarne vers la lumière, d’autoriser ceux que l’on oublie ou que l’on estime indésirables à vivre, espérer, construire, essayer, échouer, réussir, pleurer ou rire, par l’art. L’oiseau en cage n’a jamais cessé de chanter, et Sing Sing porte sa voix, il se fait le vecteur plus que nécessaire d’un message humain dans un paysage politique en plein durcissement. Sing Sing est la version la plus juste de tout ce que son réalisateur aurait pu essayer de faire, il en est la version la plus aboutie, la plus humaine et la plus simplement frappante de lui-même.