LE CONTRE-DIALOGUE AU CINÉMA : D’où vient le tiraillement ?

Mikio Naruse, le film apparent et le film rêvé.

Ne mettons pas la charrue avant les bœufs. Avant de décrire comment cette méthode, cette structure disons, prend place dans la filmographie de tel ou tel réalisateur (il sera question ici de deux d’entre eux, un par partie, ceux que j’ai l’impression de bien connaitre et chez qui le contre dialogue m’est apparu comme une essence de leur cinéma), il est impératif de définir ce qu’est le contre dialogue en général, brièvement car le détailler n’appartient qu’aux cinéastes et donc à son application par ceux-ci. Le contre-dialogue est un terme qui m’a paru évocateur quant à une certaine structure tant thématique, scénaristique et formelle, consistant à l’apparition distincte de deux « entités » contraires dans le métrage. Parce qu’elles sont distinctes, leur différence est observable et fait sens dans le contexte intérieur du film. Et en même temps, parce qu’elles sont contraires et paradoxales leur existence ne cesse de tenter de prendre le pas sur celle de l’autre, d’où né le tiraillement susmentionné. De ce tiraillement nait ce qui constitue le film et son évolution de son début à sa fin. Le but de cet article serra donc d’essayer de montrer l’application de ce principe dans la pratique, en l’occurrence son utilisation par Mikio Naruse, car en tant que simple outil, en tant que terrain vierge, il est modifié dans son déploiement par ce qu’y apporte chaque réalisateur en tant qu’artiste avec une sensibilité singulière. Loin de moi l’idée de créer des concepts pompeux qui réinventent la roue, il est plutôt question de proposer une manière d’aborder un cinéaste « réaliste » que j’admire, de tenter de cerner ce qui fait que son cinéma prend forme comme cela et pas autrement.

Il sera donc question ici de traiter de l’application du contre dialogue par Mikio Naruse. C’est un réalisateur japonais ayant exercé du début des années 30 à la fin des années 60, célèbre pour ses drames austères et emplis d’amertumes (nous y reviendront). Son film le plus célèbre, celui qui fait sa renommée encore aujourd’hui, auquel on pense directement quand son nom est évoqué, est sans aucun doute Nuages flottants. Cette histoire d’un je t’aime moi non plus dans le japon sous l’occupation d’immédiat après-guerre, est tout simplement bouleversante (même si ce n’est pas mon préféré). Le film est même loué par Yasujiro Ozu en personne dans ses Carnets ! Ozu, auquel on le rapproche souvent, et qui est pour moi son opposé dans la similitude, enfin c’est un autre débat. Issu d’un milieu prolétaire, Naruse proclame que la vie nous trahit dès le départ, lui qui voulut être ingénieur, projet avorté à cause de la mort de son père et la nécessité soudaine de subvenir aux besoins de sa famille. Se développe dans son cinéma dès lors une forte conscience de classe et de l’environnement social, ce qui n’en fait pourtant pas un révolutionnaire marxiste comme peuvent l’être Kenji Mizoguchi ou Keisuke Kinoshita, trop focalisé sur la survie de l’individu seul face aux dents acérés des déterminismes et de la prédation de la bourgeoisie.

En ce qui me concerne, il est pour l’heure l’un des si ce n’est mon réalisateur préféré. Je considère que la structure narrative et les procédés de dédramatisation qu’il a mis en place très tôt dans l’histoire du cinéma sont brillants et novateurs, et font de lui un cinéaste qui se détache de tout procédé d’attraction dans le sens littéral du terme par pur soucis de retranscrire la réalité matérielle et humaine des drames de manière lisible, qu’il décrit donc sans artifices.

Sa filmographie vaste (89 films recensés dont seulement une soixantaines visibles malheureusement) est un terrain foisonnant qui donne matière à étudier toutes les variations internes de son utilisation pourtant cohérente du contre-dialogue. Cet article serra nécessairement restreint, car je n’ai vu que 34 films de Naruse et que par soucis de taille je ne peux évoquer tous ces films.

