En 1955 est publié aux Etats-Unis L’Invasion des Profanateurs, roman d’anticipation de Jack Finney racontant le remplacement progressif de tous les êtres humains par leur clone extra-terrestre sans émotions, destinés à servir la communauté. Le roman fit parler de lui et inspira beaucoup les cinéastes, à tel point qu’aujourd’hui on ne compte pas moins de quatre adaptations cinématographiques officielles du livre, plus ou moins fidèles à l’histoire originale, mais toutes reprenant le même concept.
Chacune de ces adaptations aura la particularité (et le mérite) de présenter un propos différent et profondément intéressant à chaque essai, se tournant tantôt vers des problématiques propres aux USA, tantôt face à des préoccupations d’ampleur universelle. Car même si la qualité artistique des quatre œuvres peut varier, il ne faudrait pas omettre le fait que ce soit quatre réalisateurs très prestigieux qui se sont attelés à la tâche : Don Siegel (L’Inspecteur Harry), Philip Kaufman (L’Etoffe des Héros), puis Abel Ferrara (Bad Lieutenant) et Oliver Hirschbiegel (La Chute). Voyageons donc un peu dans temps pour découvrir ce que les quatre adaptations de L’Invasion de Profanateurs disent sur l’évolution des peurs de la société.
L’Invasion des Profanateurs de Sépultures (1956), Don Siegel
On connaît l’appétit d’Hollywood pour la production cinéma, la machine était encore très bien huilée dans les années 50, où étaient produits environ 350 films par an. Les projets étaient en effet concrétisés très rapidement, et celui de porter à l’écran le livre de Finney de fit pas exception. Dès 1956, un an seulement après la sortie du roman, débarque Invasion of the Body Snatchers (au titre français à rallonge se targuant en plus d’un contre-sens), reprenant une trame dramatique très similaire à l’histoire d’origine.
Le docteur Bennell est témoin dans sa petite ville d’une psychose générale, de nombreuses personnes sont persuadés qu’un de leur proche “n’est pas vraiment lui et ne ressent plus rien”. Il va alors, en compagnie d’une amie de longue date (alerte love story), faire d’éprouvantes découvertes, jusqu’à voir de leur propres yeux une entité alien donner naissance à une exacte réplique d’eux-mêmes. L’enjeu est simple : ne pas s’endormir, ou bien votre double ira prendre votre place.
Aux Etats-Unis, dans les années 50, le parallèle entre la société extra-terrestre sans émotions et le modèle communiste est vite fait. Ce n’est pas tant pour le traitement qui est fait du concept que pour son essence même que cette interprétation très allégorique de l’œuvre est la plus communément répétée, car il est tout à fait possible de voir le film comme simple divertissement horreur/SF, mais on manquerait alors de voir le potentiel symbolique du film. Bien que Siegel lui-même renie le fait qu’il ait réalisé le film en pensant “tous pareils=vilains=communistes”, difficile de ne pas croire que les motivations du studio n’étaient pas politiques, on notera d’ailleurs une présence quasiment nulle de militaires dans ce film, trop étrange pour un film de science-fiction de ces années-là, trop étrange pour que ce ne soit pas une petite tape sur l’épaule de la Guerre Froide.
Il existe deux versions du film, l’une disposant d’un prologue et d’un épilogue englobant le film dans un flashback, et l’autre s’en débarrassant, c’est alors d’autant plus curieux de savoir que la version choisie par le réalisateur (la seconde) est celle qui met de côté l’aspect divertissement rassurant à la fin pour laisser plus de place à l’interprétation essayiste de l’œuvre.
Toujours est-il que ce premier essai d’adaptation présente une démarche très efficace de film jonglant entre SF, horreur et film noir (merci la courte durée de 80 minutes), jouant avec le rythme, les décors et les accessoires pour rendre son atmosphère palpable et offrir quelques moments cultes.
L’Invasion des Profanateurs (1978), Philip Kaufman
C’est en 1978 qu’arrive le premier remake (ou plutôt réadaptation) de L’Invasion des Profanateurs (sans sépultures heureusement cette fois), sous l’impulsion du producteur Robert H. Solo et sous la direction de Philip Kaufman.
