Les Demoiselles de Rochefort : lettre d’amour personnelle à Jacques Demy

« Et toi, c’est quoi ton film préféré ? ». La question ultime que tout le monde pose et que l’on croit innocente et futile au premier abord mais qui finit par éveiller un réel questionnement existentiel en nous (j’abuse un peu ?). Parce qu’après tout, un film préféré, qu’est-ce que c’est ? Un film qui nous a marqué par ses qualités indéniables que personne ne pourrait réfuter ? Un film qui est arrivé au bon moment quand on en avait besoin ou que l’on a vu avec quelqu’un d’important et qui nous laisse un souvenir nostalgique ? Un film qui nous a parlé personnellement et auquel on se réfère indirectement dans notre vie de tous les jours ? Une unique réponse à ces questions n’existe pas, pourtant on est tous capables en y songeant d’en trouver un qui nous a particulièrement touché, marqué à sa manière. Ma Madeleine de Proust, comme vous l’aurez sans doute deviné, c’est les Demoiselles de Rochefort réalisé par Jacques Demy en 1967. Alors aujourd’hui, adieu objectivité, adieu neutralité, je m’en vais vous en faire l’éloge et tenter de vous entrainer avec moi dans l’amour que je porte envers ce film et pour le cinéma de Demy.

Aller, tous en piste !

J’ai toujours eu une approche assez familière avec le cinéma de Demy, dans le sens où ces films ont résonné en moi à travers les âges et continueront sans doute de le faire. Sa filmographie est pour moi une sorte de pansement qui à toujours permis de venir panser mes plaies et de me mettre du baume au cœur, du moins c’est ce que l’on pense la première fois que l’on se confronte à son cinéma. En effet, bien que magique, coloré et plein de vie, l’univers de Demy cache une profonde noirceur sous cet amas de pastels dont les messages nous parviennent au fur et à mesure de notre croissance. Ainsi, simplement le qualifier de merveilleux et d’enchanteur serait bien trop réducteur pour un réalisateur qui nous parle d’inceste, de crimes, d’addiction… Finalement à l’image de contes pour enfants, merveilleux à première vue mais contenant toujours un sous texte plus amer. Le parfait exemple, et celui par lequel on a généralement été introduit dans son monde, se nomme Peau d’Ane. Justement adapté d’un conte de Perrault en 1970, un film que j’ai découvert (comme beaucoup) petit quand la chanson « On n’épouse pas ses parents » n’avait pas encore de sens à mes yeux. Un univers cohérent et enchanteur, le décor de ce château et ses costumes fuchsias étant inoubliables, un Jean Marais habité et un duo Catherine Deneuve et Delphine Seyrig respectivement brillantes. Un film qui malgré ses beaux costumes et ses chansons envoutantes contient de sérieuses leçons de vie.

La chanson anti-inceste en est peut-être le parfait exemple, et au-delà de tout cela le thème de l’amour et du désir représenté sous les traits de désirs assez rugueux et clivants, mélangeant l’innocence avec une certaine noirceur qu’on ne saisira complètement qu’en revoyant le film ou en repensant à ces scènes (finalement tout le principe de la morale qui est sous entendue et qui fait sens quand on s’y confronte réellement). La morale finale de Peau d’Ane étant la séparation des enfants de leurs parents afin de réellement grandir, en choisissant de se détacher de son père et de son amour malsain, Peau d’Ane parvient à grandir et à s’épanouir. Je me rappelle également être tombé sur le Joueur de Flûte, dont je n’avais pas encore à l’époque en ma possession le recul nécessaire pour comprendre toute la tristesse qui entoure le récit avec la Peste Noire.

Catherine Deneuve et Jacques Perrin dans Peau d’Ane

Puis un peu plus tard, est arrivé la découverte qui a tout bouleversé : Les Demoiselles de Rochefort. Réalisé en 1967 et composé par l’immense Michel Legrand, la partition de ses deux sœurs jumelles nées sous le signe du gémeaux m’a alors immédiatement conquis. Un tourbillon de vie, une vague d’amour qui nous emporte à chaque notes et instants, la performance iconique des deux sœurs Catherine Deneuve et Françoise Dorléac… Un film à la beauté d’un regard innocent, à la tristesse édulcorée qui laisse place à l’amour et à la joie. Même après l’avoir vu, vu et revu, le plaisir tout comme le sourire une fois le générique arrivé reste intact. Tout commence par l’arrivée d’un groupe de forains qui, après quelques pas et envolées sur le plancher de la nacelle pour traverser la Charente, viennent s’installer avec le spectateur sur la place Colbert de Rochefort le temps d’un weekend pour une foire commerciale. L’arrivée soudaine de ces forains et de l’esprit festif fait alors entrer Rochefort dans un élan de danse et de chant, célébration de vie dans laquelle deux sœurs Delphine et Solange recherchent leur idéal masculin. Toute la dynamique du récit se concentrera alors le temps d’un weekend sur le destin et comment celui-ci finit par rattraper tout les personnages qui ne peuvent y échapper. Certains vont se retrouver, d’autres s’aimer, d’autres se laisser, le tout au gré des rencontres et de chansons toutes plus marquantes les unes que les autres. La justesse et la maitrise de Demy dans le film est sidérante, des cadres toujours très travaillés et précis, faisant passer ses personnages qui sont amenés à se rencontrer à un moment par ci par là. Ils se croisent sans se voir, ils s’aiment sans encore le savoir.