Hideko Takamine interprétant le personnage de Kiyoko dans L’Eclair (1952)

Le contre dialogue chez Naruse n’est que la manifestation particulière de deux de ses thématiques liées : la frustration (sociale souvent) et le choix (à faire). Ce choix devient un moyen pour le personnage concerné de bouger, lutter contre ses déterminismes et d’évoluer en leur sein. Ainsi le contre dialogue est là pour montrer le tiraillement entre thèse et antithèse, un choix et un autre en sommes. Ainsi le personnage de Kiyoko dans l’Eclair que vous pouvez voir ci-dessus est peut-être la manifestation la plus absolue de cette frustration. Elle rêve d’être indépendante et de se marier si elle le désir (et dieu sait qu’elle ne le désire pas), et ce qui l’en empêche est son attachement à une famille modeste et conflictuelle dès le départ : quatre enfants de quatre pères différents. Le frère est un blessé de guerre qui n’arrive plus à vivre, une de ses sœurs devient subitement veuve d’un mari qui la trompait et l’autre tend à l’adultère avec un boulanger riche promit à Kiyoko, qui n’est qu’un prédateur sexuel collectionneur de femme. Mais peut-elle abandonner sa famille ?

Là se manifeste le choix, ou le tiraillement et donc le contre dialogue : D’un côté le fantasme, hors-sol car dissocié de toute situation sociale : il n’est que l’épanouissement chimérique et utopique du personnage dans une jouissance hypothétique et qui n’impacte que lui selon lui. Sorte d’oasis dans le désert, mais un oasis mirage. La réalité est-elle par contre caractérisée par sa nature ultra-sociale : le malheur provient souvent de ce que la société nous fait subir. On n’existe plus dans cette société réelle, et on existe trop, et trop purement, dans le fantasme pour qu’il soit envisageable dans le réel actuel. Ainsi la liaison grandissante, dans Épouse entre Yoshimi, collègue de travail veuve, et Toichi, mari malheureux, est montrée telle quelle comme un rêve dissocié de toute réalité, dans des scènes reprenant le cliché du mélodrame volontairement exagérées visuellement pour qu’on y voit une dissonance par contraste avec les autres scènes plus épurées et frontales dans leur représentation (procédé parfois trop évident pour qu’il échappe au didactisme ce qui fait de ce film un opus mineur mais représentatif).

Toichi (Ken Uehara) à gauche et Yoshimi (Michiyo Aratama) derrière l’arbre

Ainsi la conclusion est souvent étonnante. Naruse n’est pas un utopique, hélas il n’est pas un révolutionnaire convaincu comme dit plus tôt. Là où un Fassbinder aurait fait aboutir de ce tiraillement impossible un mal-être qui ne peut être résolu, découlant de cette situation une mort cruelle et injuste (ceux qui ont vu savent), Naruse n’est pas un fataliste. Le fantasme sert de déclic, d’image heureuse comme pour rappeler que le bonheur existe, sans pouvoir être trouvé dans cette non-réalité qui se présente. Le fantasme n’est que carburant sans être finalité, il permet de combattre ses déterminismes par l’espoir (inassouvi donc) et de les surpasser, sublimer sa réalité pour ne plus la subir et vivre. On vit toujours à l’intérieur, mais on n’en est plus les sujets du moins si on continue à se battre. Ainsi le sens de la vie se trouve dans la lutte, la vie par la survie. Hideko Takamine dans Cœur d’une épouse renonce à son amour pour Tojiro Mifune car elle ne peut résolument laisser tomber son mari dont elle a oublié l’amour dans leur adversité mutuelle face à la famille de ce dernier. Elle décide donc de faire face au diktat de sa belle-mère et de refuser ce dit diktat, au lieu de fuir par l’amour apparemment parfait et passionnel. On sublime l’état de base mauvais, qui ne révèle sa nature nocive que face à son contraire utopique, et parce qu’on sait qu’il est nocif face au bonheur on se rend compte qu’on peut lutter contre et ainsi on le sublime cet état de base. Pur mouvement dialectique. L’exemple de Cœur d’une épouse est symbolique : ce n’est pas la victoire d’une lutte, mais de l’idée de lutter, comme seul moyen d’exister dans la société…