La fin du précédent film (oublions l’épilogue) scellait le destin du docteur Bennell et de sa petite ville de Santa Mira dans une scène où notre héros criait au milieu de la route qu'”ils” arrivent, le début de ce nouveau long-métrage scelle aussi en quelque sorte le destin des protagonistes dès le générique, en nous montrant les petites substances extra-terrestres arrivant sur Terre, germant en fleurs et se faisant joyeusement cueillir par un innocent être humain, avant que la menace ne commence vraiment à attraper les héros… sur la route… hélés par un passant leur criant qu'”ils” arrivent… passant joué par Kevin McCarthy… interprète original du docteur Bennell. Le nouveau cadre est également beaucoup plus imposant et inquiétant que la petite ville de province, l’invasion commence cette fois à San Francisco.
Dans ce nouveau film, Kaufman tente une approche beaucoup plus à vif quitte à tendre bien plus vers le genre purement horrifique que son prédécesseur. Pour cela, photo contrastée, cadres déformés, body horror frontal, focale plus courte que Passe-Partout, et le tour est joué. Le scénario s’éloigne du roman original, le protagoniste joué par Donald Sutherland est fonctionnaire au service d’hygiène, il est donc lié aux deux nouvelles préoccupations de l’œuvre : le gouvernement et la société de consommation. Dans la grande métropole (américaine ou autre), où tout le monde ou presque est un inconnu, qui croire ? La menace pourra-t-elle s’installer tellement profondément qu’il sera trop tard quand elle sera découverte ? Que faire pour lutter contre le consumérisme qui gangrène la population au même rythme que les clones ? Le talent de cinéaste et de story-teller de Kaufman s’allie aux ingénieux effets spéciaux et au sound design de Ben Burtt (Star Wars) pour contribuer à l’ambiance du film aussi irrespirable que l’idée du complot gouvernemental se jouant de la société dans laquelle évoluent les personnages, pour aboutir à l’un des plans finaux les plus traumatisants et mémorables du cinéma.
Non seulement L’Invasion des Profanateurs offre une nouvelle dimension à l’histoire originelle, mais il modernise aussi les vecteurs de terreur et réinvente les mécaniques dramatiques (le principe de duper les aliens sera réutilisé par les deux films suivants), se posant ainsi comme un pilier de la SF horrifique, et également comme LE modèle du remake parfait.
Body Snatchers (1993), Abel Ferrara
15 ans seulement après le grand film qu’était L’Invasion des Profanateurs, un nouveau remake est envisagé par Robert H. Solo et Philip Kaufman, déjà artisans du film de 1978, et c’est Stuart Gordon (Re-Animator) qui est d’abord privilégié derrière la caméra. Ce sera finalement Abel Ferrara qui sera choisi pour réaliser Body Snatchers, kitschement sous-titré L’invasion continue, poussant à croire que le but initial du métrage était de former une suite ou un reboot à L’Invasion des Profanateurs version Kaufman, bien que le résultat final n’en laisse paraître aucune trace.
Cette nouvelle version s’éloigne comme son prédécesseur du récit littéraire pour introduire une famille recomposée en personnages principaux et situer son environnement près d’une base militaire. Ce décor sera la clé de compréhension de la nouvelle démarche politique d’Abel Ferrara, un univers déjà aussi rigide et impersonnel que l’armée se prête merveilleusement au jeu du (vrai) “grand remplacement”, et la Guerre du Golfe est encore un souvenir frais dans la grosse tête des américains. Tests chimiques, déploiements de militaires aliens, Ferrara explore alors cette thématique aussi culturellement américaine que potentiellement universelle avec la même finesse (voire involonté) que les deux long-métrages précédents, mais décide de miser sur un style visuel encore plus puisé dans l’horreur des années 80 et 90 pour donner corps au propos.