Chaque personnage est présenté par sa musique, sa couleur, son identité. Le seul qui ne l’est pas est celui de Subtil Dutrouz, un homme habillé tout de couleurs sombres dénaturant les couleurs des autres personnages à chacun de ses apparitions. Chaque fois qu’il est en scène, une rupture de ton apparait comme un brutal retour à la réalité, à la société et ses maux. On apprendra alors sans surprise plus tard dans le récit que ce cher Dutrouz à « subtilement » découpé une certaine femme dénommée Lola (le nom étant inspiré de la protagoniste de son premier film Lola, Demy faisant souvent de nombreuses références cachées à ses films dans son univers) en morceau, un crime horrible qui rentre totalement en contradiction avec le ton solaire du film. Le crime est par ailleurs aussi raconté sous la forme de chanson, une façon pour le cinéaste d’édulcoré la tristesse de la société et de ne laisser apparaitre l’espace d’un instant que la vie innocente. Aussi parmi les références, Demy rend un bel hommage au film de Howard Hawks Les Hommes préfèrent les blondes en remplaçant le temps d’une scène Marilyn Monroe et Jane Russell par Deneuve et Dorléac portant toutes deux une robe rouge fendue et reprenant la chorégraphie lors de la kermesse.

Un plan de nos deux sœurs jumelles avec leurs robes rouges

L’architecture très géométrique, rigoureuse et assez militaire de Rochefort, choisie particulièrement par Demy pour ces critères, crée alors aussi à elle seule un décalage fantasque avec ces habitants dansants et ses marins et militaires stoïques et ternes. Encore une fois, une certaine volonté ici de privilégier la vie et le bonheur, la liberté à la monotonie, la discipline et l’endoctrinement. Demy croit en la jeunesse et à sa volonté de s’émanciper, un sujet encore important à l’heure actuelle où la jeunesse est gangrénée par le concours et la méritocratie, où notre avenir semble choisi et pré défini par des concepts et des critères de sélection qui cherchent à nous mettre dans des cases et à nous enfermer dans des modèles précis.

A Rochefort on virevolte, le cœur est le plus fort et c’est lui qui fait sa loi, on le suit et on n’écoute que lui. Personne ne dicte à personne ce qu’il doit faire, suivre son cœur permet à ces personnages de se retrouver, de sortir de la monotonie dans laquelle ils étaient enfermés. Delphine et Solange enfermées dans leur appartement par leurs cours de musique, qui avec leur talent peuvent convoitées les plus grandes écoles de Paris. Leur mère qui toute sa vie a vendu des frites laissant derrière elle un amant qui n’attend que de la retrouver, enfermée dans le travail et dans la répétition. Maxence lui, incarné par le beau Jacques Perrin, est un marin qui cherche son idéal féminin qu’il a peint. C’est dans sa quête de le trouver qu’il assumera sa passion pour la peinture et sortira du monde militaire si terne. Finalement, de tous les personnages du récit qui semblent heureux même avant de rencontrer l’amour ne reste que celui de Andy, interprété par le magnifique Gene Kelly. L’incarnation du rêve américain (replacé bien sur dans son contexte à l’époque du film), ayant réussi à s’émanciper et à vivre de sa passion. Tout le monde le regarde quand il arrive, et pourtant même lui confie que malgré sa réussite, il a fallu qu’il revienne en France pour trouver l’amour afin de donner un sens à sa vie. Les dialogues sont par ailleurs pour beaucoup, tout comme les chansons, écrits en alexandrins comportant des rimes et donc créant encore une fois indirectement ce décalage fantasque évoqué plus haut.

Ce décalage si particulier, trouvant le juste milieu entre les thématiques tristes de Demy et la joie de vivre qu’il cherche à insuffler dans son film, est sans doute le plus grand point fort de ce film. Une parenthèse solaire qui donne malgré ses moments mélancoliques envie de chanter et de danser dans la rue, de se laisser porter et de se libérer. Le parfait exemple de la filmographie de son auteur, une vitrine pétillante et étincelante, cachant au fond une vision tragique sur la vie et ses personnages. Un film qui est arrivé à un moment de ma vie où je commençais par me sentir renfermé, pris au dépourvu et en proie à un avenir qui n’était pas le mien, qu’on avait choisi pour moi. Qui m’a servi et me sert encore de référence dans la vie de tous les jours, l’œuvre qui m’a permis de croire en moi et de me lancer dans mes projets et de suivre ce que me dicte mon cœur (oui, l’écriture de l’article que vous êtes en train de lire actuellement en fait partie).

La magnifique place Colbert de Rochefort

Alors pour terminer cet article sur une note plus personnelle, car je pourrai écrire sur tout ces films. De la boucle de l’amour et de l’addiction dans La baie des Anges en passant par l’amère poésie des parapluies de Cherbourg et par la quête du bonheur et de l’amour post-guerre de Lola dans une société se cherchant de nouveaux repères… Je voudrais remercier Jacques Demy pour tout ce que ces films ont pu apporter dans ma vie. Le tremplin qu’ils ont été au cours de ma jeunesse et qui m’ont permis et me permettent encore de ne pas avoir peur de m’émanciper et de croire en mes projets. D’écouter mon cœur et non ce que les gens disaient de moi, de ce que j’étais, de qui j’étais. Merci Jacques d’avoir pansé mon cœur. N’oubliez pas : « Chantez l’amour, ou le mépris » mais surtout « chantez avec esprit ».

Tristan Misiewicz
Tristan Misiewicz
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