…dans l’idéal. Le contre dialogue a en effet une deuxième forme chez Naruse qui est une perpétuelle désillusion sans résultat, une impression terrible que le temps a pris le dessus sur nous, qu’il est trop tard et qu’on se fait entrainer par ce dernier, nos espoirs partant en fumée. Le titre Au gré du courant est représentatif : on se laisse porter par les déterminismes, ils sont trop puissants pour qu’on lutte contre. Ce que Naruse appelle la vie (celle qui nous trahit rappelez-vous), c’est la société, et parfois elle est plus forte que nous et emporte le fantasme. Il lutte mais ne prend jamais forme avant de totalement voler en éclat : Au gré du courant, peut être son film le plus sombre, joue sur ces rêves avortés, sur cette impossibilité de s’épanouir dans le capitalisme. La fin est un rêve pour les geisha de gérer ensemble leur entreprise maintenant que, leur auberge vendue pour éponger les dettes, elles la louent et prennent un nouveau départ. Mais la propriétaire, grande bourgeoise, dit en cachette à la servante de ces geishas qu’elle compte les virer de l’auberge pour en faire un des restaurants de la chaine qu’elle possède. Ou alors, dans le même film, un personnage nous révèle un désir caché, que la vie détruit aussitôt (Une des geisha nous apprend que son amour de jeunesse se marie avec une autre, car elle n’est qu’une geisha). Comme le spectateur ne prend conscience de ce désir que dans sa mort, on ne peut qu’imaginer un mal-être transporté depuis longtemps, générant une amertume féroce. On ne peut vivre ensemble libres sans être soumis au cruauté des gens de pouvoir sur nos vies. Constat amer. Le contre dialogue dans ce cas est un nuage dans lequel des rayons de soleil passent, vites masqués à nouveau, donnant cette impression étouffante de désirer ce soleil en vain tout en sachant qu’il existe.

On ne peut s’en sortir qu’en étant fondamentalement austère seul face à la menace, à l’instar du personnage interprété par Takamine (décidément) dans Comme une épouse, comme une femme, qui décide de bafouer les conventions et rompre avec son espoir d’amour en révélant un secret qui va détruire la famille bourgeoise qui l’oppresse (et dont le mari est l’objet de cet amour), rééquilibrant de ce fait les rapport de forces et mettant fin à son tiraillement entre l’amour qu’elle rêve et la réalité de cet amour qui n’est que tromperie et exploitation. Il n’y a pas d’espoir pour l’opprimé, que de devenir la riposte aux exactions des plus forts sur lui, sans quoi il se fait dévorer par le système, comme le mari de la sœur de Kiyoko dans L’Eclair. Loin d’être une exaltation de la méritocratie comme je le pensais avant, c’est une peur de perdre son indépendance, son pouvoir sur soi-même qui transparait chez Naruse.

Hideko Takamine (à gauche) et Masayuki Mori (à droite), le riche amant de la guerre

Le contre dialogue est donc une affaire de lutte ce qui correspond bien à la description faite plus haut, de deux corps qui veulent prendre le dessus l’un sur l’autre.