Les scènes angoissantes sont plus présentes et plus posées comme épicentres de l’œuvre, mais là aussi est finalement la limite de Body Snatchers. Le côté “horreur organique” (bien qu’efficace) rappelle trop Cronenberg, le cri des doubles rappelle trop le film de 1978 et la pseudo-romance entre la jeune Marti et le militaire rappelle trop de mauvais films pour qu’une vraie identité esthétique cohérente se dégage. On est alors devant un film hybride qui laisse en plus transparaître beaucoup de défauts techniques (caméra hasardeuse, chef op’ à la ramasse…), et qui n’a donc plus grand chose pour lui que son message et son superbe générique d’ouverture pour convaincre l’audience (on se demande comment c’est cette version qui a fini à Cannes…).
Invasion (2007), Oliver Hirschbiegel
C’est en 2007 que sort ce qui est à ce jour la dernière adaptation du roman de Jack Finney (ou du moins de son concept, car le scénario n’a maintenant plus grand chose à voir avec le livre). Originalement prévu pour 2006, le film subit une séance massive de re-shoots, le studio n’étant pas satisfait de la version d’Hirschbiegel et offrant à James McTeigue (V pour Vendetta) l’occasion de “corriger” le tir, le film pourrait donc être attribué aux deux cinéastes.
Invasion (on raccourci encore et toujours ce titre pour qu’il ne semble plus qu’un film de série B parmi tant d’autres) propose encore une nouvelle démarche à son histoire, envisageant cette fois-ci l’invasion comme un virus (tiens tiens…) se propageant de manière très concrète et comme n’importe quelle maladie, à noter que le décor a rebasculé une nouvelle fois dans le milieu métropolitain… Au-delà de l’idée de prédiction qu’on pourrait attribuer à ce film, il est toujours intéressant de voir comment la version la plus moderne de L’Invasion des Profanateurs plie une énième fois le concept pour en faire un véritable canalisateur des peurs modernes et des événements menant à un début d’extinction de race humaine (les militaires ne sont jamais bien loin non plus). La fin du film est d’ailleurs la moins sombre et la plus rassurante de toutes les adaptations, difficile ne pas y voir là une idée de la production ne voulant pas risquer de faire une œuvre puissamment alarmante et donc peut-être moins rigolote à voir, ce à quoi ressemblait certainement plus la version d’Oliver Hirschbiegel.
La menace dans la diégèse doit se moderniser elle-aussi, pour le meilleur (beaucoup de scènes plus spectaculaires) mais également pour le pire, et notamment cet inacceptable cocon tout en effets numériques durant la renaissance des extra-terrestres, remplaçant les bon vieux “pods” ou “cosses” en français (à vous de choisir entre l’image SF et l’image petit pois) qui à eux-seuls permettaient aux cinéastes de créer des scènes hypnotiques et atmosphériques, une direction sans surprise abandonnée ici.
Certes, on pourra aussi se frotter les yeux et les oreilles devant tant de dialogues insipides et une Nicole Kidman qui fait a peu près la même tronche durant tout le film, mais il serait injuste de ne pas reconnaître au long-métrage de vraies qualités sans lesquelles le propos serait passé un peu plus de travers. La gestation de la tension dans les scènes en elles-mêmes est extrêmement efficace et le montage se permet quelques expérimentations dans la condensation du temps, entrecoupant différentes séquences ou retirant tout moment de liaison au sein de quelques scènes pour accentuer l’oppression des personnages. Le film est donc, s’il n’est évidemment pas meilleur, tout autant intéressant que les trois (trois !) précédents métrages ayant porté à l’écran l’idée ravageuse de Jack Finney, et son traitement plus contemporain est d’autant plus susceptible de parler à la génération actuelle, en pleine remise en question de l’avenir.
50 ans et 4 films plus tard, voilà comment une œuvre peut rester d’actualité, en réinventant, réadaptant, modernisant son concept de base entre les mains de talentueux artistes, 4 films et autant de résultats intéressants à analyser, de la peur du communisme au virus planétaire, en passant par le système militaire et le consumérisme, tant d’idées brassées mettant en évidence l’évolution du monde moderne et de la société qu’il a créé, les peurs mutent mais elles ne disparaissent jamais vraiment, chacune remplace insidieusement la précédente, et si les problèmes auxquels nous faisons face n’étaient pas tous la cause d’un même état d’esprit humain, et si cet état d’esprit était voué à sa propre destruction… et si nous n’étions déjà plus que les doubles de nous-mêmes ?