Le cinéma peut-il vraiment être féministe?

De Barbie (2023) à Il reste encore demain (2024), la critique semble accueillir chaleureusement les nouvelles initiatives féministes au cinéma. Pourtant, si ces films semblent en apparence s’attaquer de front aux thématiques de l’émancipation féminine, ils semblent paradoxalement peiner à politiser leur propos en profondeur. Qu’un film parle de féminisme est une chose, qu’il parvienne à proposer un tableau politique en est une autre. Cet article cherche à s’interroger sur la pertinence du fait de parler de cinéma féministe, et sur la possibilité de sa réalisation. Il cherche à questionner les manières dont le cinéma aborde le sujet de l’oppression des femmes en soulignant notamment l’inadéquation du discours et des outils. 

Les films féministes considérés comme des succès au box office de ces dernières années semblent, systématiquement dans le processus de leur construction politique, se heurter à un obstacle majeur. Si leur contenu semble orienté vers la critique des structures de pouvoir misogynes, les moyens dont ils disposent semblent demeurer les instruments d’un régime politique de domination. Pour ne citer que lui, car la récurrence des critiques qui lui sont adressées rendront le propos plus clair, le film Barbie, tient, en apparence, un discours émancipateur, mais peine indéniablement à réinventer l’expression même de ce discours, recourant aux traditionnels acteurs et schémas narratifs hollywoodiens pensés, portés, et soutenus par des traditionnelles institutions capitalistes et patriarcales. Ce constat est en réalité révélateur d’un problème de ciblage (accidentel ou volontaire), de ce qu’est un sujet politique. 

Barbie (2023) © Warner Bros

Ces films semblent, comme le fait apparaître la manière dont ils se positionnent, considérer que le problème est discursif, qu’il se loge dans le contenu des phrases et non dans le langage lui-même. Le paradigme dominant, pris pour présupposé, n’est pas à remettre en cause, il est toujours considéré comme outil de “réappropriation” potentielle. En s’inscrivant dans un imaginaire préexistant et dans des schémas narratifs dominants pour en changer le contenu, ces films ne s’aventurent pas aux limites de l’idéologie et s’amputent de la possibilité d’en démontrer la facticité. Ils substituent au “male gaze” un symétrique inverse que serait le “female gaze”. Cette notion reste pourtant la majeure partie du temps pensée négativement, comme ce qui n’est pas le “male gaze”, elle en reste donc étroitement dépendante, luttant avec pour en tirer ponctuellement des esquisses de représentations plus neutres que néfastes. 

C’est pourquoi Promising Young Woman, le revenge movie pourtant ambitieux de Emerald Fennel sorti en 2020, ne parvient pas à triompher de son ennemi et finit par lui sacrifier son personnage féminin principal, proposant comme seul réconfort à son spectateur les sirènes d’une voiture de police. Le dernier geste du film de Emerald Fennell suggère que l’institution qui a jusque-là échoué en tout point à rendre justice aux femmes du film sera finalement un allié. En faisant assassiner la protagoniste, l’histoire semble s’inscrire à contre-cœur dans le paradigme de la vraisemblance et de la rationalité tout en négligeant naïvement la réalité effective des institutions policières. Le film ne se départit pas du paradigme de la violence et accueille avec ignorance les mécanismes qui l’invisibilisent. Les outils du film sont simplement empruntés à une structure hégémonique et n’ouvrent sur rien d’autre que la réalité brutale comme si elle n’était jamais qu’une fatalité. Le projet n’est pas de faire exploser le cadre qui présuppose l’oppression comme inévitable, mais bien plutôt de la mettre en scène et de la dramatiser. 

Cette démarche envisage le cinéma comme un processus didactique, dont le rôle est de proposer une pédagogie des images du réel pour en éclairer les dynamiques. En faisant cela, le cinéma ne parle pas son propre langage, il discourt purement et simplement, alors même qu’il dispose des instruments qui lui permettent de se soustraire à un quelconque principe de réalité. Il faut considérer que le cinéma n’a pas pour rôle de représenter, il n’est pas un guide dont le mouvement part de l’intérieur du film pour indiquer quelque chose à l’extérieur de celui-ci, quelque part dans le réel. Il est un processus autoréférentiel qui crée fondamentalement un niveau de réalité autre qui peut (et doit) rompre ses liens avec la vérité. Le cinéma ne peut donc pas être politique comme le serait un discours, c’est-à-dire en traitant de sujets relatifs à l’organisation de la vie sociale, il est politique quand il s’organise lui-même comme système clos avec ses règles et valeurs propres. 

C’est en cela que l’orgasme puis le meurtre commis par Jeanne Dielman (Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles) à la fin du film de Chantal Akerman ne cherchent pas à représenter, à proprement parler, le geste desespéré d’une femme soumise à la pression infernale de la routine domestique, ces actes sont associés à des valeurs issues d’une recomposition libre du réel. Le film refuse le langage de la rationalité, bien qu’il feigne de le parler pendant trois heures avant l’acte final, sans doute pour mieux marquer sa rupture avec celui-ci. Le meurtre que la protagoniste commet se refuse à être le crime monstrueux que le principe de réalité le contraindrait à être. C’est en refusant de jouer le jeu de la réalité de domination que le cinéma acquiert sa dimension la plus politique, et la plus féministe. C’est également en ce sens qu’on ne peut pas dire que le film excuse le crime, puisqu’il ne l’envisage pas dans le cadre de la morale ou de la loi ordinaire. Il n’emprunte pas l’acte assassin au réel, il dérobe l’image et recompose intégralement sa signification. Le regard est alors pensé comme une positivité autre, et non plus comme le négatif pur du regard hégémonique que serait le “male gaze”. 

“I don’t believe in the glorification of murder. I do believe in the empowerment of women.”

Lady Gaga, à propos de House of Gucci (2021)

Le film Il reste encore demain réalisé par Paola Cortellesi, sorti récemment en salles, s’essaie au jeu de la recomposition du réel, et tente de s’extraire d’un rapport trop étroit à la vérité, notamment par une démarche proche d’un réalisme lyrique. Le film se montre conscient des enjeux de pouvoir qui sous-tendent l’espace de la famille et cherche dans le même geste à s’extraire de cette fatalité en se reconnaissant comme un espace surréaliste (en témoignent les scènes de danse où tout indice de réalité est momentanément suspendu par exemple). Pourtant, le film échoue misérablement dans sa conclusion. Il fait mine de conduire son public vers le point culminant du rejet de la vraisemblance, la fuite de la femme mariée du foyer, l’abandon de son rôle de mère, l’échappatoire ultime face à son mari violent, alors même qu’elle n’a pas d’indépendance financière, ce qui compte étant de partir. Le film décide alors de révéler que le tant attendu départ n’est en réalité qu’un déplacement vers le bureau de vote. La fuite émancipatrice est alors éclipsée au profit d’un retour brusque du principe de réalité par le dépôt d’un bulletin de vote dans l’urne. En se mettant à discourir, le film perd son potentiel de force créatrice, il se laisse happer par le vrai et devient impuissant face à lui. 

Le cinéma ne gagne alors vraiment en puissance que lorsqu’il abandonne son souci pour la vraisemblance. Là où certains films s’évertuent à tenir des discours, ce sont parfois les films les moins bavards qui brisent avec le plus d’intensité le cadre de domination hégémonique, s’aventurant volontiers dans un espace de liberté, lui offrant une concrétude, et ouvrant les horizons politiques au delà de la fatalité factice de l’oppression.

Philomène Martinez
Philomène Martinez
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