Mais alors comme le dit dialogue apparait visuellement. Et bien, l’idéal est comme vu précédemment une « faiblesse nécessaire », un corps contre-social. Il nait donc d’un affaiblissement de la résilience, de la retenue. C’est souvent dans des moments propices à extérioriser, qui contraignent les personnages à parler ou qui les désinhibent que l’idéal va être extériorisé. Ces moments-là sont cependant souvent uniques, et marquent en soit plus l’aboutissement du dialogue que son mouvement. En effet ce sont souvent LES scènes ruptures, qui amènent à l’état de sublimation justement. J’en prends pour preuve les caractéristiques scènes de pluie, figure de style récurrente chez Naruse, qui portent en elles la matérialisation d’un trouble qui ne peut plus durer. Le mal-être déborde littéralement, et force les personnages à se confiner dans un lieu, obligés dès lors de se côtoyer sans contrôle, sans fuite. Cela amène au mot, le mot caché, le mot qu’on veut cacher à quelqu’un. Et pire, ceux à qui on voulait le cacher sont les témoins de cette révélation (Les parents de la famille dans Toute la famille travaille qui voient leur fils ainé leur avouer qu’il aimerait faire des études et potentiellement les priver d’un salaire indispensable). Comme expliqué plus tôt cela dit, ces scènes amènent à la destitution du fantasme, à la rupture avec lui : l’ainé remet à plus tard sa décision après le soulagement d’avoir vidé son sac. Seul écart à la règle, Le grondement de la montagne. En effet ce dernier garde l’utilité de la pluie, et même l’amène à son paroxysme : le débordement du mal-être par la petite averse chaude devient une tempête de typhon torrentielle et tropicale, et le simple confinement par confort devient un enjeu vital, amenant à une peur des personnage qui se rapprochent cherchant la sécurité dans l’autre, conduisant à ce que, par éventualité de la mort, on expie ses péchés par la parole, sans réussir à le faire, amplifiant alors le mal-être (le regard terrifié de Ken Uehara regardant sa femme qu’il trompe, sur le point de lui avouer avant de se résorber).

Scène de pluie du Grondement de la montagne (1954), Ken Uehara jouant Shuichi le mari.

Non, pour trouver le corps du dialogue plus que sa simple conclusion, c’est des procédés plus dissimulés qu’il faut chercher. Car Naruse est un cinéaste de la langue et de la discussion, et aussi un cinéaste du faux-semblant. Dire chez Naruse, c’est souvent dissimuler ce que l’on pense, et ainsi un tout autre film se créé dans les regards, dans les geste avortés, dans les lapsus. Les personnages chez Naruse parlent deux fois en même temps, et c’est en ça que l’expression « contre dialogue » est toute trouvée : on dit le contraire de nos pensée pour être sûr qu’elles n’apparaissent pas, on leur coupe la parole par le flux de futilités, qui ne peuvent masquer les détails qui entourent les mots, qui trahissent le mensonge. On dit oui avec la bouche et non avec la tête. On ne dit rien et nos yeux répondent plus que mille mot. Là est le brio de Naruse : faire parler pour ne rien dire, et le spectateur sachant que la parole est superflue va devoir se concentrer pour trouver la vérité ailleurs. Il est un cinéaste de l’imagination, qui demande au spectateur de lui-même faire ses analyse, brisant la dramatisation des points de ruptures narratifs pour laisser le flux des évènements courir, demandant à celui qui regarde d’être comme un des personnages : essayant en vain de décrypter l’impitoyable complexité intérieur de l’homme, sans piste, comme dans la vie. En ça il est un cousin de Natsume Soseki, écrivain japonais de l’ère Meiji, qui fait se plaindre à maintes reprises ses narrateurs personnages de leur incapacité à comprendre leurs proches. Le contre-dialogue est autant un outil esthétique (rythme, destruction de l’attraction, moment de clichés idéaux et détruit par les situations qui suivent) que thématiques (la frustration sociale qui amène au choix) : la forme donne sa représentation au fond et vice-versa. « L’âme nait de la forme du corps », dit J.M Straub en citant Thomas d’Aquin dans Où git votre sourire enfoui de Pedro Costa. Le contre-dialogue est donc l’essence même du cinéma de Naruse, l’équilibre sur lequel son cinéma si délicat repose.

Nino Guerassimoff
Nino Guerassimoff
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